Rien
qu'un grain de sable …
Nous
sommes en 911 en ce bon royaume de France occidentale. Le Roi Charles
le Simple, troisième du nom, vient de céder la Normandie à nos
visiteurs venus du Nord. Les Vikings s'installent durablement au pays
pour les plus grands progrès de la marine fluviale. Le système
féodal se met tranquillement en place et l'arbitraire va désormais
régner en maître dans la justice locale et les péages fluviaux.
Les
routes étant alors ce qu'elles seront durant de longs siècles :
un coupe-gorge truffé de nids de poule, c'est sur le fleuve et en
dépit du racket seigneurial qui s'y pratique, que les marchandises
vont leur train. Les nautes transportent le blé, la denrée la plus
précieuse en ces temps de misère et de faim.
C'est
dans une petite baronnie de Loire que va se dérouler ce petit
épisode des vicissitudes de la rivière : histoire banale et
ordinaire qui serait depuis longtemps oubliée si elle n'avait fait
couler beaucoup d'encre depuis. Le temps ne fait rien à l'affaire :
ce petit moment influencera toujours la marche du temps !
Un
jeune marchand voguait sur le grand serpent : la rivière Loire.
Il remontait les flots, à la force des bras, avec une belle
cargaison de ce blé de Beauce qui était l'or de ce temps. Le
travail était rude, la navigation complexe, les pièges sur la
rivière toujours présents. Vous savez désormais la chose et n'avez
pas lieu d'en être surpris.
Ce
sont pourtant des hommes, par maladresse et inconscience, qui vinrent
entraver la destinée de notre commerçant navigateur. Dans une
petite baronnie, pour marquer le nouveau péage et imposer par la
force la taxe injuste qui entravera, de longs siècles encore,
la
liberté du commerce, des pieux avaient été plantés à l'oblique
dans le lit de la rivière. Il n'y avait pas moyen de passer sans
devoir ralentir et se faire rançonner.
Que
se passa-t-il au juste ce jour là ? La question n'a jamais été
élucidée et les archives viennent à manquer en cette lointaine
période. Le naute céréalier s'embrocha sur un de ces redoutables
pièges. Une voie d'eau, pas plus grosse qu'un œuf d'oie, provoqua,
par un malheureux concours de circonstances, la perte de toute la
cargaison.
On
se perd en conjectures pour comprendre l'enchaînement d'incidents
qui provoqua cette perte rude et dommageable. Il
y eut, de tous les côtés, bien des maladresses commises pour
que le grain si précieux allât nourrir les poissons de la rivière.
Les carpes évoquent encore ce souvenir glorieux qu'elles se
transmettent de génération en génération. Jamais on ne vit
banquet plus réussi dans la famille des Cyprinidaes …
C'est
pourtant à terre que la colère gronda. Le marchand se trouva au
bord de la ruine ; la solidarité des marchands n'avait pas
encore été organisée, les temps en étaient encore au chacun pour
soi. La dispersion de l'Empire de Charlemagne avait changé bien des
choses.
Curieusement,
le petit baron trop gourmand pensa qu'il ne pouvait pas laisser ce
pauvre homme dans l'embarras. Un tel incident en son péage, pour son
inauguration, allait lui faire mauvaise presse et grand tort. Les
puissants, qu'ils soient de pacotille ou pas, ont la justice aisée,
surtout quand ils font porter le chapeau aux autres. Notre juge
auto-proclamé pensant bien faire, décréta que chaque habitant sous
sa bienveillante protection devait avant que ce ne soit demain,
apporter un petit sac de blé pour compenser la perte du marchand.
Il
en fut fait comme l'avait ordonné celui qui détenait la force.
Cela se passait ainsi et il n'y a aucune raison de penser que les
modalités de la justice ont bien changé depuis. Les habitants,
pourtant fort démunis, s'exécutèrent et, les uns après les
autres, vinrent déposer sur la naute qui avait été promptement
réparée, ce petit sac qui les privait tant.
Pour
montrer qu'il était prince magnanime, le baron, en sa grandeur,
exempta notre commerçant du péage et lui souhaita bonne navigation
pour le reste de son trajet. L'autre partit sans demander son reste,
n'ayant pas désir de rester en cet endroit. Il ne prit pas la peine
de vider les sacs, préférant aller au plus vite, respirer un air
moins vicié.
Après
sept jours de navigation, il profita de son passage dans la bonne
ville de Moulins (il avait bifurqué pour emprunter l'Allier), pour
contrôler si ce marché n'avait pas été de dupes. Le premier sac
ouvert contenait, non pas des grains de blé, mais du beau sable fin
de Loire. Il pensa qu'il avait été grugé par un peu plus malin que
les autres et il en eût souri s'il n'avait, hélas, constaté que
tous les autres fripons de ce maudit coin, avaient fait de même.
Voilà
une contrée qui sait faire marcher les affaires de manière fort
douteuse. Il n'est pas de doute que l'endroit allait connaître la
prospérité à agir de la sorte. En attendant, lui, pauvre petit
commerçant, devenait à l'instant marchand de sable. Il n'avait
plus de grains à moudre à Moulins, il lui fallait trouver une
astuce pour sortir de ce mauvais rêve.
C'est
alors qu'un badaud moqueur sur le quai qui avait vu la scène et s'en
était fait expliqué les motifs lui cria « Eh bien tu as
bonne mine. Tu peux aller te faire cuire un œuf après avoir eu ta
coque percée ! ». Cette raillerie de mauvais goût allait
changer la face du monde. Le jeune homme qui était gourmand et
ingénieux eut une illumination.
C'est
ainsi que dans son esprit germa, non pas un grain de blé, mais la
ressource que l'on pouvait tirer de ce sable si fin. Il y avait un
maître-verrier à deux pas de là. Il tenta, en homme ingénieux
qu'il était, le tout pour le tout. Il fallait miser sur cette idée
ou bien être ruiné pour le reste de ses jours.
C'est alors que fut fabriqué le premier sablier. C'est sur les rives de
l'Allier, à Moulins que le temps fut emprisonné, dans deux bulbes
de verre, reliés par un mince tuyau, du sable fin de Loire. Depuis,
bien de l'eau a coulé sous les ponts mais cette clepsydre sablière
se répandit dans le monde entier.
Jamais
on ne pensa système plus inventif pour réussir, à coup sûr, les
œufs à la coque. Le marchand cessa de mettre tous les siens dans le
même panier et vécut à l'abri du besoin. Le temps était dompté
et c'est encore à la Loire que nous devons ce miracle. Que ceux qui
ne me croient pas, aillent de ce pas dans leur cuisine …
Sablièrement
vôtre.
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