samedi 10 juillet 2021

Victor : mon petit Prince.

 

J'en suis resté sans voix.






Il est des rencontres qui vous submergent, qui vous laissent pantois et interrogatif. J'allais, par une journée de travail ordinaire- si cet adjectif a désormais un sens dans le labeur qui est le mien cette année- à la rencontre d'un garçon dont je ne savais qu'un prénom glorieux.


En descendant de mon engin motorisé, je crus soudainement me trouver en panne dans le désert. Devant moi, en effet, comme venu d'un autre monde, apparut un garçon frêle et instable, fragile et précieux. Un blondinet gracieux et coquet, au sourire d'ange, aux yeux d'un bleu à s'y noyer.


Je lui aurais donné le bon dieu sans confession, l'absolution sans même prendre la peine d'entendre ses péchés. Pourtant, c'est sous l'ombre bienveillante d'un crucifix que notre première rencontre se déroula. (Je vais à la rencontre des enfants indistinctement dans les écoles publiques et privées). Il semblait ravi de me rencontrer. J'appris plus tard qu'il évitait ainsi une séance de sport, ce qui justifiait alors son sourire radieux.


Comme à chaque fois, je lui demandai de se présenter afin de mieux faire connaissance, d'appréhender comment il se situe à la fois dans sa famille, son école et son handicap. Je n'eus pas longtemps à chercher pour comprendre la nature de son tourment. Ses premiers mots furent un calvaire : une explosion de sons qui résistaient, se refusaient, qui se dérobaient à sa volonté. Mon petit Prince était bègue ; j'aurais mieux fait de lui demander de dessiner un mouton !


Les premières minutes furent pour lui une torture. Je l'aidais du mieux que je pouvais en le rassurant, en lui proposant des exercices respiratoires, en accompagnant par le geste ses efforts. Je ne sais si ce sont mes paroles, mes mimiques ou bien un fluide miraculeux, mais il prit soudain confiance, cessa de martyriser la langue tout autant que lui-même. Il était apaisé et sans doute plus serein. Les mots coulaient d'une langue moins rocailleuse, il y avait plus de fluidité dans sa voix, devenue plus douce et posée.


Je me trompais du tout au tout. Ce que je prenais pour rémission ou paix étaient les prémices d'un ouragan : une tempête de sable, de celles qui avaient cloué Saint Exupéry sur son chemin en un autre temps. Lui était éternel mais différent. Sa poésie était tout autre que celle de son glorieux devancier. Je pensais cueillir des roses ; je me préparais à une tout autre moisson.


Mon Petit Prince se fit grave. Il me fixa de son regard perçant et me demanda : « Peut-on être encore plus malheureux aujourd'hui qu'on pouvait l'être hier, alors qu'on pensait avoir connu le pire ? » J'en restai ébahi. Que voulait-il dire et pourquoi ce « on » si impersonnel ? Je lui demandai de préciser son propos, de ne pas hésiter à parler de lui et soulager ce qu'il avait ainsi sur le cœur.


Alors, il parla de lui et de son rapport à l'école. Il avait vécu l'enfer en primaire, le collège s'avérait désormais une épreuve plus redoutable encore. Son handicap, ses camarades, sa personnalité si multiple. Il me dit quelques mots, quelques phrases que je ne pouvais perdre ainsi en chemin. C'était beau , émouvant et si poétique, tragique peut-être et venant de si loin, de si profond, que je ne voulais rien en perdre.


Oh, ce ne fut pas un jet furieux, un cri de rage et de folie. Non. Il lui fallut du temps et des efforts, reprendre pied et souffle pour me dicter ce qu'il savait que je transcrivais. Il attendait aussi que je lui lise chaque phrase pour aller plus loin, confiant désormais dans le fait que rien n'en serait perdu. Je n'ai pas la force de garder cela pour moi, il me faut, bien vite, faire le récit de ce moment en suspens, vous confier aussi ses quelques phrases. Chacun m'aidera peut-être à y voir plus clair.


Je vous confie donc ce trésor. Je ne peux vous en dire davantage, vous le comprenez . C'est avec l'enfant que vous terminerez ce voyage. J'ai été beaucoup trop bavard. Il me fallait vous préciser la scène afin que vous n'y voyiez aucune manipulation de ma part. Je vous laisse avec ce Petit Prince, égaré dans notre monde furieux. Ne le brusquez pas, il est si fragile !


 


« Cette année, en sixième, j'ai l'impression qu'il me manque quelque chose. Je ne suis pas heureux du changement. Je m'ennuie tout le temps, pour moi le collège, c'est ennuyeux. Ce matin je me suis dit qu'il y aurait encore une journée comme les autres, sans intérêt. À chaque fois que je vois un professeur, j'ai le sentiment qu'il vient réciter son cours comme un script.


La barque navigue et emmène mes camarades et moi, je suis resté sur le bord et je regarde passer le bateau, sans envie d'y monter. Je vois passer des gens que j'aime bien mais sans vouloir les accompagner. Je me sens en même temps l'acteur et le spectateur de ma propre vie. J'ai deux personnalités : celui qui est gentil quand il se sent à l'aise et celui qui est méchant et qui veut faire payer à certaines personnes les souffrances qu'elles lui ont fait subir.


À l'école mon ennui m'empêche de discuter avec les autres, de participer à leurs jeux. Au contraire, dans mon environnement je suis tout autre, très gentil. Mais dès que j'arrive ici, je ne suis plus le même : je me transforme en diable . Je suis un autre et je me sens si mal. L'école est vraiment une souffrance, chaque heure me semble une éternité. Que faire ? »


Miraculeusement sien.


 

"Exilé sur la terre au milieu des huées ,

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher".

 

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