Nous
sommes au balbutiement du commerce triangulaire. Les Antilles servent
de base française pour la culture du cacaoyer et du caféier. De
riches marchands entrevoient des perspectives remarquables pour faire
fortune sans être bien regardant sur l'utilisation d'une main
d'œuvre contrainte et humiliée. Parmi ceux-ci, un jeune loup,
originaire d'Orléans, veut tenter sa chance de l'autre côté de
l'Atlantique.
Notre
homme s'appelle Barier, il a décidé de s'implanter sur le nouveau
continent pour faire fortune et revenir au pays réaliser le rêve
fou qui ne l'a jamais quitté : devenir échevin de la cité
johannique. Mais pour ce faire, il lui faut se faire.... un nom dans
la grande confrérie des Marchands, réussir en affaires, devenir
un personnage influent sur la place.
L'homme
dénué de scrupules, était prêt à tout pour assouvir son désir
de gloire. Ainsi fut-il l'un des premiers à exploiter le travail
des esclaves dans ce joli coin des Caraïbes. Les indigents, les
pauvres hères qui arrivaient aux Antilles étaient des
collaborateurs idéaux pour tenir à peu de frais une plantation. De
plus, les travailleurs forcés venant d'Afrique étaient parfaitement
adaptés au climat des tropiques et avaient la réputation de
résister bien mieux aux maladies que leurs homologues européens.
Il
faut reconnaître que seulement 13 % d'entre eux mouraient lors de ce
terrible trajet alors qu'ils étaient attachés à fond de cale dans
des conditions épouvantables tandis que les marins européens
étaient atteints en plus grand nombre, touchés par les maladies
tropicales. On estime que les pertes s'élevaient à 40 % pour un
équipage qui pourtant vivait au grand air …
Le
sieur Barier, fin observateur des données évoquées ci-dessus,
en conclut qu'il y avait avantage non négligeable à exploiter ces
gens dans sa grande propriété. Bien vite, il put envoyer sa
production jusqu'en Orléans, sa bonne ville. Le cacao et le café, à
l'issue d'un long voyage, arrivaient à Nantes et, après
transbordement, remontaient la Loire sur des chalands.
Pour
ombrager les plantes précieuses, bien vite, on importa dans les
colonies des bananiers, non pour en récolter le fruit mais pour
profiter de leurs grandes feuilles . Quelques tentatives de
transports de bananes vers l'Europe avaient échoué.
Le trajet ne permettait pas d'acheminer un fruit délicieux mais ô
combien fragile …
Le
sieur Barier, enivré par son rapide succès commercial, fut en proie
à des délires de grandeur. Il avait lu-car l'homme sous des
aspects d'affairiste diabolique n'en était pas moins un lettré
honorable, capable de puiser dans la littérature des exemples
édifiants- qu' Alexandre le Grand avait été le premier européen à
manger une banane trois siècles avant l'avènement de Notre
Seigneur miséricordieux. C'est ainsi que naissent les grands destins
et les plus folles aventures …
Notre
homme se prit alors du désir de manger une banane sur les bords de
la Loire. Chacun a, au plus secret de son cœur, une ambition qui
nourrit ses rêves et ses phantasmes. Bien souvent, cela reste un
doux songe qui revient à l'esprit quand la vie vous joue quelques
vilains tours ; chez Barier ce devenait véritable obsession. Et
c'est fidèle à sa devise : « Ce n'est pas parce que c'est
impossible qu'il ne faut pas oser, mais parce qu'on n'ose pas que ça
devient impossible ! », que notre homme se mit en tête
d'importer, dans la cité johannique, un bananier.
Nous
étions en 1690 ; il lui fallut faire bâtir un espace végétal
au sud de la Loire avec de grandes serres pour réaliser son rêve.
Le jardin des plantes était né pour favoriser le dessein du grand
homme. Un bananier traversa à nouveau l'Atlantique à destination,
cette fois, de la vieille Europe, de la cité johannique.
