mardi 16 février 2021

La vengeance de Raboliot.

 

Au bout du conte.





Il était une fois notre ami Raboliot, prince en sa forêt, gueux parmi les gueux. Il n’avait que sa chemise et quelques effets personnels. Sans terre ni maison, il vivait dans une cabane faite de branchages et de récupération. Qu’importe, il avait la Sologne pour territoire, la liberté à ses chaussures et son fusil pour aller fièrement la tête haute.


Bien sûr, il était braconnier ; il le savait et s’en faisait un point d’honneur. Nulle barrière ne peut entraver le gibier, nulle clôture ne devrait délimiter la nature. Les animaux devaient aller librement et les croquants de son espèce pareillement. Il n’acceptait pas de se plier à la terrible recommandation des pancartes honteuses : « Propriété privée, défense de pénétrer ! » Pour lui ce n’était qu’incitation à la visite et il se faisait un malin plaisir à franchir l’obstacle, trouver une faille dans la barrière ou même à favoriser une meurtrissure, une ouverture béante.


Il devenait fou plus encore lorsque le Saint-Hubert avait cloué sur un arbre « Défense de chasser ! » comme si quiconque pouvait l’empêcher de perpétuer le geste le plus ancien de l’espèce humaine : celui qui lui permettait de survivre. Mais attention, Raboliot n’était pas de ces muscadins déguisés en rustauds qui, une fois la semaine, venaient tirer sur tout ce qui bouge , tout ce qu’on venait de lâcher de volières et de cages issues d’élevages.


Raboliot était un chasseur, pas un tueur : pas un de ces petits messieurs de la capitale qui appuyaient sur la gâchette par jeu et par délectation. Lui quand il tirait, c’était pour manger ou bien offrir à quelqu’un de quoi faire un civet ou bien un pâté. Et quand la gibecière était pleine, qu’il avait son content de viande, il ne continuait pas le massacre pour poser devant un tableau honteux, une exposition macabre de corps sans vie pour la postérité du massacreur.


Raboliot avait une haute idée de la relation qu’il entretenait avec le gibier. Il était même capable de le nourrir, de soigner une bête blessée, de la sortir d’un piège. Car, en dépit de son patronyme, il n’était pas du genre à poser un collet ou bien une mâchoire d’acier pour prendre lâchement un pauvre animal condamné à une mort lente et atroce. Lui avait un code de l’honneur : la bête devait avoir sa chance et la traque qu'il lui faisait pouvait se terminer en faveur de la proie.


 


Alors notre Solognot s’indignait de voir l’hécatombe du dimanche : les canards tombés comme à Gravelotte, les chevreuils repoussés par des rabatteurs qui risquaient, eux aussi, de prendre du plomb avant de tomber sous les tirs croisés de sales types qui n’avaient pas bougé leurs fesses. Il pestait, il s’indignait qu’on puisse ainsi chasser sans même connaître les habitudes de l’animal qui tombait devant soi.


Pour lui, les gardes étaient les odieux complices de cette armée de tueurs par plaisir. Il leur avait déclaré une guerre sans pitié ; toujours prompt à désobéir aux panneaux et à narguer le collaborateur du capital. Raboliot était un être libre, un gars qui aurait pu être anarchiste si on lui avait expliqué ce mot trop savant pour lui. Il était simplement Solognot et rien ne pouvait le rendre plus fier !


Quand il vit sa belle forêt se couvrir de barbelés, de hauts murs, de clôtures, de fossés profonds, il se dit qu’il allait devenir fou. Il voulut mener le combat, abattre les barrières, ouvrir les espaces, laisser le gibier aller et venir à sa guise. Si la terre peut appartenir à quelqu’un-cette idée était déjà au-dessus de ses convictions-les animaux, eux, ne pouvaient se trouver accaparés par la même occasion.


Raboliot fit sa guerre à lui. Une résistance désespérée et vaine. Seul contre tous, il n’avait aucune chance de vaincre l’esprit mercantile et petit-bourgeois des propriétaires. Il était pourchassé par les gardes tout comme par les pandores qui se firent bien vite les complices zélés des premiers. Il faut dire que députés et sénateurs faisaient partie du lot des chasseurs postés.



