lundi 22 février 2021

Son dernier bal !


La danse du balai





Il se murmure d’étranges choses entre Sologne et Loire. Nous ne pouvons leur accorder créance tant elles paraissent incertaines et plus encore. Néanmoins, puisque cette légende est venue jusqu’à mes oreilles, je me fais un devoir de vous la confier, sans attendre de vous que vous la preniez pour véritable.


Il y a fort longtemps dans un village lové auprès de son château, vivait un humble berger qui gardait des moutons et des chèvres dans les pâtures au bord de la rivière, ces grands espaces destinés au pacage collectif qu’on nomme au pays « Varennes ». Éric était un fort beau jeune homme qui faisait tourner bien des têtes parmi les charlusettes de l’endroit. De toutes ces jeunes filles, la plus énamourée et la plus assidue était sans nul doute Jacquenote. Elle n’avait d’yeux que pour lui, attendait qu’il se déclare pour lui donner sa fleur.


Hélas, l’amour est aveugle ! Le gentil berger était épris d’une femme plus âgée. Irène était une dame à la réputation incertaine tout autant qu’à la beauté aussi vénéneuse qu’envoûtante. Le berger avait succombé au magnétisme d’un regard étincelant. D’un bleu profond aux délicates nuances orange et jaune, les pupilles de la dame brillaient tout particulièrement la nuit venue. Beaucoup, à cause de ce regard, lui attribuaient des pouvoirs occultes, se méfiaient d’elle tandis que certains se signaient à son approche et lui tournaient le dos. Éric se moquait de ces rumeurs qu’il pensait infondées, il était sous le charme de celle qu’on nommait dans son dos : « La Birette ».


Quand ses bêtes étaient à l’abri dans leurs bergeries, Éric, la nuit tombée ne manquait jamais d’aller rendre visite de courtoisie à Irène au plus grand dépit de Jacquenote. Là, dans la chaumière de la sorcière, il était sous le charme. Il la regardait, lui décrivait ses émotions que la femme écoutait sans y prêter grande attention. Puis, quand dix heures sonnaient au clocher de l’église, Irène disait toujours la même chose à ce pauvre berger : « Allez, mon bel ami, ouste. Du Balai ! J’ai tant à faire qu’il vous faut me laisser ... »


Èric s’en allait, penaud et déconfit. Il trouvait souvent sur sa route Jacquenote qui avait repéré le manège et savait l’heure où le trouver, la mine refrognée. La jeune fille lui octroyait de tendres œillades, tentait de le convaincre que c’est avec elle qu’il serait heureux. Éric n’en voulait rien savoir, c’est Irène qui était dans son cœur en dépit de cette rebuffade quotidienne.


Le temps passa ainsi. Ni le berger ni la pauvrette n’étaient heureux tandis que dame Irène semblait indifférente et allait son train. Jacquenote un soir, n’en pouvant plus osa dire ses craintes et ses doutes à propos de celle qu’elle prenait pour une sorcière. L’amoureuse éconduite conseilla à son berger de cœur de faire le guet devant la chaumière de la femme à la minuit.


Éric fut soudainement frappé d’une sourde inquiétude : « Et si la petite avait raison ! » À dix heures sonnantes, cette fois encore Irène le pria comme à l’accoutumée de déguerpir et de la laisser tranquille. Le berger se cacha derrière un fourré, attendit deux longues heures, miné par l’angoisse, redoutant ce qu’il ne manquerait pas découvrir. Il s’était imaginé qu’un homme marié allait frapper à la porte de la dame qui n’attendait que lui. Il fut bien plus surpris hélas !


À minuit tapante, Irène ouvrit sa porte. Elle était vêtue entièrement de blanc, d’une vaste robe flottante. Elle semblait en lévitation sortant prestement de sa demeure pour filer en tournant le dos à la Loire. Il se rendit compte qu’elle chevauchait un balai en bouleau. Il dut courir pour la suivre à distance, la femme allait bon train sans avoir besoin de marcher.


De temps à autre il la perdait de vue mais Éric avait compris où sa dame de cœur se rendait. Il n’y avait aucun doute, c’est vers la clairière des Frappiers, là où se termine le Val et commence la Sologne mystérieuse, que son balai la portait. Il arriva fort essoufflé alors que le Sabbat était depuis quelques temps entamé.


Irène dansait avec des créatures étranges, des êtres porteurs de cornes. Il était horrifié de la voir ainsi se donner corps et âme à des diablotins qui l’entraînaient dans des rondes effrénées. De temps à autre, l’un de ces personnages hirsutes prenait la Birette par la main pour la mener à l’écart de la prairie. À chaque fois, des murmures, des plaintes, des cris ne laissaient aucun doute sur ce que faisaient ces deux-là. Après s’être donnée à tous les participants de ce bal satanique, Irène rentra chez elle de la même manière. Le jour allait se lever. Le pauvre Éric était au désespoir, il s’était épris d’une immonde sorcière qui s’était moquée de lui, le faisant passer pour son fiancé alors qu’elle était la maîtresse de tous les diables. Il pensa avec honte à cette pauvre Jacquenote qu’il avait laissée se languir. Quel misérable il était.


