En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Pour
le service, le plaisir, la distraction ou bien la bagatelle de ces
maudits bonhomme partis si longtemps de chez eux, fallait bien que
quelques cotillons retroussent leurs manches et parfois leurs jupons.
Ce sont les premières et les plus anonymes de nos femmes de Loire.
Elles en ont eu bien du tracas avec ces chenapans aux mœurs si
légères et à la main trop leste.
Yves
a consacré une grand part de ses recherches à ses chères
lavandières, il redonna vie à Saint Denis en Val à une réplique
du bateau lavoir du XIX° siècle. Il fit des conférences et deux
ouvrages sur ce sujet qui le passionna sans doute un peu plus que les
autres. Il est naturel de faire place ici à une chanson sur les
lavandières qui avait retenu son attention.
Vous
ne voulez pas m'aimer
(chant de
lavandières)
Vous ne voulez
pas m'aimer, Eh ! bien, ne m'aimez pas ! J'en aurai bien du
regret Mais je n'en mourrai pas ! Mon cœur n'est pas pour
vous, Voyez-vous !
Mon cœur n'est
pas pour vous, Voyez-vous ! Il y en a un autre Que j'aime
mieux que vous. Voyez-vous ! Que j'aime mieux que vous ! Hou
!
Ah ! Si vous
le connaissiez Vous en seriez jaloux ! Il est jeune et
habillé De soie et de velours. Et il veut
m'épouser, Voyez-vous ! Et il veut m'épouser, Voyez-vous
! Je serai plus heureuse Avec lui qu'avec vous, Voyez-vous
! Avec lui qu'avec vous ! Hou !
Son
travail autour des lavandières inspira un conteur qui le mit
symboliquement à l'honneur par le truchement d'un récit décalé
dans le temps. Ce texte prit naissance lors des obsèques de notre
ami. Le conteur l'improvisa dans l'église avant de que le
retravailler pour lui donner la forme qui vous allez pouvoir lire.
Yves aurait sans doute apprécié de se voir uni au travers d'une
fiction qui reprend son parcours personnel, à une lavandière
travaillant sans le bateau lavoir auquel avec le concours de ses
compagnons d'Ancre et Loire,
il a redonné vie…
La
lavandière dyonisienne.
Il
était une fois, en 1869, un vieux pêcheur de Loire ayant effectué
toute sa carrière dans son village de la Nièvre. Gaston était né,
avait grandi, s’était marié puis s’était retrouvé veuf dans
son beau village de Neuvy-sur-Loire où il avait vécu en bord de
Loire. Il était venu le temps pour lui de renoncer à affronter les
rigueurs d’un métier qui vous contraint à de longues périodes
sur l’eau au cœur de l’hiver. Ses rhumatismes le poussaient à
raccrocher ses filets, ses nasses et son carrelet. Le temps était
venu d’un repos bien mérité.
Le
hasard de la destinée lui avait octroyé un héritage. Une charmante
petite maison de pêcheur à Saint Denis-de-l’Hôtel, perché sur
le coteau de la rive nord. Il s’était dit que c’était là une
occasion inespérée pour lui d’effacer les mauvais souvenirs
attachés au départ de sa pauvre femme. Il décida de déménager et
en bon marinier qu’il était, il déménagea à bord de sa toue
cabanée, effectuant par les flots le long déplacement de Neuvy à
Saint Denis.
Le
voyage se passa sans encombre. La Loire était à l’afflôt, le
temps propice. Ce fut une formalité pour ce fin connaisseur de la
rivière. C’est alors qu’il tombait des cordes, qu’il fit son
entrée dans son nouveau village. Il passa devant sa maison, poussant
jusqu’après le pont du diable pour s’amarrer le long de la cale
nord, face au beau village de Jargeau.
C’est
là qu’il la vit. Une belle jeune femme, Lilith, laveuse de son
état, à genoux sur sa caisse à savon. Elle nettoyait des draps
sous des trombes d’eau. La pauvrette était trempée comme une
soupe. Gaston eut pitié d’elle, touché à la fois par sa beauté,
sa jeunesse et sa détresse. Il accosta, vint vers la belle et tout
en la plaignant de tout son cœur, il lui déclara : « Mon
enfant, j’ai grande pitié de vous voir ainsi œuvrer à tous les
vents, sous une pluie battante ! Vous voir ainsi dans la peine vient
de me donner une idée ! »
Gaston
lui déclara qu’il n’avait plus besoin de son bateau. Il venait
de songer que quelques légères modifications en feraient un abri
fort convenable pour permettre à la jeune femme de laver le linge à
l’abri des précipitations. L’homme avait des doigts d’argent,
il entreprit, une fois son déménagement effectué, de transformer
sa toue cabanée en petit bateau lavoir. Il rallongea la cabane,
ouvrit une façade, installa une bordée rétractable et mit en place
d’autres petites innovations qui firent le succès de son idée.
Il
en fit cadeau à Lilith à la seule condition que le bateau fut
toujours visible de sa petite demeure. Il aurait ainsi une
distraction
qui égayerait
ses vieux jours. Il exigea encore une faveur à toutes les laveuses
du village : le droit de s’installer au fond du bateau sur un banc
qu’il avait posé là dans ce but. Jamais il ne s’ennuierait en
écoutant les conversations des dames dont chacun sait qu’elles
manient la langue bien mieux encore que le battoir !