Il dut se cacher, renoncer à ses coups de force contre les clôtures. Il était devenu la bête à abattre, la proie dont le trophée devait orner toute propriété qui se respecte ou bien un relais de chasse : l’un de ces repaires où bien des choses inavouables se déroulaient après le repas de dimanche midi. Alors il décida de singer Robin des bois, de prélever une nouvelle sorte de gibier, un gibier ventru, aviné, débraillé portant déguisement de gentilhomme « farmer ». Une bête certes immangeable mais qu’il convenait de punir comme il convient.


Raboliot dressa une horde de sangliers, des vieux mâles irrespectables à la couenne dure et à la masse imposante. Il parcourait depuis si longtemps les bois qu’il était en connivence avec ces monstres de muscles. Il obtint d’eux qu’ils traversent la route à son signal, suffisamment loin du véhicule arrivant sur la route pour ne pas être percutés, assez près de lui néanmoins pour offrir une immense frayeur à son pilote.


Et c’est ainsi, qu’en cet automne fameux, on ne compta plus les automobilistes, revenant le plus souvent d’une partie de chasse, qui avaient terminé leur périple dans un fossé ou bien contre un arbre. Il y eut bien plus de casse que de blessures ; Raboliot prenant toujours soin de choisir une portion de route où la vitesse ne pouvait être excessive. Il y eut tout au plus quelques nez cassés et un bras en écharpe : pas de quoi fouetter un lynx : il y en avait encore à cette époque …


Cependant, la maréchaussée s’inquiéta de ce curieux phénomène qui voulait qu’un sanglier croise toujours la route d’un chasseur de retour de goguette. On s’interrogea en haut lieu ; des hypothèses furent émises par les sommités de la sécurité routière. L'intempérance des chasseurs fut montrée du doigt : ils avaient la réputation de boire plus d’un canon lors de leurs fameux banquets.



Raboliot, ayant eu vent de ces interrogations, enfonça davantage le clou. Il eut l’idée de teindre en rose quelques-uns de ses complices. Les victimes suivantes évoquèrent le passage subit de cochons roses dans leurs phares, juste au sortir d’un virage. Cette fois, il ne fit plus aucun doute que l’alcool, et seulement l’alcool, était responsable de cette hécatombe.


Raboliot riait sous cape. Il avait fait tant de dégâts que les gros chasseurs parisiens hésitaient désormais à venir dans sa chère Sologne. Pire encore, l’État instaura en 1965 les premiers alcootests, ce fut un coup d’arrêt pour les rois de la bouteille. Il fallait choisir : chasser ou bien boire. Jusqu’alors, pour ces gens peu scrupuleux, l’un n’allait pas sans l’autre. Rentrer sur Paris avec un coup dans le nez devenait plus problématique, surtout quand l’accident survenait de manière impromptue.


Car Raboliot continua encore un temps à mettre au fossé ceux qui avaient besoin d’avoir un peu de plomb dans la tête. Puis, il se lassa de passer ses dimanches soirs, tapi dans les bouchetures à guetter les gredins qui venaient trucider ses chers gibiers. Il ne pouvait infléchir le mouvement inexorable qui transformait sa Sologne en un vaste terrain de jeu pour riches bourgeois arrivistes.


Il renonça à sa vengeance, abandonnant un combat perdu d’avance. Il retourna à ses bois, à ses traques et à sa braconne. Les gardes, quant à eux, plus avisés qu’il n’y paraissait au premier abord, avaient compris le fin mot de l’histoire. Ils jugèrent préférable de fermer les yeux sur les petits prélèvements que faisait notre ami dans les propriétés dont ils avaient la charge.


Bien vite, les accidents cessèrent. Les contrôles, hélas, ne firent, au fil des années, que s’amplifier et se faire plus sévères. C’est donc de la faute de Raboliot si, certains soirs, des petits hommes en bleu vous arrêtent et vous font souffler dans une étrange pipette. Si d’aventure, vous veniez à leur dire que vous avez croisé un sanglier rose, prenez bien garde de ne pas finir en cellule de dégrisement.


Voilà la belle histoire de Raboliot qui, un soir, finit par casser sa pipe. On le mit en bière : la chose peut paraître surprenante. Il eût préféré qu’on le glisse dans un fût. Celui d’un fusil ou bien d’un bon vin. L’homme aurait pu ainsi rejoindre le cimetière des vieux sangliers, des vieux solitaires, des durs à cuire. Il préféra finir dans un magnifique feu de la Saint Jean comme on aime à les faire en Sologne, et ses cendres purent ainsi se disperser au-delà de toutes les barrières qui défigurent notre beau pays.


Hédonistement sien


 

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