Un mauvais calcul
Si l’histoire n’est qu’un éternel recommencement, à moins qu’elle ne s’enroule en spirale pour revenir au point de départ, les petits cailloux d’argile qui donnèrent naissance en Mésopotamie au calcul d’abord, puis à l’écriture ensuite, doivent se faire bien des soucis. Ce monde ne compte plus : bientôt il ne lira plus et s’en retournera joyeusement vers la barbarie.
Il est bien loin le temps des bûchettes, du calcul mental sur l’ardoise ; ce fameux procédé « La Martinière » qui mettait à contribution tous les écoliers pareillement appliqués à trouver la bonne réponse. Le calcul se faisait de tête en classe comme dans la vie ordinaire. Tout juste si quelques adultes disposaient d’une pointe de bois pour griffonner des opérations plus longues et complexes.
Les quatre opérations étaient à l’ordre du jour, il n’était venu à l’esprit d’aucun ministre de la République que la division puisse traumatiser des enfants en mal de générosité et des parents incapables de leur apporter leur aide. On pouvait compter les uns sur les autres pour calculer sans retenue, en s’offrant parfois le luxe de la preuve par neuf. La règle de trois n’avait rien à voir avec le cheval du presque même nom. On savait de quoi on parlait et les opérations d’alors se faisaient sans suppléments ni dépassements astronomiques.
Au marché ou dans les commerces, les vendeurs avaient un calculateur dans la tête, comptaient au fur et à mesure des ventes et les clients vérifiaient en même temps qu’eux. Chacun avait le sens des grandeurs et le souci des économies. Il est vrai que les prix se moquaient d’attirer le chaland en s’offrant des décimales grotesques. On calculait de tête dans un pays qui n’avait pas perdu la sienne. L’époque était alors à la pondération et la seule variable d’ajustement était l’argent dont on disposait réellement.
L’argent était une monnaie d’échange. On payait en liquide, on faisait l’appoint, on se rendait la monnaie sans risque d’erreur. Personne n’aurait jamais songé à prendre une machine pour calculer ce qu’il fallait rendre contre ce gros billet. Les uns et les autres n’avaient pas fait d’études universitaires mais savaient que deux et deux font quatre sans avoir recours à l’électronique. Les machines à rendre la monnaie n’étaient même pas envisageables : elles auraient fait rire toute la population.
Bien sûr, ces braves gens avaient tout juste leur certificat d’étude et l’école était encore respectée. En fin d’année, on remettait des prix aux élèves : preuve que toute chose avait une valeur et le savoir, plus que le reste. Depuis, l’argent s’est fait virtuel, les bonnes affaires se réalisent entre margoulins qui échangent des produits dématérialisés ; on paye avec une carte bleue de rage et on ne compte que des désagréments.
J’ai vu des diplômés de grandes écoles commerciales sortir une calculatrice pour calculer 50 % de 800 euros, les bras m’en sont tombés et j’avais la certitude que le monde courait ainsi à sa perte pour le profit de quelques-uns. Si d’aventure, au marché ou dans un commerce où l’on paie encore en liquide, pour faciliter la transaction, je paie d’un billet et de quelque menue monnaie pour faire l’appoint et faciliter le travail de la vendeuse, je ne vous dis pas le regard désespéré de celle-ci qui ne comprend rien à ma manière de faire.
Les bouliers ont remplacés les ardoises, puis les calculettes sont venues poser leurs touches infaillibles. Les calculatrices ont pris la place, devenant si complexes que nul désormais ne songe à émettre un doute sur la justesse du résultat affiché. On s’incline devant le verdict de la machine ; on ne songe même pas à estimer l’ordre de grandeur. L’ordre est passé de mode, la grandeur est du passé. On ne compte plus, monsieur, on triche ! Les paradis fiscaux sont là pour accueillir les princes de l’entourloupe : ces gens qui en ont tant et mettent tout à gauche sans respecter le droit.
Alors le conteur se fait comptable d’un monde qui va à sa perte sans aucune retenue ni la plus petite preuve par neuf. Tout va à vau-l’eau : la division est rangée dans le musée des tortures d’autrefois, la multiplication est sujette à caution, la soustraction se fait des cheveux, seule l’addition résiste encore mais pour combien de temps ?Il n’est plus question de mettre cartes sur table, on a oublié de les apprendre ou bien de les retenir.
Je vous dispense d’extraire une racine carrée, je dois parler hébreu pour la plupart d’entre vous. Si plus rien ne compte vraiment, c’est le début de la fin. Crédits et débits se rangent dans la même colonne, seuls les banquiers ont compris les leçons de cette société furieuse, s’appropriant l’argent qui n’est pas à eux. Notre compte est bon, nous avons perdu la tête et les seuls cailloux qui restent sont dans nos chaussures …
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