samedi 27 octobre 2018

La folie des grandeurs …


Le premier à avoir la banane !


Nous sommes au balbutiement du commerce triangulaire. Les Antilles servent de base française pour la culture du cacaoyer et du caféier. De riches marchands entrevoient des perspectives remarquables pour faire fortune sans être bien regardant sur l'utilisation d'une main d'œuvre contrainte et humiliée. Parmi ceux-ci, un jeune loup, originaire d'Orléans, veut tenter sa chance de l'autre côté de l'Atlantique.

Notre homme s'appelle Barier, il a décidé de s'implanter sur le nouveau continent pour faire fortune et revenir au pays réaliser le rêve fou qui ne l'a jamais quitté : devenir échevin de la cité johannique. Mais pour ce faire, il lui faut se faire.... un nom dans la grande confrérie des Marchands, réussir en affaires, devenir un personnage influent sur la place.

L'homme dénué de scrupules, était prêt à tout pour assouvir son désir de gloire. Ainsi fut-il l'un des premiers à exploiter le travail des esclaves dans ce joli coin des Caraïbes. Les indigents, les pauvres hères qui arrivaient aux Antilles étaient des collaborateurs idéaux pour tenir à peu de frais une plantation. De plus, les travailleurs forcés venant d'Afrique étaient parfaitement adaptés au climat des tropiques et avaient la réputation de résister bien mieux aux maladies que leurs homologues européens.

Il faut reconnaître que seulement 13 % d'entre eux mouraient lors de ce terrible trajet alors qu'ils étaient attachés à fond de cale dans des conditions épouvantables tandis que les marins européens étaient atteints en plus grand nombre, touchés par les maladies tropicales. On estime que les pertes s'élevaient à 40 % pour un équipage qui pourtant vivait au grand air …

Le sieur Barier, fin observateur des données évoquées ci-dessus, en conclut qu'il y avait avantage non négligeable à exploiter ces gens dans sa grande propriété. Bien vite, il put envoyer sa production jusqu'en Orléans, sa bonne ville. Le cacao et le café, à l'issue d'un long voyage, arrivaient à Nantes et, après transbordement, remontaient la Loire sur des chalands.

Pour ombrager les plantes précieuses, bien vite, on importa dans les colonies des bananiers, non pour en récolter le fruit mais pour profiter de leurs grandes feuilles . Quelques tentatives de transports de bananes vers l'Europe avaient échoué. Le trajet ne permettait pas d'acheminer un fruit délicieux mais ô combien fragile …

Le sieur Barier, enivré par son rapide succès commercial, fut en proie à des délires de grandeur. Il avait lu-car l'homme sous des aspects d'affairiste diabolique n'en était pas moins un lettré honorable, capable de puiser dans la littérature des exemples édifiants- qu' Alexandre le Grand avait été le premier européen à manger une banane trois siècles avant l'avènement de Notre Seigneur miséricordieux. C'est ainsi que naissent les grands destins et les plus folles aventures …

Notre homme se prit alors du désir de manger une banane sur les bords de la Loire. Chacun a, au plus secret de son cœur, une ambition qui nourrit ses rêves et ses phantasmes. Bien souvent, cela reste un doux songe qui revient à l'esprit quand la vie vous joue quelques vilains tours ; chez Barier ce devenait véritable obsession. Et c'est fidèle à sa devise : « Ce n'est pas parce que c'est impossible qu'il ne faut pas oser, mais parce qu'on n'ose pas que ça devient impossible ! », que notre homme se mit en tête d'importer, dans la cité johannique, un bananier.

Nous étions en 1690 ; il lui fallut faire bâtir un espace végétal au sud de la Loire avec de grandes serres pour réaliser son rêve. Le jardin des plantes était né pour favoriser le dessein du grand homme. Un bananier traversa à nouveau l'Atlantique à destination, cette fois, de la vieille Europe, de la cité johannique.

