Les
trois sœurs Parques
Il
était une fois, en un temps très lointain, un village en bord de
Loire, à la lisère de la Bretagne. Les uns prétendent que
l'aventure se déroula là où se dresse aujourd'hui Mauves sur
Loire, d'autres affirment que c'était à Oudon, à deux pas de là.
Mais qu'importe la localisation exacte de cette étrange histoire,
c'est de celle-ci qu'il faut se soucier ici …
Dans
ce hameau, étaient trois sœurs qui avaient décidé de vivre
ensemble tout en se passant du commerce des hommes. Elles
prétendaient tenir des métiers qui étaient alors souvent réservés
au sexe qu'on prétend fort. Les dames avaient du caractère en
bonnes bretonnes qui se respectent ; elles avaient aussi du talent
dans leur art, si bien que les clients jamais ne leur manquèrent,
faisant fi de leur genre pourvu qu'elles travaillent aussi bien qu'un
porteur de braies.
Arthémise,
l'aînée maniait la forge et l'enclume ayant appris auprès de son
père le métier de charron taillandier. Ses outils étaient célèbres
dans toute la contrée pour leur finesse et leur robustesse. Elle
avait d'ailleurs équipé sa cadette, Clothilde, des meilleurs
instruments qui soient pour travailler le bois. Celle-ci était
charpentière, comme elle aimait à dire. Elle avait de la magie dans
les mains et ses pièces de bois étaient d'une beauté rare. Quant à
la plus jeune, Nora, elle avait souhaité hériter de leur mère, le
métier de tisserande. Elle créait les étoffes les plus solides
qui soient dans le lin et le chanvre du pays breton.
Dans
la demeure des filles Parques, le travail ne manquait jamais ! Les
trois sœurs ne prenaient ni repos ni congés ; elles aimaient tant
leurs métiers qu'elles y consacraient toute leur existence. Quand
l'ouvrage de l'une exigeait de la main- d'œuvre, les deux autres lui
fournissaient aide et conseils. Chacune était capable d'exécuter le
travail de l'autre; c'est ce qui faisait leur force et leur grande
réputation au-delà de leur province, en toutes les contrées de
Loire.
Un
soir de pleine lune (comment put-il en être autrement ?), un étrange
personnage, maigre et élancé, au visage émacié, vint frapper à
la porte des sœurs. Si l'homme avait une allure inquiétante, ce
n'était nullement une raison pour lui proposer mauvais accueil. Les
filles Parques n'aimaient pas juger les clients à leur mine, aussi,
écoutèrent-elles attentivement ce visiteur d'un soir.
« Votre
réputation est venue jusqu'à moi. J'arrive d'une région lointaine,
si éloignée d'ici qu'il me semble bien improbable qu'un de vos
voisins en soit revenu un jour. Pourtant c'est à vous que je
souhaite confier un travail d'importance. J'ai besoin d'un bateau
construit en un bois exotique : le mancenillier, que je vous ferai
livrer par voie d'eau dès demain si vous acceptez ma commande. Je
veux que tous les pièces de navigation soient en fer et j'ai entendu
louer votre adresse en ce domaine. J'ai besoin d'une grande voile de
lin que je veux noire comme la nuit et plus solide encore. Pour
faire bonne mesure, j'ai besoin d'une faux dont le tranchant se situe
à extérieur ! »
Les
sœurs furent un peu surprises d'une telle commande. Cependant elles
aimaient les gageures et l'homme leur en proposait une formidable !
Qui plus est, ce client peu ordinaire voulait être livré à la
prochaine lune, le premier soir du mois de Samonios selon le
calendrier celte encore en vigueur alors dans cette région. L'homme
leur promettait une bourse pleine d'or si elles tenaient le pari.
Elles acceptèrent bien légèrement, il me semble …
Le
lendemain matin, tout ce qu'il leur fallait pour commencer cet
incroyable chantier leur était livré par des serviteurs aussi peu
ordinaires que leur maître. Les hommes ne dirent pas un mot,
laissèrent les matériaux et disparurent aussi mystérieusement
qu'ils étaient arrivés. Pourtant, une fois encore, rien ne semblait
arrêter les sœurs Parques dans leur volonté de venir à bout de ce
défi.
Elles
se mirent au travail. La forge ne cessa de brûler durant la première
semaine. Puis ce fut au tour des lames de couper le bois tandis que
le rouet tournait sans arrêt. La maison était une ruche, l'atelier
une fourmilière. Il y avait toujours du mouvement, du bruit, des
femmes en action, allant en tous sens. Elles n'étaient que trois ;
elles semblaient bien plus …
L'ouvrage
avançait. Les voisins venaient regarder en s'interrogeant sur le
mystère qui prenait corps sous leurs yeux incrédules. Le client,
dont personne se savait rien, avait laissé des consignes précises,
des plans et des dessins sur de curieux parchemins. Les sœurs
accomplissaient des prouesses pour respecter un délai que nul
charpentier naval n'avait jusqu'alors tenu pour construire un bateau.
En plus, elles armaient le bateau pour qu'il soit prêt à servir le
soir prévu de la livraison. Manifestement, c'est la belle
embarcation d'un passeur qu'elles réalisaient là.
Le
soir de la commande était venue. Le travail était achevé.
