L’avers
et le revers.
Il
était une fois, une époque où les humains tiraient de la nature
les leçons essentielles qui leur permettaient d’avancer la tête
haute ou bien de choisir en connaissance de cause le versant obscur.
L’enseignement était alors une simple transmission, un moment de
partage et de réflexion qu’un vieillard offrait en créance à un
enfant. Point d’argent dans l’héritage mais une belle et simple
philosophie de la vie qui se recevait par le cœur.
L’enfant
écoutait l’ancien. Ce temps était alors celui du respect et du
mélange des générations. La parole avait encore une valeur :
elle était la bibliothèque et le véhicule de la sagesse. Les
sirènes de la modernité n’avaient pas encore détourné les plus
jeunes de ce bien incomparable que constituent les expériences
accumulées par toutes les générations précédentes. C’était
une époque d’un passé révolu …
En
ce temps-là, l’ancien prenait le plus jeune par la main et allait
sur les chemins de la terre. Marcher n’était pas encore un sport
ou une hérésie : c’était le temps de la discussion et de la
connivence. L’un et l’autre avançaient tout en devisant
gravement. Les mots pouvaient alors suivre le rythme des pas pour
faire leur chemin, profondément, dans la conscience de l’enfant.
L’ancien
dit au gamin : « Regarde la rivière. Son eau est la source de
toute vie. Elle nous apporte l'élément indispensable à toutes les
espèces et aux plantes. Elle est bienfait et beauté, nous permet
d’aller loin sur le fleuve. Pourtant, quelquefois, elle apporte
mort et désolation, destruction et danger. Il en va ainsi de toute
chose sur cette Terre et c’est à toi de toujours démêler le bien
du mal dans ce qui t’entoure ! »
Le
gamin ne soufflait pas, il ne haussait pas les épaules. Il écoutait
gravement le discours de son aïeul. Il savait qu’il avait beaucoup
à apprendre de lui. Il était en mesure d’écouter mais plus
encore de retenir ce qu’il lui disait. La mémoire était en ce
temps-là, l’outil de la connaissance et le véhicule de la
sagesse.
Le
vieux continua : « Le feu est, quant à lui, le double et le
contraire de l’eau. Naturellement, l’homme, spontanément,
redoute cette bête sauvage qui dévore tout sur son passage. Il a
pourtant su trouver le moyen de le dompter pour se réchauffer et
préparer les aliments. C’est ainsi que jamais rien n’est
entièrement mauvais ni totalement bon. »
Le
petit souriait. Il savait tout ça et aimait la manière dont
l’ancien lui parlait. Il puisait dans ses paroles l’énergie qui
ferait de lui bientôt un adulte : un être responsable de ses
actes et de ses choix. La vie s’ouvrait à lui et il lui
appartenait d’en assumer la difficulté et la grandeur, la
complexité et la beauté.
Le
vieil homme passa alors devant des colchiques. « Regarde ces
fleurs. Elles nous avertissent de la fin de l’été. Elles sont
belles, elles nous attirent et pourtant elles recèlent en elles un
poison mortel. Il ne faut jamais se fier aux apparences, certains
êtres sont enjôleurs : ils te font de belles risettes et sont
capables des plus terribles trahisons. D’autres sont au contraire
sévères, froids et distants. Ce sera sur eux que tu pourras
t’appuyer quand tu seras à la peine. »
L’enfant
avait déjà remarqué cet étrange paradoxe. On l’avait mis en
garde bien des fois et il s’était brûlé les doigts à suivre des
beaux parleurs qui n’étaient pas toujours aussi fiables qu’on
pouvait le supposer. La route qui s’ouvrait à lui était semée
d’embûches ; il serait bien délicat de trouver les bons
appuis. Le chemin serait toujours glissant et incertain en toute
circonstance. Il l’avait compris au travers d’expériences
malheureuses et de grandes désillusions.
