Les
cordonniers sont-ils toujours les plus mal chaussés ?
Il était une
fois en une époque lointaine, un petit cordonnier qui aimait à
danser. Victor ne manquait jamais le moindre bal, faisait tournoyer
les dames et, lorsque l'une d'elles venait danser nu-pieds,
immanquablement il lui offrait des petites ballerines taillées à sa
mesure. Sa réputation était telle, qu'en bord de Loire, du côté
de Blois, les demoiselles avaient compris qu'il y avait là matière
à trouver chaussure à son pied.
Quelques pas
de polka, une folle scottish et le tour était joué ! Victor
se mettait à son établi, prenait son alêne et ses aiguilles
courbes, taillait le cuir et, en moins de temps qu'il ne faut pour
lire cette fable, la dame avait le pied enchâssé dans une
merveille. Sitôt pourvue, l'ingrate demoiselle prenant ses jambes à
son cou, s'ensauvait encore plus vite qu'elle avait tournoyé dans
les bras du naïf.
Victor n'était
pas dupe mais ne cessait jamais d'espérer une danseuse
reconnaissante qui se satisferait enfin de sa compagnie. C'est ainsi
qu'inlassablement, il allait de village en village, attiré par
chaque fête où les villageois et les ruraux se rassemblaient pour
guincher. Pour répondre à la demande qui ne manquerait pas de
surgir, il portait sa boîte à outils sur le dos : il y avait
toujours une danseuse pour se faire chausser à moindre prix …
Mais vaine
était sa quête d'une compagne reconnaissante ! Pourtant, un fameux
soir où tout espoir l'avait quitté, le sort se montra enfin
favorable pour notre pauvre naïf. Il se donnait belle fête pour la
Saint Jean en amont de Blois, en ce petit village qu'on nommait alors
« La Chaussée » là où une curieuse destinée avait
mené les pas de notre pauvre Victor. Il en avait chaussé des
demoiselles, et pourtant, nulle n'avait accepté sa main ! Au
désespoir, il était resté à l'écart des danseurs, refusant de se
voir grugé une fois de plus, une fois de trop.
Victor dans
l'ombre, à quelques pas des lumières du feu qui trônait au milieu
de la place, avait le cœur bien en peine et des pensées noires,
inconcevables quand on est bon chrétien. Assis sur un banc juste en
face de la Loire, il regardait la rivière qui lui tendait les bras.
« Voilà dame fidèle, qui me prendrait comme je suis ! »
soupirait le pauvre cordonnier.
C'est alors
que, semblant surgir des flots, une belle demoiselle toute de blanc
vêtue, s'approcha de lui et lui posa un délicat baiser sur le
front. Cette douce caresse sortit, de sa sombre rêverie, notre
Victor. Levant la tête, il fut ébloui par la beauté simple au
sourire délicieux, de la tendre apparition.
Marguerite,
puisque telle, elle se présenta à lui, lui demanda s'il avait
encore le courage et la force de tailler, pour elle aussi, de jolis
souliers comme il était le seul à savoir si bien le faire. Victor
n'en revenait pas : jamais auparavant une belle n'avait osé
ainsi venir à lui et sollicité elle-même cette offrande qui était
sa spécialité.
Il allait
accepter quand Marguerite lui posa un doigt sur les lèvres. « Ne
dis rien mon ami. Il faut que tu connaisses mes conditions avant que
de mêler ta destinée à la mienne. Si tu consens à me chausser,
nous partirons d'ici et vivrons le reste de notre âge, à partager
la vie de nos amis, les animaux des berges ; au bord de la
rivière avec le ciel étoilé pour unique protection. »
Victor était
subjugué autant par la douceur de cette voix que l'étrangeté de la
demande. Après tout, il en avait assez de sa vie solitaire et
morose. Voilà le signe qu'il espérait depuis si longtemps. Prêt à
tout abandonner pour partir avec la belle, il accepta avec un
empressement dont se riait Marguerite qui lui demanda de calmer son
ardeur.
« Gentil
cordonnier, il y a encore quelques conditions à notre union. Il
faudra tout d'abord que tu me fasses quatre et non pas deux de tes
magnifiques chaussures. Elles devront être de cuir blanc et pouvoir
tenir à mes pieds qui diffèrent de ceux que tu as l'habitude de
chausser ... »
Victor, déjà
amoureux de sa Marguerite, n'y voyait pas la moindre objection :
tout ce qu'exigerait cette apparition féérique, il l'accepterait
les yeux fermés. Tombant à ses genoux, il lui jura sa flamme et
son désir de partir avec elle aussitôt les chaussons taillés dans
le plus beau cuir qu'il possédait. Ce vœu magnifique,
Marguerite
le scella pour toujours d'un baiser brûlant.
C'est alors
qu'elle souleva sa robe blanche et glissa ses pieds dans les mains de
Victor. Il constata alors avec surprise qu'ils étaient durs et
compacts et, dans l'obscurité, devina plus qu'il ne vit que les
petons de Marguerite étaient en réalité des petits sabots. Il n'en
fut qu'à peine étonné, ayant perçu dans sa voix et dans son
allure, la possibilité d'un ensorcellement ou bien d'une délicieuse
singularité.
Il se mit au
travail et, avant la fin de la nuit, Marguerite avait ses quatre
merveilleux petits chaussons blancs. Aux premières lueurs du jour,
Victor quitta La Chaussée pour toujours, croyait-il. Accompagné
d'une splendide biche blanche et portant son baluchon sur le dos, il
se dirigea vers les varennes pour entamer une longue et sereine vie
d'ermite de la rivière. À ceux qui le virent ainsi partir, flanqué
de ce bel animal, il répondait qu'il avait sauvé la biche de la
noyade et qu'il la conduisait dans une clairière, à l'écart du
village.
Durant de
longues années, il arrivait aux mariniers et aux Ligériens qui se
rendaient à Blois, d'apercevoir un ermite, toujours flanqué d'une
biche blanche. La légende franchit nos rives ; on déclara le
brave cordonnier saint homme ; on prétendit même, d'après des
fables invérifiables, qu'il fut évêque du Mans, et son image
trône aujourd'hui, en bonne place, sur les vitraux de l'église de
La Chaussée Saint Victor.
Bien curieuse
destinée et étrange conclusion pour cette belle aventure. Le diable
doit en rire sous cape, lui qui, la nuit venue, vit le sabbat furieux
et les amours mirifiques de Victor et Marguerite. Mais ceux-là
s'aimaient à la folie d'une passion sublime et après tout, il n'y
avait aucun mal à cela. Seules les dames justement privées de
chaussures, durent s'habituer, de très longues années durant, à se
satisfaire de grossiers sabots de bois. Le cordonnier n'avait pas
trouvé chaussure à son pied auprès des dames du blésois, il
fallait dorénavant qu'elles en paient le prix !
Bichement
sien.
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