Au
pied levé
Il
était un pape en Avignon qui aimait à aller rencontrer ses fidèles
au hasard des chemins. Il enfourchait sa bonne mule et se laissait
guider par ses fantaisies. C'est ainsi que, lorsqu'il croisait des
ouailles, le saint homme les bénissait du haut de sa brave bête et
leur octroyait toujours une belle et bonne prière pour leur rendre
la vie plus belle.
Que
cette histoire se déroule au bord du Rhône et non de la Loire n'a
aucune importance. Cela prouve simplement que c'est le long des
rivières que surgissent les plus belles aventures. Laissez-vous
embarquer sur mon récit : il n'a d'autre ambition que de vous
amuser et de vous distraire. Que Dieu me pardonne sa tournure impie !
Le
représentant de Notre Seigneur des cieux sur terre était un brave
homme, tout pape qu'il était. Il avait quelques manies et de jolis
défauts qui faisaient de lui un humain dont on aime la
fréquentation. C'est ainsi qu'il enfourchait sa chère mule en ayant
toujours aux pieds des chaussons. Il voulait avoir le pied à l'aise
quand il baguenaudait sur sa gentille monture.
Ce
matin-là, c'était un de ces jours de septembre où l'air embaume la
douceur d'un été finissant, il allait sur les chemins quand, sur le
bas-côté, il aperçut un buisson couvert de fruits rouges et noirs.
Il y avait là les plus belles mûres que le Créateur avait offertes
aux gourmands. Notre Pape était de ceux-là.
D'un
claquement de bouche, il demanda à sa chère Rossinante de bifurquer
de sa route. La bête savait le penchant du saint homme pour tout ce
qui se mange. Elle descendit prudemment un petit escarpement afin
d'arriver auprès de ce trésor de la nature. Le Pape, habitué à
monter en chaire, resta ainsi perché pour manger goulûment les plus
délicieuses mûres qu'il eût jamais dégustées.
Il
en avait plein la bouche ; ses mains se tachèrent vite du suc
de ces merveilles, sa soutane n'échappa pas à l'orgie qu'il faisait
là. Le brave homme était incapable de se contrôler : il
engloutissait plus que de raison des fruits gorgés de soleil et de
jus. Heureusement pour sa réputation, nul ne le vit en cette
fâcheuse pratique.
Tout
ce qui était à hauteur de cavalier était désormais dans l'estomac
du représentant de Dieu sur Terre. Mais pour son malheur, Satan,
lui-même, avait mis les fruits les plus noirs qui soient tout en
haut du buisson. Le Pape ne put résister à l'appel du Malin et se
dressa sur le dos de sa mule, qui jusque-là, comme elle en avait
l'habitude, n'avait pas bougé d'un pouce.
Dressé
ainsi, le gourmand était en mesure de prendre les fruits de la
tentation quand il se prit à penser tout haut qu'il ne faudrait pas
que quiconque passe par là et s'amuse à crier « Hue »
en cet instant épineux. Pour son malheur, le brave ecclésiastique,
habitué à prier à haute et intelligible voix, avait pensé de la
même manière.
La
mule obéissante s'était donc mise en route, laissant choir le
gourmand au pied du buisson de sa gourmandise ardente. L'animal, sans
doute lassé d'une si grande attente, prit le chemin d'Avignon et de
son écurie, laissant le Saint Homme sur la bas-côté. Elle aussi
avait faim ; elle désirait, c'est légitime, son picotin.
Notre
Pape avait fait belle et grande chute. Il s'était assommé et avait
perdu, une fois de plus, l'esprit. Il reposait benoîtement quand
vint à passer une jeune demoiselle à l'esprit espiègle.
Reconnaissant celui qui dormait ainsi, la soutane tachée, et les
lèvres toutes maculées, elle ne put s'empêcher de lui faire farce
à la hauteur de sa faute.
La
coquine tressa une belle couronne d'épine qu'elle posa sur le front
épiscopal, elle se barbouilla les lèvres de mûres et déposa un
baiser maculé sur chaque joue de celui qui avait fait vœu de
chasteté. Trouvant que la farce n'était pas allée assez loin, la
drôlesse déchira la soutane du pauvre pape en un endroit qui
pouvait laisser place à vilaines interprétations. Puis contente du
vilain tour qu'elle venait de jouer, elle partit avant que le gentil
pape ne se réveille.
Quelques
minutes plus tard, le gourmand repu, retrouva ses esprits et se remit
en chemin pour rentrer à pied jusqu'à son palais. Il devait sans
doute être encore un peu étourdi par sa chute car il ne remarqua
pas l'étrange accoutrement qui était sien. Les premiers chrétiens
qui croisèrent sa route, se retinrent de rire au spectacle qu'il
leur proposait . Ceux-là firent preuve de beaucoup plus de charité
que les suivants qui rirent à gorge déployée à la vue du pape
détroussé.
Ce
fut un cortège bruyant et moqueur qui accompagna notre homme
jusqu'au pied du palais. Tous se gaussaient de sa mine rubiconde, des
deux traces de baiser et de sa soutane déchirée. Mais en ce
temps-là, le pêché de chair n'était pas mis au ban de l'église.
La couronne d'épine attestait que le Pape avait fauté en
connaissance de cause et chacun était disposé à lui pardonner
cette incartade si humaine.
Non,
ce qui amusait tant le bon peuple, c'était les curieux chaussons qui
complétaient le tableau. Tous de se pousser du coude pour montrer
l'incroyable équipage du plus important personnage de la ville.
Depuis ce jour, les chaussons du pape furent baptisés mules et
serait un âne celui qui ne croit pas à cette histoire.
Je
n'ai nulle envie d'en tirer une morale . La gourmandise ne devrait
pas être péché capital mais bien don de Dieu, tout comme le
plaisir charnel, du reste. Ce n'est pas de ma faute si les bons Pères
de l'église traînent la patte sur ces deux aspects du droit canon.
Quant à moi, pour retrouver un peu de force, je vais m'adonner de ce
pas à l'un des deux péchés, si ce n'est aux deux, dont fut
suspecté notre pape, pour peu que je trouve mule à mon pied !
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