Les fers aux pieds.
Je n'ai pas tué, tout juste volé le roi pour améliorer l'ordinaire des gueux tout comme moi assujettis à l'odieuse gabelle. Marinier de Loire, je me suis fait prendre une seconde fois, la main dans un sac contenant le faux sel. Les gabelous m'ont arrêté sans ménagement et pour le paiement de ce forfait honteux, je fus envoyé à Marseille, croupir dans les galères.
Ne pensez pas que je suis une exception parmi ces malheureux, victimes d'un pouvoir inhumain et qui viennent mourir pour la plupart avant la fin de leur peine. Bien rares sont les véritables criminels parmi cette bande de loqueteux, réduits à la condition de bête. Huit sur dix de mes compagnons de misère n'ont pas une goutte de sang sur les mains et pourtant, bien peu arriveront au bout du voyage.
Pour éclairer votre lanterne tout en tachant d'effacer la déplorable réputation que l'histoire nous a collé aux basques, je vais m'efforcer de vous narrer ma triste aventure. Ne pensez pas que j'attends de vous compassion ou indulgence, pardon ou regrets. Le temps a effacé nos mémoires, il ne sert à rien de réécrire l'histoire. Il s'agit juste de laisser une trace pour que l'oubli ne nous recouvre plus de son insidieuse gangue d'infamie.
Il advint qu'une première fois je sois surpris par un gabelou avec un tonnelet rempli d'un peu de sel que j'avais dissimulé là avant de franchir le port d'Ingrandes. Je comptais le livrer sur le chemin à des malheureux qui espéraient ainsi se soustraire à l'achat du sel taxé dans le grenier éponyme. Pour prix mon insupportable forfait, une grivèlerie qui mettait l'économie du royaume en péril, je fus marqué au fer rouge de la flétrissure des voleurs, une fleur de lys, emblème du roi.
Devant la cherté de la vie et le besoin impérieux du sel, matière si précieuse pour conserver alors les aliments, je décidai de passer outre le risque encouru et cette fois de me faire trafiquant véritable, usant de nombreuses astuces pour tromper les soldats du roi. J'avais retenu de la première fois, j'usai de tous les stratagèmes possibles pour déjouer la vigilance de ces maudits gabelous. C'est hélas une odieuse trahison, celle d'un client qui en contre partie de ma dénonciation échapperait à sa peine, que je tombai pour la seconde fois.
Je savais le sort qui m'était réservé. Pas de surprise, la justice était aux ordres d'un pouvoir qui réclamait des hommes ou plus exactement des esclaves pour les galères installées à l'arsenal de Marseille. Trois années sur le ban de nage, trois années d'effroi comme en témoignaient les très rares survivants. Je n'avais plus qu'à compter sur ma robuste constitution pour revenir un jour en bord de Loire.
Les chaines aux pieds, je fis le long voyage de mon sullias jusqu'à la Méditerranée, relié par les mêmes fers à mes compagnons de misère. Escortés par des gens d'armes, traités pire que charogne par ceux-là mais aussi par la populace, nous subissions injures et crachats, la honte aux joues et le cœur en révolte contre pareil traitement inhumain. Nous n'étions pourtant pas au bout de ce séjour en enfer que débutions ainsi de la pire des manières. Nous étions en l'an de grâce 1747, au début de l’automne.
L'arsenal militaire de Marseille avait été construit à l’initiative de Colbert. Nous avions marché près de 700 km en de longues étapes. C'est aux portes de l'hiver que nous fîmes notre entrée dans cet univers glauque. Nous avons été répartis sur différents bancs de nage sur notre galère, remplaçant ceux qui n'avaient pas survécu. Un espace terrifiant étroit pour cinq galériens attachés les uns aux autres. Dans cette maudite brancarde de 2, 30 de long et 1,25 de large, nous devions trimer, manger, dormir, déféquer et tenter de survivre avec une ration journalière de deux livres de biscuit, 4 onces de fèves et parfois un peu de vin. Nous avions le sentiment d'être déjà installés dans notre futur cercueil.
Mais ne croyez pas que ce fut la navigation la pire expérience. Au contraire, c'était là la période la moins épouvantable car quoique à l'air, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, nous étions à l'ouvrage et plutôt mieux nourris que lorsque l'inaction nous réduisait à croupir dans l'arsenal où sans protection aucun contre les courants d'air, mes camarades les plus faibles tombaient les uns après les autres, de faiblesse, de maladie, de malnutrition ou de désespoir.
C'est là que je devais survivre si j'en avais la force trois longues années. C'est du moins ce que je pensais quand les circonstances se bousculèrent quelque peu. Jean Philipe, chevalier d'Orléans : le général des galères fut nommé à ce poste de second ordre à l'époque quand il avait tout juste 16 ans. Le jeune homme se prit progressivement de passion pour sa fonction au point que fort de l'influence, le fils du régent obtient de son cousin le roi le maintien de ce corps. Sa mort le 16 juin 1748 va sonner le glas de cette institution obsolète.
