Il
pourrait bien neiger
Il
s’appelle Simon, traîne sa solitude comme une gangue visqueuse ou
poisseuse. Il est de ces gens dont la ville, dans son anonymat, a
façonné l’existence autour d’un long rituel sans couleur :
son travail, son logement, le cinéma parfois ou de rares voyages
sans discussions avec quiconque. Il traverse la vie sans ami, sans
rencontres, sans vie sociale. Il n'a pas l'air d'en souffrir,
apparemment résigné : il aime lire, se perd dans les
aventures exaltantes de ses héros préférés, des personnages
invincibles entourés de jolies femmes. Il est fou de chanson
française et sillonne la région à la rencontre de talents qui
n’ont pas le bonheur d’éclater au grand jour. Il fréquente les
petites salles, souvent désertées par la foule bruyante des
zéniths, il se sent alors en symbiose avec ces artistes qui, en
dépit d’un formidable répertoire, ne trouvent pas un vaste
public.
Simon
n’a ni enfant ni chien : c’est là sans doute son premier
handicap. Il a souvent remarqué que ceux qui arpentent la ville,
tenant un compagnon à quatre pattes au bout d’une laisse, ont
droit aux remarques des passants. On s’arrête quelques minutes à
leur hauteur, on s'extasie devant le gentil minois du molosse, on
évoque ses congénères qui sont passés dans l’existence des
quidams ; on se retrouve régulièrement si l'interlocuteur est,
lui aussi, chargé d’une promenade vespasienne.
Les
enfants permettent parfois les mêmes rencontres pourvu qu’ils
soient bien élevés, tranquilles et dociles durant les échanges des
adultes. Ils limitent cependant le panel des possibles : l’amour
des bambins est bien moins répandu que celui de nos amis les bêtes ;
tendance déplorable dont se moque royalement notre brave Simon. Lui
est un célibataire endurci qui a passé l’espoir de se prolonger
au travers d’héritiers de son sang.
Cependant,
au fil des années, la solitude est devenue plus pesante, l'homme
finit par détester sa vie, murée dans un silence désespéré.
Travailler dans un vaste espace commun et ouvert à tous les regards
comme à toutes les oreilles, ne partager avec ses collègues que
propos creux , convenus , phrases vides de sens, pauvres banalités ,
cela vous décourage définitivement d’établir des liens. Seuls
les petits commerçants du quartier et du marché sont les voix qui
répondent à ses demandes tout en agrémentant le propos d’une
remarque sur le temps qu'il fait.
Simon,
au début, s’exaspérait de ce sujet qui ne cesse de revenir en
boucle. Petit à petit, cependant, il s’amusait à étoffer ses
réponses de dictons de son invention qui enchantaient le boucher ou
le boulanger : « À la Saint Glinglin, on va essuyer un grain
! »; « Cesse de te tracasser : quand vient la Saint
Théodulfe, la nuit va enfin reculer ! ». Pour se donner l’air,
Simon, se souvenant de son enfance, quand il écoutait Albert Simon à
la radio, se documenta sérieusement pour devenir à son tour le
prévisionniste de son quartier.
Le
succès ne fut pas immédiat ; il fut long à s’imposer car le
temps qui passe résiste quelque peu au temps qu'il fait. Mais, à
force de prophéties réussies, d’annonces prémonitoires sur
l’éventualité du pleuvoir, il se tailla une jolie réputation. On
l’invitait dans le troquet du coin pour s’enquérir de l’état
du ciel dans les jours à venir. Simon n’était plus seul : le
ciel s’était éclairci pour lui !
Sa
vie bascula tout à fait quand une voisine, charmante -se serait-il
avancé à prétendre qu'elle était belle ? - l’interrogea à
plusieurs reprises. Il fut séduit par sa voix, douce et mélodieuse,
ses yeux pétillants de malice. Aimée était seule, elle aussi avait
un emploi peu exaltant . Sa seule véritable distraction était de
rendre visite à sa vieille mère une fois par mois et c'était à
cette occasion qu'elle s'informait auprès de Simon des conditions de
circulation.
Simon
s’en voulait de la rassurer ainsi. Il savait qu’elle allait
partir le vendredi pour ne revenir que tard le dimanche soir. Il
traversait alors un long tunnel sans avoir le bonheur de l’apercevoir
sur le marché dominical. C’est un vendredi du mois de mai qu’il
se dévoila, discrètement, vous devez vous en douter. L’homme
était timide et maladroit avec les femmes.
Aimée,
vint à lui pour savoir le temps qu’il ferait en fin de soirée. Sa
route était longue ; elle redoutait par-dessus tout la pluie.
Il faisait grand beau : un de ces jours de printemps qui vous
donnent des ailes et la gourmandise de la vie. Simon, sans bien
réfléchir, à son habituelle interrogation répondit très
sérieusement : « Il pourrait bien neiger ! »
Aimée
lui sourit. Elle n’était pas dupe : il lui mentait sans se
moquer d’elle. Elle comprit ce message surprenant et lui répliqua
: « Ce serait donc imprudent de ma part de prendre la route. Je vais
différer ma visite d’une semaine. Je suis libre, que faites-vous
ce soir ? » Simon n’en revenait pas de son à-propos ;
il faillit manquer de saisir cette incroyable main tendue avant que
de répondre d’un soupir :« Je vous invite au restaurant
! »
Cette
première soirée ne fut pas digne des romances à l’eau de rose.
Il y avait de la maladresse chez ces deux-là, le manque de confiance
et d’habitude aussi. Ils tardèrent à se découvrir, échangèrent
tout juste deux ou trois regards brûlants. Ils allaient se séparer
à la sortie du restaurant quand Simon se jeta à l’eau et osa
inviter Aimée chez lui.