L'homme avait, durant son séjour aux Antilles, pris goût à se faire servir par des hommes dociles sur qui il avait pouvoir de vie ou de mort. Pourquoi ne pourrait-il pas, se dit-il alors, dans son domaine d'Orléans, au lieu de quérir main-d'œuvre qu'il lui faudrait payer, ne fût-ce qu'avec un lance-pierre, aller chercher à l'Hôtel-Dieu, quelques vagabonds ? Il les emploierait le temps de les remplumer un peu et les rejetterait à la rue avant qu'ils n'aient velléité de prendre leurs marques.

Ainsi fut fait par cet homme sans scrupule. Il faut lui reconnaître que c'est sans doute la meilleure disposition qui soit pour réussir dans son ambition municipale. Les gens de bien, les honnêtes et les respectueux de leurs semblables sont certains d'échouer dans cette rude bataille du pouvoir. Il avait donc tout pour réussir.

Toute sa stratégie reposait sur ce bananier, couvé du regard par les nécessiteux et un jardinier qui n'avait jamais vu pareille plante dans ses serres. Qu'il lui fût demandé de chauffer l'orangerie lui paraissait totale fantaisie d'homme devenu riche sans avoir transpiré pour cela. Mais ce que le maître veut est exécuté surtout si celui-ci dispose des moyens de surveiller l'accomplissement de ses ordres.

Ce n'était pas le cas du lointain Barier. Les Antilles étaient suffisamment éloignées des rives de la Loire pour ne pas faire craindre une visite inopinée. Le malheureux bananier en exil dépérit dans son grand pot ; dans sa serre jamais chauffée, il prit froid, s'étiola et finit par perdre ses feuilles sans donner le plus petit régime. Triste fin pour une plante qui découvrait la douceur de la Loire.

Quand Barier revint de ses îles avec l'envie de tirer les marrons du feu, fort de sa fortune amassée sur le dos des esclaves, il se précipita dans la serre pour réaliser le geste d'Alexandre le Grand. Devant la plante desséchée et agonisante, il fut pris d'une immense colère. Que n'avait-il confié cette culture à un homme de confiance ? Il déplorait amèrement sa pingrerie.

Le bananier était si maladif qu'un jardinier d'occasion avait déclaré : « Il n'a que la peau sur les os ! » Tout le monde avait bien ri ; l'expression avait amusé toute la ville et bientôt il se murmurait à Orléans que le sieur Barier avait glissé sur une peau de banane, sans que personne n'ait jamais vu ce mystérieux fruit.

Si avoir mauvaise réputation n'est pas un handicap quand on aspire à de grandes fonctions, faire rire de soi est bien plus mauvaise propagande. C'est ainsi que l'homme, toujours moqué, à force d'entendre sans cesse des gens rire sous cape à son passage, se résolut à retourner vivre le reste de son âge dans ses chères Antilles. N'est pas Alexandre Le Grand qui veut : le sieur Barier l'avait appris à ses dépens !

Hélas, l'homme était mauvais ; il retrouva ses esclaves qu'il traita de la plus vile des manières. Il passait sur ces pauvres gens sa frustration et son dépit. Ainsi, devenu le maître le plus effroyable, il fut confronté à une révolte de ses sujets. Même si celle-ci fut réprimée dans le sang, elle fit tant de dégâts dans l'exploitation comme dans les têtes, que bien vite la ruine succéda à la fortune.

Le sieur Barier dut vivre de mendicité et de charité. Il avait tout perdu et jamais ne revit les rives de la Loire. On oublia vite ce méchant homme qui se voyait Prince et avait fini dans la plus grande misère. Encore heureux qu'il ait eu, dans son naufrage, la chance de rencontrer de braves âmes pour lui offrir de quoi manger. Tous ne sont pas comme lui, disposé à toutes les bassesses pour s'élever dans le Monde !

Bananement sien.

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