À la mort de son vieux cousin, le roi saisit cette opportunité pour dissoudre ce corps d'état bien trop couteux en regard des services rendus. Nous apprenons ainsi que nous allons être rattachés à la marine nationale et qu'il serait question d'un transfert à Brest. Un nouveau voyage qui n'était pas pour nous déplaire en dépit des inconvénients du trajet tant pour nous, rien n'était pire que notre banc de nage et surtout l'inaction à l'Arsenal.
C'est plus tard naturellement que j'appris le détail de ce vaste transfert qui devait me faire découvrir du pays. Le 10 mars 1749, des gabares arrivent dans le port de Brest afin de subir quelques arrangements afin d'acheminer dans la rade de Brest ceux de mon espèce qu'elles iront quérir à Bordeaux. Quant à nous, de Marseille nous rejoindrons Agde par voie maritime sur des Tartanes qui gagneront ensuite le canal du Midi. Là pour rallier nous naviguons sur des flutes jusqu'à Toulouse. Puis, pour naviguer jusqu'à Bordeaux nous descendons la Garonne sur des gabarres. De là, cinq gabares nous emporteront à Brest en une ultime étape de ce grand voyage au frais du roi.
Pour nous, ce fut en dépit des circonstances, une sorte de croisière pour laquelle nous n'avions qu'à supporter une fois encore la promiscuité à laquelle nous étions habitués et les mauvais traitements de nos garde chiourmes qui ne différaient guère de notre quotidien. Nous partons le 24 avril et gagnons Toulouse le 4 mai. Le lendemain nous descendons la Garonne jusqu'à Bordeaux où nous embarquons sur les gabares le 10 mai.
Le 25 mai, à huit heures du soir, L'Esturgeons, la gabare de mer sur laquelle j'étais un passager entravé, toucha la rade de Brest. Le lendemain alors que d'autres navires étaient égarés en mer, mes camarades et moi-même, devenus durant le trajet des forçats, nous mettions les pieds à terre pour découvrir notre nouvelle résidence et un statut différent certes mais toujours fort peu enviable : désormais nous devenions des forçats.
Durant le trajet dix des nôtres avaient perdu la vie et 130 autres malades furent installés directement à l'hôpital. Au bilan final, il faudra dénombrer 76 décès durant cette croisière peu banale. Les survivants abandonnaient la mer pour le port, la rame pour les outils du condamné aux travaux forcés. Pour le reste rien ne changeait, ni notre maigre ration ni notre tenu d'indignité, ni la chaîne.
Pour moi, j'allais quitter cet univers concentrationnaire car j'atteignis sans grands dommages le terme de ma peine. Ce voyage, ces préparatifs, ces nombreux reports, changements, hésitations et contre-temps m'avaient permis de me préserver quelque peu et de voir le temps s'écouler moins péniblement. Je pouvais regagner mes pénates, retrouver les miens et ne plus tenter le diable en jouant les faux-sauniers. À force de traîner les fers aux pieds, je m'étais mis un peu de plomb dans la tête.
Pour évoquer cet épisode de ma vie, je couchais sur le papier ce récit maladroit et ces quelques vers en revendiquant ce statut de forçat en souvenir de ceux de mes camarades qui étaient encore à l'ouvrage là où finit la terre de notre royaume.
Les damnés les fers aux pieds
Les
enfants regardent passer les damnés
Pauvres prisonniers en route
pour le bagne.
Séparés à jamais de leurs compagnes
Exclus
de la vie, ils sont condamnés.
Triste spectacle qui doit servir de leçon
Les gamins leur jettent des pierres
Tandis que les adultes vocifèrent.
La haine se fait insidieux poison !
Pauvres
forçats promis à l'enfer
Traînant aux pieds de lourdes chaînes
C'est l'humanité qui se déchaîne
Dans l'insupportable fracas des fers
Leur
démarche résonne sur les pavés
Ils avancent vers une destinée
amère.
Pour s’en aller bien au-delà des mers,
Vers leur
épitaphe déjà gravée.
Le
poids de leurs effroyables crimes
Pèsent sur la conscience des
bagnards
Jetés très tôt dans de sombres mitards
En Guyane,
la société les opprime
*
Embarqués
pour la pire des pénitences
Ils renonceront au moindre espoir
De
retrouver honneur et gloire
La mort est au bout de la sentence
La
rade sera la pire des prisons
Soumettant les forçats à sa
règle
Malheur à qui se prend pour un aigle
S'écrasera sans
aucune rémission
*
Pour
les exclus de notre société
Seul Lucifer leur ouvrira ses bras
Quand
pour eux sonnera l'heure du trépas
Bien loin de toute forme de
charité
Même la mort ne sera pas délivrance.
Débarrassés de leurs terribles peines
Ils nourriront l'océan qui se déchaîne
Bien loin du pays de leur enfance
Pauvres forçats promis à l'enfer
Traînant aux pieds de lourdes chaînes
C'est l'humanité qui se déchaîne
Dans l'insupportable fracas des fers
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