L'homme
avait, durant son séjour aux Antilles, pris goût à se faire
servir par des hommes dociles sur qui il avait pouvoir de vie ou de
mort. Pourquoi ne pourrait-il pas, se dit-il alors, dans son domaine
d'Orléans, au lieu de quérir main-d'œuvre qu'il lui faudrait
payer, ne fût-ce qu'avec un lance-pierre, aller chercher à
l'Hôtel-Dieu, quelques vagabonds ? Il les emploierait le
temps de les remplumer un peu et les rejetterait à la rue avant
qu'ils n'aient velléité de prendre leurs marques.
Ainsi
fut fait par cet homme sans scrupule. Il faut lui reconnaître que
c'est sans doute la meilleure disposition qui soit pour réussir dans
son ambition municipale. Les gens de bien, les honnêtes et les
respectueux de leurs semblables sont certains d'échouer dans cette
rude bataille du pouvoir. Il avait donc tout pour réussir.
Toute
sa stratégie reposait sur ce bananier, couvé du regard par les
nécessiteux et un jardinier qui n'avait jamais vu pareille plante
dans ses serres. Qu'il lui fût demandé de chauffer l'orangerie lui
paraissait totale fantaisie d'homme devenu riche sans avoir transpiré
pour cela. Mais ce que le maître veut est exécuté surtout si
celui-ci dispose des moyens de surveiller l'accomplissement de ses
ordres.
Ce
n'était pas le cas du lointain Barier. Les Antilles étaient
suffisamment éloignées des rives de la Loire pour ne pas faire
craindre une visite inopinée. Le malheureux bananier en exil
dépérit dans son grand pot ; dans sa serre jamais chauffée,
il prit froid, s'étiola et finit par perdre ses feuilles sans donner
le plus petit régime. Triste fin pour une plante qui découvrait la
douceur de la Loire.
Quand
Barier revint de ses îles avec l'envie de tirer les marrons du feu,
fort de sa fortune amassée sur le dos des esclaves, il se précipita
dans la serre pour réaliser le geste d'Alexandre le Grand. Devant la
plante desséchée et agonisante, il fut pris d'une immense colère.
Que n'avait-il confié cette culture à un homme de confiance ? Il
déplorait amèrement sa pingrerie.
Le
bananier était si maladif qu'un jardinier d'occasion avait déclaré
: « Il n'a que la peau sur les os ! » Tout le monde avait
bien ri ; l'expression avait amusé toute la ville et bientôt
il se murmurait à Orléans que le sieur Barier avait glissé sur une
peau de banane, sans que personne n'ait jamais vu ce mystérieux
fruit.
Si
avoir mauvaise réputation n'est pas un handicap quand on aspire à
de grandes fonctions, faire rire de soi est bien plus mauvaise
propagande. C'est ainsi que l'homme, toujours moqué, à force
d'entendre sans cesse des gens rire sous cape à son passage, se
résolut à retourner vivre le reste de son âge dans ses chères
Antilles. N'est pas Alexandre Le Grand qui veut : le sieur
Barier l'avait appris à ses dépens !
Hélas,
l'homme était mauvais ; il retrouva ses esclaves qu'il traita
de la plus vile des manières. Il passait sur ces pauvres gens sa
frustration et son dépit. Ainsi, devenu le maître le plus
effroyable, il fut confronté à une révolte de ses sujets. Même si
celle-ci fut réprimée dans le sang, elle fit tant de dégâts dans
l'exploitation comme dans les têtes, que bien vite la ruine succéda
à la fortune.
Le
sieur Barier dut vivre de mendicité et de charité. Il avait tout
perdu et jamais ne revit les rives de la Loire. On oublia vite ce
méchant homme qui se voyait Prince et avait fini dans la plus grande
misère. Encore heureux qu'il ait eu, dans son naufrage, la chance de
rencontrer de braves âmes pour lui offrir de quoi manger. Tous ne
sont pas comme lui, disposé à toutes les bassesses pour s'élever
dans le Monde !
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