Le temps passa. Éric cessa de rendre visite à celle qui n’était qu’une infâme sorcière. Il acceptait désormais la compagnie de Jacquenote sans pour autant répondre à ses avances malgré le plaisir grandissant qu’il y prenait. Il lui fallait d’abord digérer sa blessure sans pour autant se jeter sur la petite. Il voulait que murissent ses sentiments.


Ce soir-là, il y avait un bal dans le village. La cicatrice était résorbée, le Berger accepta l’invitation de son amie. Jacquenote s’était faite belle, Éric sentit poindre en lui une attirance nouvelle, un désir qui lui redonnait la joie de vivre. Le duo, sous le regard amusé de l’assemblée, ne cessa de danser. Tous remarquèrent l’harmonie du jeune couple. Elle faisait plaisir à voir. Dans l’ombre, à l’écart, une femme rongeait son frein et grinçait des dents. Irène était jalouse ...


Les deux amoureux se déclarèrent. Leur mariage fut annoncé. C’est le jour même de la cérémonie que la belle romance bascula dans le drame le plus affreux. Alors qu’ils sortaient de l’église, les nouveaux époux passèrent à proximité d’Irène. La femme quoiqu’ayant le regard mauvais, se mit à jouer à la cabrette un air endiablé auquel la belle épousée ne put résister.


Jacquenote se mit à danser. Elle ne se maîtrisait absolument plus. Elle était comme prise de folie. Elle tournoyait, sautait, chantait de manière inconsidérée. Soudain, sans que personne ne puisse la retenir, tout en dansant encore et encore, elle pénétra, portée par sa farandole diabolique dans le château. Quelques minutes plus tard, la foule médusée la vit à nouveau. Elle était tout là-haut sur le chemin de ronde. Elle dansait toujours, en équilibre sur les créneaux. La foule se taisait, pressentant le drame.


Elle fit un pas de trop, un pas fatal. Jacquenote perdit l’équilibre et tomba dans la Loire pour y disparaître à jamais. C’était l’effroi. Éric poussa un hurlement terrible, un cri qui ressemblait étrangement à celui d’un loup avant que de s'effondrer en larmes. Le pauvre garçon ne put s’en remettre, il venait de perdre la tête et son amour. Il quitta le pays, se fit vagabond et personne n’entendit plus jamais parler de lui dans le pays.


Au village, on se saisit immédiatement de la Birette ! Elle fut enfermée dans la prison du village pour l’éloigner de la foule qui voulait l’écharper. Un procès eut lieu, à la demande de l’église. Elle fut tout naturellement accusée de sorcellerie. Les témoignages étaient accablants, le souvenir de Jacquenote présent dans tous les esprits. Le verdict tomba sans surprise : la mort d’une manière terrible ! Il fut décidé de l’attacher à un châtaignier aux Frappiers et de la laisser à l’appétit des loups qui rodaient en nombre en cette époque lointaine.


Un demi-siècle passa. Un jour, un vieil homme à l’esprit absent, arriva dans le pays. Il avait l’air d’un homme sans joie, d’un pauvre erre en désespérance. Il vivait de peu, acceptant quelques offrandes pour subsister. Il se tenait toute la journée dans les Varennes à regarder la Loire puis s’en allait passer la nuit dans la clairière des Frappiers. C’est sans doute ce qui éveilla quelques réminiscences ; une vieille histoire revint en mémoire des anciens, parmi ceux-là, certains crurent reconnaître en ce pauvre bougre les traits d’Éric, le berger d’antan.


Le vieil homme ne répondait pas à ceux qui tentèrent de lui parler. Il faisait peine à voir. C’était une désolation que de percevoir la douleur immense qui était sienne. Que faire ? C’est alors qu’un musicien à qui l’on avait confié le récit eut une idée étrange. L’homme se mit à jouer de la cabrette devant le pauvre bonhomme. Éric, puisque c’était bien lui, tourna la tête, des larmes lui coulaient en abondance, il se passait quelque chose.


Le musicien joua jusqu’à la minuit sans jamais s’arrêter. Soudain, quand les cloches eurent sonné, une louve surgit, montrant des dents, bavant. Elle menaçait le musicien, allait lui sauter à la gorge quand le vieux berger sortit de sa torpeur. Il se leva, se dressa devant la bête, s’interposa entre le fauve et le musicien. La louve voulut le mordre à la gorge, le vieux lutta de toutes ses forces. Dans la bataille, il plongea dans le regard du monstre, des yeux d’un bleu profond aux délicates nuances orange et jaune brillant intensément.


Dans un sursaut de rage, il brisa le cou de la louve et la jeta dans la Loire. En cet instant précis, une vieille femme sortit des flots, Elle dansait et s’approcha du vieil homme. Elle l’embrassa longuement. L’homme lui dit alors : « Je t’ai attendue cinquante longues années mais j’ai toujours eu la certitude que je te retrouverais ! » Éric et sa Jacquenote vécurent le reste de leur âge dans la plus miraculeuse plénitude. Leur amour était si fort que personne n’osait venir les importuner. Il était passé le temps pour eux d’avoir des enfants. Tous les contes de fées ne se terminent pas de la même manière.


 

 Diaboliquement sien.


 

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