Arthémise, Clothilde et Nora n'avaient guère pris de sommeil durant
cette lune. Elles n'en oubliaient pourtant pas la fête de Samain qui
devait se tenir cette nuit là. Arthémise prépara selon la
tradition, un formidable feu dans la cheminée et posa sur la table
des bûches afin que de mystérieux visiteurs puissent se chauffer
pour leur long voyage. Clothilde avait mis à cuire de succulentes
pâtisseries et elle les avait laissées, elle aussi, sur la table
pour les inconnus qui étaient attendus. Quant à Nora, elle avait
trouvé le temps de tisser de grandes capes qui étaient également
promises à ceux qui devaient passer dans la nuit …
Ayant
respecté la coutume comme elle se pratiquait alors, les sœurs
Parques, l'esprit tranquille s'étaient rendues en bord de Loire pour
livrer leur ouvrage à celui qu'elles attendaient. Celui-ci arriva
bien après le coucher du soleil, au moment où la Lune, grosse et
ronde montait fièrement dans le ciel. L'homme était encore bien
plus inquiétant que lors de sa première visite. Dans la nuit , ses
yeux brillaient d'une curieuse lueur.
Il
admira le travail des trois sœurs. C'était en tous points semblable
à ses désirs. Il se frottait les mains, jamais on ne lui avait
construit un bac aussi élégant , une faux aussi fine et tranchante,
une voile aussi noire et solide. Fou de joie, il se mit à sauter ,
se lançant dans une danse diabolique avant de retrouver ses
esprits. Il récupéra ses parchemins afin que nul ne puisse
reconnaître son bateau.
« Mesdames,
vous avez réalisé des merveilles. Vous méritez bien l'immense
récompense qui vous attend sur l'autre rive : une bourse pleine de
belles pièces d'or comme jamais vous n'en avez eu. Mais pour la
mériter , il faudra m'accompagner et remplir une petite condition.
Vous tiendrez une chandelle et , si celle-ci ne s'éteint pas durant
la traversée, vous serez payées au-delà de vos espérances. Mais
si la flamme vient à disparaître, vous devenez mes passagères et
jamais vous ne reverrez les rives de la Loire ! »
N'importe
quelle femme de ce pays se serait enfuie mais point nos sœurs
Parques. Elles se concertèrent et la cadette se précipita dans le
jardin de la maison et revint avec une belle gourde pèlerine appelée
encore calebasse quand on la vide. Sa sœur la creusa avec l'adresse
de celle qui manie le couteau à bois en façonna une lanterne dans
laquelle l'aînée fixa soigneusement la chandelle.
Le
mystérieux client regardait d'un air sardonique ces préparatifs
qu'il jugeait vains. Sûr de son pouvoir, il embarqua les dames,
certain d'avoir gagné de nouvelles âmes. Subitement, au milieu de
la Loire, le vent se leva et souffla avec une force incroyable. Dans
le même temps, des trombes d'eau tombèrent du ciel. La rivière
s'agita, le bateau allait au gîte. Mais rien n'y fit ; la
chandelle continua de briller fièrement à l'abri de sa calebasse,
accrochée solidement à la vergue.
Arrivé
à l'autre rive, l'Ankou, puisque c'est de lui qu'il s'agit, dut
reconnaître sa défaite. Il remit à contre-cœur une grosse bourse
aux trois sœurs et disparut sur la Loire à bord de sa célèbre
barque . Beaucoup de gens du pays eurent un jour à utiliser le
bateau et son étrange capitaine. Aucun n'en revint jamais. Seules
les sœurs Parques avaient vaincu le démon.
Pour
revenir chez elles , elles durent faire un grand détour en allant
chercher un pont fort loin sur la Loire car l'Ankou, mauvais joueur,
ne les avait pas reconduites sur la bonne rive. Enfin elles
retrouvèrent leur demeure. Les présents qu'elles avaient laissés
sur la table, avaient disparu. Leur client manifestement , avait eu
le temps de trouver des passagers pour la traversée dans l'autre
monde et ces derniers étaient venus quérir les présents pour ce
long voyage. Longtemps, très longtemps encore, le bateau de l'Ankou
remplit son terrible office. Il faut dire que les sœurs avaient fait
du bel ouvrage.
De
nos jours, certains prétendent creuser des citrouilles pour célébrer
la nuit des défunts. S'ils réveillent ainsi de vieilles légendes
celtes, s'ils commémorent sans le savoir la fête de Samonios, ils
commettent une grave erreur, les cucurbitacées en ce temps-là
n'étaient pas connues en Europe. Riez donc sous cape et pensez, en
voyant leurs grimaces feintes, qu'il faut être bien gourde pour
confondre une calebasse et une citrouille. Les sœurs Parques ne s'y
étaient pas trompées et c'est ainsi qu'elles purent vivre le reste
de leur âge. On ne s'approprie pas une légende ancienne sans en
connaître la véritable histoire. C'est la seule morale de cette
fable de Loire …
Quant
à ceux qui croient aux pitreries d'Halloween, il se murmure que
jamais les sœurs ne dépensèrent les pièces d'or gagnées de si
étrange manière. Elles se dépêchèrent de les enterrer bien vite
dans leur jardin. Il se dit qu'en ce lieu mystérieux, poussent
encore des « Cucurbita
lagenaria ». C'est ainsi qu'il vous sera possible d'employer
votre soirée à des choses bien plus utiles ; au lieu d'importuner
les braves gens, cherchez donc le trésor des sœurs Parques quelque
part entre Mauves et Oudon.
Celtiquement
vôtre
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