Gaston
vécut heureux le reste de son âge. La verdeur des propos des
laveuses lui redonna une seconde jeunesse. Il eut même le privilège
de leur confier son linge, chacune à tour de rôle se chargeant avec
plaisir de ce petit service. Le cadeau du vieux pêcheur leur ayant
transformé l’existence. Le temps passa. Gaston rejoignit l’autre
rive un jour d’une grande tristesse pour toutes les laveuses qui
lui seront éternellement reconnaissantes. Lilith demeurait toujours
aussi belle, aussi jeune. Le temps passa, les années ne semblaient
pas avoir de prise sur la laveuse. C’est bien des années plus tard
que nous la retrouvons, toujours aussi rayonnante alors que le petit
fils de Gaston, Yves, venu vivre de son métier de pêcheur (une
tradition familiale) s’est installé dans la petite maison de son
aïeul.
Lui
aussi tomba sous le charme mystérieux de la laveuse qui ne prenait
pas une ride. Lilith était toujours présente parmi ses commères,
aussi fraîche que le jour lointain où Gaston lui avait fait
offrande de son embarcation pour la transformer en lavoir flottant.
Yves est non seulement sous le charme mais il est véritablement
envoûté par la jeune femme. C’est le coup de foudre, il ne pense,
ne vit que pour l’admirer, espérer un regard, un sourire. Hélas,
la belle semble totalement indifférente à ce grand nigaud qui vient
tendre ses filets devant les eaux savonneuses du lavoir.
Inutile
de vous dire que la pêche est toujours mauvaise. Yves remonte des
filets désespérément vides sous les moqueries des femmes, amusées
de ses pauvres manières de pêcheur toujours bredouille. Aucune
n’est dupe de la comédie qui se joue sous leurs yeux. Seule Lilith
ne se rend compte de rien, elle est ailleurs, elle est si différente
!
Une
des femmes un jour eut pitié du pauvre garçon qui dépérissait à
vue d’œil, se consumant d’un amour incompris. Elle alla le voir
discrètement dans sa demeure pour lui glisser à l’oreille que
seule, Irène, la sorcière de Mardié, serait susceptible de lui
proposer une potion, un breuvage à sa façon pour conjurer le
maléfice et qui sait, ouvrir les yeux de la belle laveuse
mystérieuse.
Yves
était si désespéré qu’il accepta cette ultime solution pour
enfin recueillir, ne serait-ce qu’un regard de la terrible
indifférente. Il se rendit à Mardié, toqua à la porte de dame
Irène qui fut toute surprise qu’on puisse venir vers elle en plein
jour. Elle savait sa réputation qui poussait ceux qui avaient
recours à ses services de ne la visiter que nuitamment dans le plus
grand secret. Notre birette écouta, amusée l’histoire d’amour
impossible du pauvre pêcheur, elle qui s’était justement enfermée
dans cette méchante folie par la faute d’une romance brisée.
Elle
eut pitié du quémandeur, lui concocta un breuvage qu’elle glissa
dans une petite fiole. La préparation fut longue, Yves regardait
cette femme, repoussante de crasse qui se transformait véritablement
lorsqu’elle constitua ses savants mélanges. Elle lui sembla
rajeunir devant lui, se faire moins sale, plus aimable également.
L’alchimiste peut transformer le plomb en or, la sorcière
subissait elle aussi cette incroyable métamorphose, le temps de son
travail.
Quand
elle eut terminé, elle passa la fiole au-dessus d’une pierre aux
vertus philosophales, prononçant alors des paroles envoûtantes dans
une langue incompréhensible, une sorte de mélopée gutturale. Puis,
elle confia le flacon au jeune homme en lui disant simplement : « Ne
faites pas comme moi, soyez heureux tous les deux, profitez
pleinement de cette occasion unique qui se présente à vous. Ceci
sera mon cadeau pour votre amour éternel ! »
Yves
ne saisit pas la portée de ce message. Il remercia la dame qui de
nouveau était vieille, laide et repoussante. Nonobstant, il lui
déposa un baiser sur le front, geste qui laissa Irène totalement
éberluée ; il y avait si longtemps qu’un humain lui avait accordé
ce geste simple. Ils se séparèrent et le pêcheur s’en alla, d’un
pas décidé, rejoindre sa barque devant le lavoir.
Il
s’installa devant sa désirée, sa belle indifférente. Il but
l’élixir de la sorcière, fit grande grimace tant la potion était
amère, lança son épervier, le remonta péniblement. Il ne remarqua
pas alors ce qui se tramait dans le lavoir, tout occupé qu’il
était à ramener à lui une prise énorme. Dans l’épervier, une
carpe miroir dorée, gigantesque. Il la saisit à bras le corps pour
la montrer à celle qu’il voulait conquérir ; la belle avait
disparu.
Fou
de rage, furieux d’avoir été leurré par la sorcière, il fit un
pas en avant pour remettre la carpe à l’eau : « À quoi bon
cette prise si son adorée ne tombait pas dans ses rets ? » Il
glissa, emporté par le poids de l’énorme bête et tomba dans la
Loire avec la carpe. On ne le revit plus jamais et son corps demeura
introuvable !
Il
se murmure qu’au pied du pont du diable, juste à proximité du
bateau lavoir, pour peu que vous soyez accompagné de celle que vous
désirez ardemment, il vous sera permis d’apercevoir deux très
gros poissons dansant une étrange sarabande. Un
murmure monte alors des flots, une mélopée qui insufflera en vous
une étrange transe amoureuse. Sachez en profiter ...
Le
bateau lavoir est toujours là, il ne vous reste plus qu’à ouvrir
grand les yeux et votre cœur. Lilith et Yves sont certainement à
deux pas de là, tapis tout au fond de la rivière.