Se
souvenir du temps jadis.
Il
était une fois un Etre Suprême, satisfait de sa dernière tentative
pour peupler sa demeure. Après des essais et des erreurs, des
imperfections notables quant à la taille des occupants, il se trouva
bien aise d’avoir songé à mettre des locataires à son image. Le
Créateur, en sa naïveté, pensait sans doute que ces êtres debout
allaient se montrer dignes de leur immense modèle.
Dans
les premiers temps, Celui qu’on ne nomme pas, ne fut pas mécontent
de son œuvre. Après des débuts hésitants, les humains investirent
en totalité leur terrain de jeu. Ils crûrent et se multiplièrent,
respectant ainsi à la lettre les conseils du patron. Il y eut bien
quelques soubresauts, conflits intestins, querelles de famille mais
dans l’ensemble, le Très Grand était content !
Il
leur insuffla dans le creux de l’oreille
un souffle divin, leur recommanda
instamment de respecter, préserver et aimer la nature et ses hôtes
qu’Il avait tout spécialement conçus pour eux. Au début, le
conseil avisé fut pieusement suivi d’effet. Les humains vécurent
en totale harmonie avec les autres locataires de la planète. Il se
murmura même, dans certaine obédience un peu naïve, que c’était
alors le paradis sur Terre !
Mais
comme le nombre de ceux qui regardaient l’horizon, dressés sur
des jambes, ne cessait d’augmenter, il y eut bien des soucis. Leur
posture, d’abord, les incitant à regarder toujours plus loin, les
fit mépriser ce qui était tout proche. L’Etre suprême en fut
affecté : il n’avait pas songé qu’un simple détail
technique eût pu avoir autant de répercussions. Leur nombre les
poussa ensuite à considérer qu' animaux et plantes ne devaient être
qu’à leur service ; ce fut vraiment le début de la fin. Le
Tout Puissant vécut là un véritable enfer !
Il
chercha bien des solutions pour ramener sa créature à de plus sages
comportements. Il inventa le langage afin que chaque plante, chaque
animal, chaque minéral puisse être désigné et ainsi considéré.
Durant une longue période de l’Histoire, l’astuce sembla
relativement efficace. Si les abus ne cessèrent pas, il se trouvait
cependant bien des humains capables de regarder autour d’eux et de
connaître tout ce qui les entourait.
Il
se créa même des spécialistes en bien des domaines. Les uns
nommaient, classaient, observaient les oiseaux quand d’autres
inventoriaient les moustiques, certains les mammifères et d’autres
encore les plantes. Le Créateur eut l’idée de permettre à sa
créature de mettre par écrit cet immense savoir. Il se fit des
encyclopédies, des classifications savantes et des théories de
l'évolution qui amusèrent beaucoup le Très Grand.
Bien
que la connaissance intime du vivant eût considérablement régressé
au fil des temps chez le commun des péquins, il demeurait un respect
qui satisfaisait le créateur. Il aurait bien dû se méfier un peu
plus de la propension désastreuse des humains à souiller tout ce
qu’ils entreprennent. Mais Dieu, puisqu'il faut enfin le nommer
ainsi , en sa grande clémence, pardonnait et espérait que ces
petits êtres allaient se reprendre.
La
suite lui prouva qu’il faisait fausse route. Quelques anges
ironiques avaient mis en garde le Saint Patron, lui faisant bien
remarquer que les voies qu’il empruntait était non seulement
impénétrables mais souvent inextricables ; le Créateur
balaya d’un revers de la main ces avertissements. Sur Terre, la
grande spoliation de l’héritage naturel était en marche.
Les
humains brûlaient, tuaient, exploitaient, détruisaient,
construisaient sans modération, sans mesure, sans considération
pour les générations à venir. L’appétit des créatures était
sans égal, leur cupidité sans limite, leur sottise sans fin. Les
espèces, les unes après les autres, tiraient leur révérence,
succombaient à tous les dégâts provoqués par les plus stupides et
égoïstes membres de la communauté terrestre.
Le
Moins Puissant qu’il ne voulait bien l’admettre, ne renonça
pourtant pas à trouver des parades. Il avait mis à la disposition
des maudits bien des solutions pour qu’enfin ils ouvrent les yeux.
Sculpture, peinture, poésie, gravure et bien d’autres arts leur
avaient été offerts afin de leur faire prendre conscience de la
beauté des choses. Si beaucoup étaient touchés par les Muses, ceux
qui commandaient aux destinées du monde ne se prosternaient que
devant le dieu argent.
L’anthropocène
était en marche. La Terre, elle-même, était menacée par la folie
de ces petits êtres misérables. Le Créateur tenta une ultime
manœuvre pour sauver ce qui pouvait l’être. Il inventa la
photographie afin que ceux qui en avaient encore le goût enseignent
à tous les autres la beauté de la nature. Les progrès de la
technique aidant, bientôt chacun pouvait capter la magnificence de
l’infiniment petit, la majesté du très grand, la délicatesse
d’une fleur, la tendresse d’une naissance, toutes les splendeurs
de ce monde.
Une
fois encore, beaucoup furent touchés, émus, convaincus de la
nécessité de préserver ce trésor qui avait été confié aux
humains. Les photographes animaliers et naturalistes les avaient
touchés au cœur, cet organe dont sont naturellement dépourvus
ceux qui dirigent la marche folle de cette société qui va à la
perte de la planète.
L’état
d’urgence devait être déclaré. Les maîtres du monde firent
semblant de s’apitoyer sur la pauvre planète, ils firent grimaces
et menteries pour rassurer les gogos mais se refusèrent à changer
quoi que ce soit. La COP 21 ne fut qu’un papier tue-mouches,
accroché au plafond de nos crédulités ; les ogres du
libéralisme triomphant se refusant à réduire leur appétit
mortifère.
Le
Créateur songea alors qu’il n’était plus temps de changer la
marche inexorable vers la grande destruction finale. Il fallait se
contenter de laisser trace de sa création, de permettre aux derniers
humains responsables de constituer une mémoire des espèces
naturelles. La photographie numérique fut la dernière création du
Très Grand afin de permettre aux amoureux de cette Terre qui se
meurt, de saisir, une dernière fois, les espèces et les décors
menacés de disparition imminente .
Le
Tout Puissant fut écouté. Il remarqua des pionniers qui, armés
d’appareils de plus en plus sophistiqués, battaient la campagne,
les rivières et les montagnes pour immortaliser ce qui bientôt ne
serait plus jamais. Il y aurait au moins belle trace de cette
merveille, par Lui confiée aux humains et que leur incurie avait
détruite.
Hélas,
mille fois hélas, le Créateur s’aperçut, à son plus grand
désappointement, que la très grande majorité de ses créatures
cessèrent de regarder autour d’elles. L’appareil photographique
était devenu le miroir de la vanité des humains. Ils se
photographiaient eux-mêmes, en un geste d’une totale absurdité.
Dieu n’en pouvait plus de ces maudits, de ces imbéciles, de ces
gens qui n’ont ni cœur ni regard.
Dieu,
en désespoir de cause, sacrifia tous les humains ne conservant que
les rares espèces survivantes de la catastrophe provoquée par ceux
qui allaient debout. Il détruisit également toutes les images
représentant ces pauvres créatures qui étaient si orgueilleuses.
Seuls les clichés des photographes animaliers et naturalistes furent
épargnés, pour le seul plaisir du Très Grand.
Photographiquement
vôtre.
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