Le
vénérable vieillard poursuivit son discours. Il tenait fermement la
main de l’enfant, voulant sans doute lui transmettre bien plus que
des mots. Le plus jeune sentait une chaleur inhabituelle dans sa
paume de main ; il se pensait traversé d’un flux mystérieux
et bienfaisant. Il acceptait avec confiance ce curieux phénomène
qu’il ne comprenait pas vraiment.
« Les
animaux n’échappent pas à la règle de la dualité. Ne les classe
pas les uns dans les utiles et d’autres dans le camp des nuisibles.
Seuls, ceux qui cherchent uniquement à préserver leur intérêt ,
se permettent ainsi de condamner des êtres qui ne font que tenir
leur place dans la nature. Chacun y a sa mission, son rôle et sa
raison de vivre. Vouloir interférer en cela c’est jouer les
apprentis sorciers. »
Le
petit, cette fois, sembla ne pas saisir la force du propos. Il se
retourna vers ce beau visage de cire et le questionna : « Grand-père,
tu ne vas pas me faire croire que le loup qui s’attaque à mes
moutons quand je les garde dans le pré, qui pourrait s’en prendre
à moi si la faim le tenaillait, est un animal qui a sa place dans
notre pays. Je trouve que les louvetiers font bien de le chasser et
de lui tendre des pièges. »
Le
vieux eut un sourire qui plissa son visage. « Tu répètes un
peu trop facilement ce qu’on veut te faire croire. Que sont
quelques moutons perdus quand le loup régule l’équilibre de nos
forêts et dévore les gros cervidés quand ceux-ci sont malades et
capables d’infecter leurs congénères ? Quand ils ne seront
plus là, les cerfs, les chevreuils, les daims proliféreront et bien
plus grands seront les dégâts pour les hommes. »
L’enfant
comprit alors que toute chose avait un avers et un revers. La vie se
jouerait parfois de lui lançant au hasard la pièce pour déterminer
de quel côté elle tomberait. Il lui appartenait de ne pas avoir à
laisser faire le destin. C’est lui qui devait être maître de ses
choix. C’est ce que son grand père désignait souvent sous un
étrange vocable qu’il n’avait pas toujours compris : «Le
libre arbitre ».
Le
soir à la veillée, il avait souvent entendu la plus vieille du
village dire ces propos qui aujourd’hui lui revenaient en tête
avec plus de netteté. « Chacun de nous a en lui deux loups qui
se livrent bataille. Le premier représente la gentillesse, la bonté
et l’amour. Le second porte en lui la peur, l’avidité et la
haine. Dans la rude bataille qu’ils se livrent, celui qui l’emporte
est toujours celui que nous nourrissons le plus ! »
Il
venait de comprendre. La longue promenade prenait fin. Il embrassa
tendrement son grand-père, courut voir la vieille femme pour la
remercier, elle aussi. La vie s’ouvrait devant lui et il savait
désormais quelle responsabilité était la sienne …
Les
années passèrent ; l’enfant devint un jour ce vieillard qui
voulait éclairer la route de son petit-fils. Il fit comme l’avait
fait son aïeul. Il le prit par la main et voulut le conduire en bord
de Loire. L’enfant grommela. Il n'aimait guère marcher. Il
consentit à suivre son grand-père pour ne pas encourir les foudres
de ses parents. Au détour de la maison, il se mit un casque sur les
oreilles. Le vieux n’y voyait plus grand chose, il ne s’aperçut
de rien.
Ce
que le vieil homme avait à dire se perdit sur les berges de la
rivière. L’enfant n’entendit rien de ce qui avait été enseigné
ici même, soixante-dix ans plus tôt. Le monde avait bien changé
depuis et les porteurs de parole sont désormais condamnés à parler
dans le vent. D’autres ont pris le relais. Sont-ils bons, sont-ils
mauvais ? c’est à vous de vous faire votre opinion. Jetez la
pièce en l’air, vous aurez la réponse, à la condition qu’on
lui permette de retomber. Elle pourrait tout aussi bien finir dans
une poche et vous laisser sans réponse …
Moralistement
vôtre.
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