Lux
umbram praebet, mysteria autem veritas
En mon pays
d'en France, nous avions le bonheur, alors sans pareil, de disposer
d'un grand cinéma : un lieu vaste et confortable au cœur de ce
petit village qui m'a vu naître et grandir. Face à lui, il y avait
encore la vieille halle de fer sous laquelle se tenait le marché aux
volailles avant que la modernité n'ait imposé, dans le même temps,
un feu tricolore et la destruction de ce qui était alors le symbole
de l'archaïsme.
Heureusement,
notre cinéma Sully Lux échappa à la folie des bâtisseurs. Il
resta longtemps tel que je l'avais découvert pour la première
fois ; c'est du moins ainsi dans mes souvenirs lointains. Nous
faisions la queue car, en ce temps-là, le cinéma était une sortie
familiale. Il y avait foule qui se pressait sous le hall d'entrée.
Nous passions à tour de rôle devant le guichet avec son hygiaphone.
Une dame nous
dominait de sa position surplombée. Elle cochait un grand plan ;
chaque siège avait son numéro. Les gens avaient leur préférence :
les uns près de l'écran et de la fosse, les autres sur l'un des
deux espaces latéraux, beaucoup sur le haut de la salle et les
habitués dans ce balcon auquel je n'eus accès que bien plus tard.
Il y avait là un privilège associé à un tarif de première classe
qui me fut longtemps inconnu. C'est plus tard, que les adolescents
que nous devînmes firent du balcon leur quartier général. Mais
ceci est une autre histoire ...
Le précieux
billet en poche, nous devions attendre pour gravir les marches qui
menaient jusqu'à l'entrée de la grande salle. Nous avions alors une
vue plongeante sur des centaines de fauteuils rouges, confortables
alors. Nous devions attendre qu'une ouvreuse nous conduise à notre
place. Nous pouvions alors nous couler dans cet espace moelleux pour
quelques délices cinématographiques.
L'écran était
caché par une toile publicitaire. Les commerçants locaux qui
avaient réussi disposaient de leur encart publicitaire. Les
« Meubles Auger » se taillaient la part du lion au centre
de cette immense panneau. C'était notre
premier grand magasin ; nous ne pouvions ignorer sa
spectaculaire réussite.
Un grand
rideau rouge tombait de chaque côté de l'écran. Il s'ouvrait
lentement plusieurs fois dans la séance. Tout d'abord pour laisser
place au court-métrage et aux informations cinématographiques.
Puis, pour revenir, le temps de l'entracte au panneau commercial,
puis, pour annoncer le début du grand film. Il se refermait
solennellement à la fin de chaque partie, laissant entrevoir un
générique qui n'avait pas terminé de se dérouler. C'était
magique ...
Les
retardataires avaient le droit de suivre l'ouvreuse, sa lampe de
poche en main. Ils déclenchaient des murmures et des plaintes,
surtout quand leur place exigeait que de nombreux spectateurs se
lèvassent pour les laisser passer. Le silence était la règle en ce
lieu de culte païen. La moquette épaisse étouffait les pas. De
grands lampadaires jaunes, semblables aux enseignes des bureaux de
tabac, ornaient les murs qui étaient plissés.
Je me souviens
tout particulièrement des toilettes du cinéma. Nous devions
emprunter un long et étroit escalier en colimaçon qui descendait
sous la salle. Il y avait du mystère en ce lieu souterrain et
quelques odeurs pas toutes agréables. L'espace était vaste, rouge
et noir, parfaitement éclairé et pourtant j'avais toujours le cœur
battant lors de cette plongée dans les entrailles du cinéma.
Je me souviens
surtout de la séance de Noël durant toute mon enfance. Les enfants
des écoles primaires faisaient lente procession le long du ru
d'Oison pour se rendre à la séance offerte par notre pape local :
le propriétaire du Sully Lux. Nous étions passablement excités :
il y avait de l'agitation et de l'exaltation dans les rangs mais nul
débordement. Le temps n'était pas encore aux cris et aux folies des
élèves conduits par leurs maîtres d'école …
Les classes
s'installaient les une après les autres, sans bousculade, dans un
ordre parfait. Le silence se faisait et la première partie
commençait. J'avoue ne plus savoir si nous avions droit à un
spectacle ou bien à une projection. Je penche plutôt pour des
dessins animés mais il y a si longtemps, que la mémoire me manque.
Puis, la lumière se faisait et arrivait le grand moment qui me
marqua à jamais …
La ville de
Sully pour l'occasion avait fait préparer cinq cents petits sacs
alimentaires en kraft. Les enseignants distribuaient à chacun ce
petit paquet-cadeau pour que nous puissions goûter avant le grand
film. Les enfants ouvraient la pochette, ils y découvraient des
pâtes de fruits, des chocolats, une friandise, quelques bonbons et
une clémentine.
Cinq cents
clémentines étaient alors épluchées dans le même instant. La
salle était déjà imprégnée des effluves de cette marmaille à
l'hygiène pas toujours irréprochable. La promiscuité aidant, une
atmosphère lourde recevait ainsi le parfum de ce fruit exotique qui
avait macéré quelques heures dans le papier kraft.
De ces séances
de Noël, j'ai hérité d'un rejet total et définitif pour l'odeur
de la clémentine et, paradoxalement, chaque fois qu'elle parvient à
mes narines, je suis plongé au cœur de mon enfance. Dégoût et
nostalgie douce-amère se mêlent ici. Le cinéma restera toujours
pour moi marqué par ce souvenir d'en France.
Le film
pouvait commencer parmi tous ces effluves mélangés. Nous étions
transportés par la magie de Noël. Quand nous rentrions à l'école,
nous étions en vacances. Dans les rues de la ville, les
hauts-parleurs crachotaient la chanson de Tino Rossi. Les éclairages
s'allumaient, la magie allait opérer sans que nous soyons submergés
par des montagnes de cadeaux.
Cinématographique
vôtre.
Lux
umbram praebet, mysteria autem veritas
La
lumière produit l'ombre, mais la vérité suscite les mystères.
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