dimanche 23 septembre 2018

La coque percée.


Rien qu'un grain de sable …



Nous sommes en 911 en ce bon royaume de France occidentale. Le Roi Charles le Simple, troisième du nom, vient de céder la Normandie à nos visiteurs venus du Nord. Les Vikings s'installent durablement au pays pour les plus grands progrès de la marine fluviale. Le système féodal se met tranquillement en place et l'arbitraire va désormais régner en maître dans la justice locale et les péages fluviaux.

Les routes étant alors ce qu'elles seront durant de longs siècles : un coupe-gorge truffé de nids de poule, c'est sur le fleuve et en dépit du racket seigneurial qui s'y pratique, que les marchandises vont leur train. Les nautes transportent le blé, la denrée la plus précieuse en ces temps de misère et de faim.

C'est dans une petite baronnie de Loire que va se dérouler ce petit épisode des vicissitudes de la rivière : histoire banale et ordinaire qui serait depuis longtemps oubliée si elle n'avait fait couler beaucoup d'encre depuis. Le temps ne fait rien à l'affaire : ce petit moment influencera toujours la marche du temps !

Un jeune marchand voguait sur le grand serpent : la rivière Loire. Il remontait les flots, à la force des bras, avec une belle cargaison de ce blé de Beauce qui était l'or de ce temps. Le travail était rude, la navigation complexe, les pièges sur la rivière toujours présents. Vous savez désormais la chose et n'avez pas lieu d'en être surpris.

Ce sont pourtant des hommes, par maladresse et inconscience, qui vinrent entraver la destinée de notre commerçant navigateur. Dans une petite baronnie, pour marquer le nouveau péage et imposer par la force la taxe injuste qui entravera, de longs siècles encore,
la liberté du commerce, des pieux avaient été plantés à l'oblique dans le lit de la rivière. Il n'y avait pas moyen de passer sans devoir ralentir et se faire rançonner.

Que se passa-t-il au juste ce jour là ? La question n'a jamais été élucidée et les archives viennent à manquer en cette lointaine période. Le naute céréalier s'embrocha sur un de ces redoutables pièges. Une voie d'eau, pas plus grosse qu'un œuf d'oie, provoqua, par un malheureux concours de circonstances, la perte de toute la cargaison.

On se perd en conjectures pour comprendre l'enchaînement d'incidents qui provoqua cette perte rude et dommageable. Il y eut, de tous les côtés, bien des maladresses commises pour que le grain si précieux allât nourrir les poissons de la rivière. Les carpes évoquent encore ce souvenir glorieux qu'elles se transmettent de génération en génération. Jamais on ne vit banquet plus réussi dans la famille des Cyprinidaes …

C'est pourtant à terre que la colère gronda. Le marchand se trouva au bord de la ruine ; la solidarité des marchands n'avait pas encore été organisée, les temps en étaient encore au chacun pour soi. La dispersion de l'Empire de Charlemagne avait changé bien des choses.

Curieusement, le petit baron trop gourmand pensa qu'il ne pouvait pas laisser ce pauvre homme dans l'embarras. Un tel incident en son péage, pour son inauguration, allait lui faire mauvaise presse et grand tort. Les puissants, qu'ils soient de pacotille ou pas, ont la justice aisée, surtout quand ils font porter le chapeau aux autres. Notre juge auto-proclamé pensant bien faire, décréta que chaque habitant sous sa bienveillante protection devait avant que ce ne soit demain, apporter un petit sac de blé pour compenser la perte du marchand.

Il en fut fait comme l'avait ordonné celui qui détenait la force. Cela se passait ainsi et il n'y a aucune raison de penser que les modalités de la justice ont bien changé depuis. Les habitants, pourtant fort démunis, s'exécutèrent et, les uns après les autres, vinrent déposer sur la naute qui avait été promptement réparée, ce petit sac qui les privait tant.

Pour montrer qu'il était prince magnanime, le baron, en sa grandeur, exempta notre commerçant du péage et lui souhaita bonne navigation pour le reste de son trajet. L'autre partit sans demander son reste, n'ayant pas désir de rester en cet endroit. Il ne prit pas la peine de vider les sacs, préférant aller au plus vite, respirer un air moins vicié.

Après sept jours de navigation, il profita de son passage dans la bonne ville de Moulins (il avait bifurqué pour emprunter l'Allier), pour contrôler si ce marché n'avait pas été de dupes. Le premier sac ouvert contenait, non pas des grains de blé, mais du beau sable fin de Loire. Il pensa qu'il avait été grugé par un peu plus malin que les autres et il en eût souri s'il n'avait, hélas, constaté que tous les autres fripons de ce maudit coin, avaient fait de même.

Voilà une contrée qui sait faire marcher les affaires de manière fort douteuse. Il n'est pas de doute que l'endroit allait connaître la prospérité à agir de la sorte. En attendant, lui, pauvre petit commerçant, devenait à l'instant marchand de sable. Il n'avait plus de grains à moudre à Moulins, il lui fallait trouver une astuce pour sortir de ce mauvais rêve.

C'est alors qu'un badaud moqueur sur le quai qui avait vu la scène et s'en était fait expliqué les motifs lui cria «  Eh bien tu as bonne mine. Tu peux aller te faire cuire un œuf après avoir eu ta coque percée ! ». Cette raillerie de mauvais goût allait changer la face du monde. Le jeune homme qui était gourmand et ingénieux eut une illumination.

C'est ainsi que dans son esprit germa, non pas un grain de blé, mais la ressource que l'on pouvait tirer de ce sable si fin. Il y avait un maître-verrier à deux pas de là. Il tenta, en homme ingénieux qu'il était, le tout pour le tout. Il fallait miser sur cette idée ou bien être ruiné pour le reste de ses jours.

C'est alors que fut fabriqué le premier sablier. C'est sur les rives de l'Allier, à Moulins que le temps fut emprisonné, dans deux bulbes de verre, reliés par un mince tuyau, du sable fin de Loire. Depuis, bien de l'eau a coulé sous les ponts mais cette clepsydre sablière se répandit dans le monde entier.

Jamais on ne pensa système plus inventif pour réussir, à coup sûr, les œufs à la coque. Le marchand cessa de mettre tous les siens dans le même panier et vécut à l'abri du besoin. Le temps était dompté et c'est encore à la Loire que nous devons ce miracle. Que ceux qui ne me croient pas, aillent de ce pas dans leur cuisine …

Sablièrement vôtre.


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