Une
histoire qui tourne court.
Il
était une fois un marinier de Loire qui en avait soupé de toujours
remonter le courant en tirant sur le licol comme un âne bâté. Il
devait haler sur les chemins de nos berges, souffrant comme un
forçat, peinant comme un galérien. La bricole le blessait durement,
la tache était rude et la pitance bien maigre.
Ce
flibustier d'eau douce avait quelques idées en tête mais jamais la
besogne ne lui laissait le temps de montrer à tous qu'il y avait
surement manière plus facile de remonter la pente. Il profita d'une
période de basses eaux, par un de ces étés de grande chaleur qui
vous font tourner l'entrepreneur en bourrique et le vin en vinaigre
dans sa barrique, pour montrer à tous qu'il en avait dans le tétieau
!
Tandis
que ses collègues de peine et de labeur usaient leurs fonds de
culottes dans les tavernes du coin à vider bien plus de chopines
qu'ils n'en pouvaient garder dans le ventre, lui réfléchissait à
cette idée que lui soufflait sans doute un esprit malin. Puisqu'il
n'y avait pas moyen d'aller contre les lois de la physique
hydraulique, que le courant du fleuve irait toujours de sa source à
son embouchure, il faudrait trouver belle astuce pour inverser
quelque chose dans le cours de cette drôle d'histoire.
Inverser,
l'idée lui paraissait bonne, elle méritait d'être creusée.
L'homme n'était pas un gaillard pour rien, il ne rechignait
nullement à la besogne surtout quand celle-ci se pouvait en baillant
aux corneilles. Il fit le tour de la question marinière avec un
esprit de synthèse qui le surprenait lui même. Il examina une à
une toutes les variables de la Loire, du bateau à la main d'œuvre
avec une rare précision.
Ce
fut le navire qui attira tout d'abord sa nouvelle et si spontanée
perspicacité. Pour qu'il aille à rebours sans un goutte de sueur,
il fallait bien qu'il y ait astuce à son bord. Il se défit bien
vite des idées sans queue ni tête. Mettre la proue à la place de
la poupe ne servirait à rien dans le cas présent.
Il
avait beau retourner la question, il ne voyait pas idée qui méritât
qu'on s'y attache. Il eut bien l'intention de mettre cul par dessus
tête et de retourner le bateau pour qu'il ait la coque en l'air.
Mais voyez-vous, nos chalands ont le fond plat et le mat proéminent,
la chose risquait de poser problème ! Après plusieurs jours
d'inutiles réflexions, il n'avait pas avancé d'un pouce dans ses
démangeaisons méningées.
Il
se dit alors que du côté du navire il n'y avait rien à espérer,
qu'il était ainsi fait et qu'il n'y fallait rien changer. Il se
demanda alors, si du côté de la Loire, il y aurait bien un moyen
d'inverser le cours des eaux à sa convenance. Il suffirait se
dit-il, de mettre la montagne à la mer et la mer en Cévennes pour
que d'un coup de baguette magique, le miracle ait lieu.
Mais
si l'idée était séduisante, elle avait bien un petit inconvénient.
Non seulement la Montagne accouche plus facilement d'une souris que
d'une envie de voyage, mais encore elle aurait probablement un peu de
vague à l'âme en quittant ses domaines. Non, il ne fallait pas
creuser plus avant de telles énormités !
Il
en conclut que le courant devait toujours aller de l'Est à l'Ouest
pour que les hommes sachent de quelle rive ils étaient. Il n'y avait
pas à revenir sur cette évidence ! C'est encore ailleurs qu'il
fallait trouver la solution. Il sentait qu'il tournait en rond, que
son jugement se faisait moins bon. Il lui prit bien une petite envie
de chopine comme ses collègues qui cuvaient bien aises dans un
recoin du port. Mais lui avait une mission sacrée, il n'en devait
pas s'écarter !
C'est
alors que machinalement, pour trouver l'inspiration tout autant que
passer le temps, il se mit à faire des nœuds sur une échelle de
corde qui trainait, on peut légitimement se demander pourquoi, sur
le pont de son rafiot. L'échelle avait douze barreaux et il y fit un
grand nombre de nœuds. L'homme s'appelait Beaufort, il allait sans
le savoir faire tourner le vent sans jamais mesurer l'importance de
la chose.
Quand
il eut fini son ouvrage, il se pensa à l'abri de l'ennui. Il avait
toujours son idée en cogitation et un grand vent soufflait au dessus
de sa tête. Il prit un barreau de son échelle à nœuds, le fit
tournoyer dans ses mains calleuses de travailleur de force. Là,
quelle surprise, le vent que jusqu'alors soufflait dans le sens
dévalant se mit soudain à nous jouer les girouettes.
Surpris
lui aussi par ce phénomène étrange tout autant qu'inhabituel,
l'ami Beaufort après de longues minutes de stupeur refit son étrange
manœuvre. Dans le même coup, le vent avait encore chaviré de sens.
Les girouets de nos bateaux ne savaient plus où donner de la flèche,
les oiseaux montraient des signes d'impatience et les arbres se
demandaient de quel côté pencher;
Beaufort
se dit qu'il y avait là un bien curieux sortilège. Il refit ce
jour-là une dernière fois son tour de passe-passe, histoire d'avoir
la confirmation de cette diablerie à n'en pas croire. Là, une fois
encore sous ses yeux ébahis, le vent tourna casaque et tout ce qui
se soumet à ses caprices s'en trouva dérouté. Il se dit qu'il
devait cesser sur le champ de chagriner ainsi dame nature. Mais il
avait compris qu'il tenait son trésor et qu'il fallait qu'il se le
garde rien que pour lui.
Car
voyez-vous, quand l'un veut un vent favorable, l'autre qui s'en va
dans l'autre sens aimerait disposer du contraire. Il n'est pas
question que chacun ait vent à sa convenance, Beaufort décida de
garder rien que pour son usage cette échelle à faire tourner le
vent tout autant que les têtes des dames. Car voyez-vous, il
découvrit plus tard ce curieux aspect de sa trouvaille et c'est même
ce qui le perdit.
Il
usa fort peu de sa découverte. Car dans le même temps qu'il
commandait au vent, il chavirait tous les cœurs qui lui réclamaient
des bises quand leurs jupons se soulevaient à son passage. Il devint
vite fou, ne sachant plus dans quel sens faire souffler le vent. Il
allait d'une dame à l'autre, ne pouvant satisfaire l'appétit des
gourmandes. Emporté par cette tornade charnelle, Beaufort se
préoccupa de moins en moins de marine.
Sa
petite affaire marinière périclita, il n'en pouvait plus. C'est un
homme épuisé et ruiné qui se rendit compte qu'il n'était pas de
la responsabilité des hommes de commander aux vents. C'est par une
nuit de pleine lune sans un souffle de vent qu'il se pendit à son
échelle. La corde fut jetée aux oubliettes de l'histoire et le
pauvre homme à la fosse commune.
Essoufflement
vôtre.
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