mercredi 15 mai 2024

Le mot de la fin.

 

La mort du temps !





En ce jour funeste, le verdict venait de tomber : la cour, conjuguant ses efforts, a décidé de tuer le temps. La décision s’impose à tous ; l’accusé est passé de mode : il a fait son temps. Il n’y a plus à revenir sur la chose :  «  Ô temps, suspends ton vol ! » aurait pu déclamer le bourreau, chargé d’ouvrir la trappe sous celui qui avait tant ponctué nos existences. Le temps révolu, il n’y avait plus aucun espoir d’envisager l’avenir, de considérer le présent et de se souvenir du passé. L'exécution à venir allait saper les bases de notre société. Mais revenons quelques instants, s’il en est encore temps, sur cette ultime page de notre histoire...


Mis au ban des accusés, pour sa défense, le temps avait présenté des arguments bien dérisoires. Son bilan était si médiocre que les jurés ne prirent pas pour argent comptant ces arguties d’une autre époque. Le temps avait bégayé, avait répété sans cesse les mêmes propos qui avaient fini par lasser l’assistance et la cour. Il revenait toujours au même point, semblant ne pas parvenir à développer sa rhétorique. Sa pensée s’ensablait dans les méandres d’une mémoire défaillante et ses arguments étaient devenus obsolètes.


L’accusation quant à elle, s’étaient montrée impitoyable.  «  Le temps nous a leurrés en prenant ses désirs pour des réalités. Le temps tourne en boucle, son cycle quotidien manque de ressort, il n’a pas réagi quand les hommes ont voulu remonter son cours. Le temps s’est étalé, sans pudeur, sans retenue. Un grain de sable étant venu s'immiscer dans son immuable répétition. Le temps refuse de regarder en arrière et fait obstacle à ceux qui veulent aller de l’avant. Il s’est fourvoyé quand il a abandonné ses aiguilles pour l’affichage numérique.»


Des experts vinrent témoigner de sa vacuité.  «  Le temps dessert les hommes, les force à courir après lui, leur impose des cadences infernales. Le temps est impitoyable pour ceux qui en manquent, bien trop généreux pour ceux qui n’ont pas la nécessité de le mesurer. Pire que tout, le temps se monnaie, fixe un barème pour son usage. Il se vend au plus offrant et ne se donne qu’à notre dernière heure ! »


Des témoins de moralité, avec empressement, osèrent affirmer que tout est relatif, que le temps dépend de notre perception des choses, qu’il ne sert à rien de l’accuser de tous nos maux. Le temps ne serait ainsi que la malheureuse victime de nos faiblesses. Quand nous prenons plaisir, nous l'abolissons, dans l’ennui, nous ne cessons de l’étirer sans fin pour prétendre avec une parfaite mauvaise foi qu’il a fini par s’arrêter.


« C’est justement le problème avec le temps : il veut toujours avoir le mot de la fin , rétorqua l’un de ses plus virulents pourfendeurs. Le temps est fondamentalement mauvais, surtout quand il est pourri ou qu’il se fait maussade. Le temps joue sur nos nerfs et affecte notre moral, fait pleuvoir des calamités sur nos têtes ». La charge était terrible mais le pauvre homme s’était trompé de temps ! Il était fait comme une grenouille dans son bocal …


« Le temps n’a jamais fait la pluie et le beau temps, répliqua, cinglant, l’avocat de la défense en une tirade dont il avait le secret. Le temps ne se mesure pas, il s’égraine, il file entre les doigts. Ne pensez pas le tuer avant de l’avoir attrapé ; ce serait encore une fois se jouer d’une illusion éternelle. Le temps est intemporel et c’est bien ce qui vous met en rage. Il se conjugue en se passant des modes et des accords !»


Malgré le talent de l’orateur le verdict tomba sans appel. Le temps était condamné ; il fallait le tuer sans autre forme de procès. Le temps ne pouvait faire appel ; sa dernière heure avait sonné et la sentence devait s’appliquer dans l’instant. Mais comment déterminer l’ultime seconde en l’absence de la collaboration de la victime ? Le temps n’avait pas l’intention de se laisser tuer sans abattre sa dernière carte.


Et voici que le temps, en un ultime soubresaut, abolit l’espace en même temps que sa propre existence. Les aiguilles s’étaient arrêtées, le tribunal disparaissait dans les limbes en un éclair fulgurant ; la fin des temps venait de s’opérer. Le temps avait échappé à la folie des hommes en se sabordant en un geste sublime. Ceux qui avaient voulu le plier à leurs désirs venaient de se perdre à tout jamais. Le temps sortait triomphant, du moins le pensait-il. Mais bien vite, il déchanta ! Sans les hommes, qui pouvait bien encore accorder la plus petite importance à son existence, égrainer des minutes qui se perdaient dans le vide ?


Le temps était de la revue. Il s’était pendu au balancier d’une franc-comtoise qui lui avait mis ses plombs dans la tête. L’anéantissement de l’humanité fut son coup de grâce. Le temps avait commis sa plus grande bourde et le glas qui sonnait au loin annonçait la nuit des temps. Finalement, Dieu ne vit pas d’un très bon œil cet ultime geste de désespoir. Sa créature la plus aboutie venait de lui faire faux bond. Le tout puissant était bien décidé à remettre les pendules à l’heure mais le jour suivant ne se leva jamais. Un vide céleste l’avait remplacé.


L’enfer aurait pu ouvrir grand ses portes. Il y aurait foule à prétendre se réchauffer à ses flammes pour l'éternité. Hélas, là aussi, tout n’était plus que poussière : le temps anéanti, plus rien de ce qui avait été ne pouvait désormais subsister. Ce récit ne parviendra jamais à son terme, le temps manquait dorénavant pour se payer le luxe d’un point final...


 


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