Nous
n’avons pas à les suivre. Ce ne fut pas une soirée torride, ni
même une nuit aux ébats cinématographiques. Ils s’apprivoisèrent
simplement, se donnèrent l’envie d’aller plus loin dans cette
découverte de l’amour. Il faut du temps quand la vie vous a
habitué à rester sur le bord du chemin. Ils prirent le temps de
faire cette longue route ensemble …
Le
rituel s’installa. Quand Aimée souhaitait passer son weekend avec
Simon, quelle que fût la saison, elle lui demandait le temps qu’il
allait faire. Simon immanquablement répondait : « Il
pourrait bien neiger ! ». C’était le signal attendu :
les bras qui s’ouvrent, les corps qui se découvrent et, au fil du
temps, apprennent à se connaître et à éveiller plaisir et
passion.
Ce
jour-là, pourtant Simon désirait aller à un concert. Il savait qu'
Aimée n’aimait guère ce groupe de chants de marine de Loire. Elle
trouvait parfaitement ridicules ces vieux messieurs vêtus de larges
chemises de coton. Leurs textes l’énervaient, la musique, plus
encore, lui était insupportable. Elle n’aurait jamais accepté de
l’accompagne ; alors, il répondit à sa sempiternelle
question : « Aucun risque ce weekend, tu peux rouler sans
crainte ! »
Aimée
n’en fut pas contrariée. Un code avait été établi entre eux :
chacun conservait son indépendance ; ils avaient passé l’âge de
se lancer dans une vie commune. Elle respecta ce refus :
manifestement son Simon avait prévu quelque chose qu’elle ne
devait pas apprécier. Elle prit la route : nous étions en mars
et soudain, le ciel se fit gris et plombé, la neige tomba à gros
flocons et Aimée fut immobilisée en pleine campagne.
Elle
fut hébergée dans un gymnase. Elle dormit tant bien que mal. Le
lendemain, la situation avait empiré. Elle passa une seconde nuit
dans ce lieu en compagnie d’autres naufragés de la route. Elle en
voulut à Simon qui ne l’avait pas prévenue. Elle se dit que
jamais plus elle ne lui poserait cette idiote question rituelle . Il
fallait bien savoir se dire vraiment les choses plutôt que de
tourner ainsi autour du pot.
Quand
Aimée revint le mardi seulement, Simon était fou d’inquiétude.
Il se jura, lui aussi, de cesser d’user d’un code stupide qui lui
avait interdit de prévenir son amie du risque de précipitation ce
soir-là. Pour se faire pardonner, il décida de lui faire une
surprise, de lui offrir un voyage. Il savait qu’elle était, tout
comme lui, en congé en août. Il réserva pour eux deux, un voyage
sur l'île de la Réunion : un rêve qu’il n’avait jamais
réalisé faute d’avoir trouvé un compagnon pour ce long périple.
Aimée
fut enchantée. Il reprirent leurs habitudes, leur vie de
célibataires qui se retrouvent une fois par mois pour une
parenthèse bienfaitrice. Le temps arriva de ce voyage au long cours.
Ils s’envolèrent comme deux vieux amis qui s’accordent un
merveilleux cadeau. Ils dormaient dans des chambres séparées,
s'étant joints à un voyage organisé qui laisse peu de place à
l’intimité. Qu’importe, ils se contentaient de ce bonheur
incomplet.
C’est
un soir, au pied du Piton des Neiges, dans le petit village de Cilaos
que Simon eut un curieux pressentiment. En août, dans ce lointain
coin de France dans l’hémisphère sud, c’est l’hiver : un
hiver doux où les fruits ne cessent de pousser, les gens de se
baigner si les requins veulent bien les laisser faire. Pourtant, ce
soir-là, un mauvais vent se leva, le ciel était chargé de lourdes
menaces. Simon, qu’un autre touriste voyait soucieux, se leva et
dit à la cantonade : « Il pourrait bien neiger ! »
Dans le petit hôtel, beaucoup rirent de lui, Aimée sourit et lui
répondit : « Si tel est le cas, je t’épouse ! »
Le
lendemain, le Piton des Neiges était couvert d’un manteau blanc.
Tous les Réunionnais s’extasiaient de ce spectacle rarissime.
Aimée se lova contre Simon ; la neige qui avait failli les
éloigner l’un de l’autre venait de décider de leur sort. Leur
union allait être scellée : ils franchiraient ce pas qui les
effrayait tant.
Le
patron de l’hôtel, impressionné par la prophétie de Simon,
émerveillé par la beauté de l’instant, leur promit de leur
offrir la fête de mariage dans son établissement. Ce fut la
suggestion qu’ils attendaient inconsciemment pour changer
d’existence. Ils acceptèrent avec joie. Rentrés en métropole,
ils décidèrent de rompre avec leur existence passée. Simon quitta
son administration sans avenir, Aimée abandonna son métier sans
intérêt et partit d'autant plus facilement que sa vieille mère
n'était plus de ce monde
Trois
mois plus tard, ils revenaient au pied du Piton des Neiges. Ils se
faisaient «zoreilles » pour vivre leur amour dans un nouveau
monde. Ils ouvrirent une petite boutique : « La Fée des
neiges » , le royaume des chionosphérophiles,
les collectionneurs de « boulàneiges » pour
vivre le reste de leur vie sous le doux soleil de l’Île. Jamais
plus il ne neigea, ni sur le piton ni dans leur union. Leur amour fut
comme la météo, soumis aux aléas et aux variations de l’existence
mais jamais, ô grand jamais, ils ne connurent de tempête dans leur
couple.
Météorologiquement
vôtre.
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