jeudi 23 février 2023

Le cercle endeuillé des lecteurs distingués.

 

À Robert





C’était un petit cercle comme il en existe un peu partout dans le pays : un repère pour amoureux du livre et de la littérature. Ils se réunissaient pour partager ce bonheur d’un joli texte, l’offrir à haute voix à leurs comparses et compagnons. C’était un moment d’écoute et de silence, suivi d’un échange, toujours agréable, sur le passage sélectionné mais aussi sur la manière de restituer l’extrait choisi aux autres.


Il y avait d'abord Robert, le lecteur parfait. Une voix placée, pas une faute de lecture, une intonation qui en impose. Il déroule inlassablement son récit, met le ton, nous accorde quelques pauses par des silences judicieux et des regards rassurants. Il y a une parfaite technique chez ce lecteur, habitué depuis si longtemps à l’exercice. Il est devenu, au fil du temps, un équilibriste, certain de ne pas tomber, d’accrocher son auditoire et de l’entraîner dans ses pages avec jubilation. Il choisit des textes gourmands, l’homme devait l’être tout autant et me faisait souvent le cadeau de choisir l'un de mes billets.


Il y avait bien des manières de donner sa lecture. Il y avait celle-ci qui l’intériorisait totalement, qui la livrait d’un souffle, lentement, délicatement. Il fallait forcer l’oreille pour pénétrer dans cette intimité qui ne se donne pas aisément. Elle s’excusait presque de venir ainsi nous accorder quelques moments d’un plaisir le plus souvent solitaire. Elle ne s’attardait pas trop sur les remarques et les commentaires ; ça la gênait, elle voulait vite regagner sa place pour se fondre discrètement dans le groupe !


Il y avait celle qui joue sa lecture, parfois la surjoue. Actrice plus que lectrice, elle forçait le trait, nous donnait à voir et à entendre sa conception des personnages. Elle était impitoyable pour celui qu’elle condamnait, joyeuse et drôle pour ceux qu’elle mettait au premier plan. C’était un tourbillon, une lecture haletante, un moment qui ne pouvait laisser indifférent. On lui faisait remarquer son parti-pris ; elle ne s’en offusquait pas et acceptait immédiatement de nous livrer une nouvelle version du chapitre. C’est un autre texte qui se déroulait alors ; c’est tout autant du théâtre que de la lecture. Quelle énergie !


Il y avait une lectrice tout en douceur. Elle commençait sa lecture par quelques caresses ; les mots se succédaient lentement, une connivence s’établissait avant que nous entrions pleinement dans la situation. Ses textes étaient courts, émouvants, tendres. Elle se faisait gourmande, mutine, coquine. Le partage était alors une invitation à l’émotion, à l’admiration. Une musicalité parfaite accompagnait ce qui devenait une interprétation délicate. Le moment était rare, toujours goûté par tous.


Puis lui succédait la lectrice poétesse. Elle avait toujours sur elle des petits carnets sur lesquels elle a recopié d’une petite écriture soignée, des poèmes de nos grands auteurs. Elle les connaît par le cœur, les ressort souvent pour se les dire. Elle nous en livrait un avec ce mélange de dévotion et d’exaltation qui nous collait sur place. Nous étions fascinés ; nous redevenions des écoliers qui avaient l’immense privilège d’avoir adorable maîtresse passionnée de poésie.



Mais non, cette fois, elle n’a pas sorti un de ses carnets... Elle s’est cachée, nous a dissimulé l’objet qu’elle veut nous offrir. Elle fait sa lecture derrière un paravent pour lui donner plus de force, plus de mystère. Dès le premier mot, mon cœur fit des bonds. La vieille lectrice classique, l'amoureuse de Hugo et de Verlaine, avait choisi un de mes contes. Je ne savais plus où me mettre.


Elle le laissa couler, lui octroya cette délicatesse que j’avais voulu lui donner. C’est un texte né d’une collaboration avec un enfant particulièrement bègue. Je revois les séances consacrées à sa composition. La vieille dame avait le pouvoir d’abolir le temps : elle m’a transporté dans cette petite salle de classe, désertée par les autres élèves. J'étais avec mon petit prince, ce garçon magique qui ne parvenait pas à parler. Les autres écoutent, ils ne pouvaient comprendre mon trouble. Ils se contentaient d’être emportés par ce récit si simple, si naïf qu’il fallait la douce bienveillance de notre poétesse pour l'interpréter ainsi. Un ange venait de passer.


Puis une ancienne bibliothécaire prit la parole. Elle susurrait, elle récitait presque. Elle avait ce don unique d’avoir une voix, un timbre si particulier, mutin, enfantin, piquant par moment, un timbre qui à lui seul est un enchantement. Nous nous laissions bercer par sa lecture comme durent le faire les enfants qu’elle recevait dans sa bibliothèque. Qu’importe si elle se montre un peu rigide, si elle manque de souffle parfois ; la grâce est dans sa voix, ce miracle qui ne s’explique pas, qui se constate tout simplement. Voilà une lectrice idéale pour les contes pour enfants !


Le cercle se referme puisque Robert a pris le chemin du paradis des lecteurs. Sa voix résonnera longtemps encore tout autant que nous nous garderons en mémoire sa gourmandise des mots qu'il savait se mettre en bouche avec délicatesse, prévenance, bienveillance. Je ne sais qu'elles seront les lectures qui seront dites lors de son dernier tour de piste, j'ose espérer qu'elle seront à la hauteur de ce merveilleux lettré.


Les écrits cette fois s'envolent, une voix manquera désormais pour qu'ils vibrent dans nos cœurs par le truchement de Robert. Sa voix chaleureuse alors se fera évanescente à jamais...


 


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