samedi 1 septembre 2018

Victor et Marguerite.



Les cordonniers sont-ils toujours les plus mal chaussés ?




Il était une fois en une époque lointaine, un petit cordonnier qui aimait à danser. Victor ne manquait jamais le moindre bal, faisait tournoyer les dames et, lorsque l'une d'elles venait danser nu-pieds, immanquablement il lui offrait des petites ballerines taillées à sa mesure. Sa réputation était telle, qu'en bord de Loire, du côté de Blois, les demoiselles avaient compris qu'il y avait là matière à trouver chaussure à son pied.

Quelques pas de polka, une folle scottish et le tour était joué ! Victor se mettait à son établi, prenait son alêne et ses aiguilles courbes, taillait le cuir et, en moins de temps qu'il ne faut pour lire cette fable, la dame avait le pied enchâssé dans une merveille. Sitôt pourvue, l'ingrate demoiselle prenant ses jambes à son cou, s'ensauvait encore plus vite qu'elle avait tournoyé dans les bras du naïf.

Victor n'était pas dupe mais ne cessait jamais d'espérer une danseuse reconnaissante qui se satisferait enfin de sa compagnie. C'est ainsi qu'inlassablement, il allait de village en village, attiré par chaque fête où les villageois et les ruraux se rassemblaient pour guincher. Pour répondre à la demande qui ne manquerait pas de surgir, il portait sa boîte à outils sur le dos  : il y avait toujours une danseuse pour se faire chausser à moindre prix …

Mais vaine était sa quête d'une compagne reconnaissante ! Pourtant, un fameux soir où tout espoir l'avait quitté, le sort se montra enfin favorable pour notre pauvre naïf. Il se donnait belle fête pour la Saint Jean en amont de Blois, en ce petit village qu'on nommait alors « La Chaussée » là où une curieuse destinée avait mené les pas de notre pauvre Victor. Il en avait chaussé des demoiselles, et pourtant, nulle n'avait accepté sa main ! Au désespoir, il était resté à l'écart des danseurs, refusant de se voir grugé une fois de plus, une fois de trop.

Victor dans l'ombre, à quelques pas des lumières du feu qui trônait au milieu de la place, avait le cœur bien en peine et des pensées noires, inconcevables quand on est bon chrétien. Assis sur un banc juste en face de la Loire, il regardait la rivière qui lui tendait les bras. « Voilà dame fidèle, qui me prendrait comme je suis ! » soupirait le pauvre cordonnier.

C'est alors que, semblant surgir des flots, une belle demoiselle toute de blanc vêtue, s'approcha de lui et lui posa un délicat baiser sur le front. Cette douce caresse sortit, de sa sombre rêverie, notre Victor. Levant la tête, il fut ébloui par la beauté simple au sourire délicieux, de la tendre apparition.

Marguerite, puisque telle, elle se présenta à lui, lui demanda s'il avait encore le courage et la force de tailler, pour elle aussi, de jolis souliers comme il était le seul à savoir si bien le faire. Victor n'en revenait pas : jamais auparavant une belle n'avait osé ainsi venir à lui et sollicité elle-même cette offrande qui était sa spécialité.

Il allait accepter quand Marguerite lui posa un doigt sur les lèvres. « Ne dis rien mon ami. Il faut que tu connaisses mes conditions avant que de mêler ta destinée à la mienne. Si tu consens à me chausser, nous partirons d'ici et vivrons le reste de notre âge, à partager la vie de nos amis, les animaux des berges ; au bord de la rivière avec le ciel étoilé pour unique protection. »

Victor était subjugué autant par la douceur de cette voix que l'étrangeté de la demande. Après tout, il en avait assez de sa vie solitaire et morose. Voilà le signe qu'il espérait depuis si longtemps. Prêt à tout abandonner pour partir avec la belle, il accepta avec un empressement dont se riait Marguerite qui lui demanda de calmer son ardeur.

« Gentil cordonnier, il y a encore quelques conditions à notre union. Il faudra tout d'abord que tu me fasses quatre et non pas deux de tes magnifiques chaussures. Elles devront être de cuir blanc et pouvoir tenir à mes pieds qui diffèrent de ceux que tu as l'habitude de chausser ... »

Victor, déjà amoureux de sa Marguerite, n'y voyait pas la moindre objection : tout ce qu'exigerait cette apparition féérique, il l'accepterait les yeux fermés. Tombant à ses genoux, il lui jura sa flamme et son désir de partir avec elle aussitôt les chaussons taillés dans le plus beau cuir qu'il possédait. Ce vœu magnifique,
Marguerite le scella pour toujours d'un baiser brûlant.

C'est alors qu'elle souleva sa robe blanche et glissa ses pieds dans les mains de Victor. Il constata alors avec surprise qu'ils étaient durs et compacts et, dans l'obscurité, devina plus qu'il ne vit que les petons de Marguerite étaient en réalité des petits sabots. Il n'en fut qu'à peine étonné, ayant perçu dans sa voix et dans son allure, la possibilité d'un ensorcellement ou bien d'une délicieuse singularité.

Il se mit au travail et, avant la fin de la nuit, Marguerite avait ses quatre merveilleux petits chaussons blancs. Aux premières lueurs du jour, Victor quitta La Chaussée pour toujours, croyait-il. Accompagné d'une splendide biche blanche et portant son baluchon sur le dos, il se dirigea vers les varennes pour entamer une longue et sereine vie d'ermite de la rivière. À ceux qui le virent ainsi partir, flanqué de ce bel animal, il répondait qu'il avait sauvé la biche de la noyade et qu'il la conduisait dans une clairière, à l'écart du village.

Durant de longues années, il arrivait aux mariniers et aux Ligériens qui se rendaient à Blois, d'apercevoir un ermite, toujours flanqué d'une biche blanche. La légende franchit nos rives ; on déclara le brave cordonnier saint homme ; on prétendit même, d'après des fables invérifiables, qu'il fut évêque du Mans, et son image trône aujourd'hui, en bonne place, sur les vitraux de l'église de La Chaussée Saint Victor.

Bien curieuse destinée et étrange conclusion pour cette belle aventure. Le diable doit en rire sous cape, lui qui, la nuit venue, vit le sabbat furieux et les amours mirifiques de Victor et Marguerite. Mais ceux-là s'aimaient à la folie d'une passion sublime et après tout, il n'y avait aucun mal à cela. Seules les dames justement privées de chaussures, durent s'habituer, de très longues années durant, à se satisfaire de grossiers sabots de bois. Le cordonnier n'avait pas trouvé chaussure à son pied auprès des dames du blésois, il fallait dorénavant qu'elles en paient le prix !

Bichement sien.


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