Les
quatre galets.
Il
était une fois un « tireux de jard » un homme simple et
pauvre qui vivait péniblement d’un travail harassant. Il ramassait
du matin au soir des cailloux dans le lit de la Loire pour ceux qui
voulaient bâtir maison, décorer leurs jardins ou bien constituer de
délicats sols avec des galets polis par l’usure du temps et des
flots.
Nous
sommes au début de l’année 1789, une année de grande disette qui
suivit un terrible hiver comme on n’en vit guère en bord de Loire.
Cette curieuse histoire mérite qu’on s’y attarde pour tenter de
comprendre les humains si c’est encore possible. Gustave n’avait
plus de quoi manger, les gens gardaient précieusement leurs maigres
réserves et ne dépensaient leur argent que pour tenter de se
nourrir.
Gustave
tout dépourvu qu’il était se résolut à aller toquer aux portes
de ses voisins, quémandant de quoi subsister encore un peu. Dans
chaque maison, il recevait mauvais accueil et propos glacés ; on le
priait d’aller mourir un peu plus loin et de laisser tranquilles
ceux qui avaient encore de quoi tenir le coup. C’est ainsi, la
fraternité a ses limites, celles de la grande détresse par exemple.
De
rebuffades en contrariétés, notre homme puisait dans sa
détermination une énergie folle et un désir de survie de nature à
soulever des montagnes. Ce qu’il ne pouvait obtenir par la pitié
il pouvait se l’approprier par la violence ou bien la ruse. C’est
de ce second expédient qu’il usa, il ne se nommait pas Renard pour
rien.
C’est
vers la grande et belle demeure du châtelain qu’il guida ses pas.
Il demanda à voir ce personnage important, ayant à lui proposer une
solution pour nourrir à peu de frais sa nombreuse domesticité.
L’homme était pingre, Gustave se faisait fort de le gruger
aisément. La suite prouva qu’il ne se trompait guère.
Le
nobliaux le reçut, poussé à la fois par la curiosité tout comme
la perspective d’épargner plus encore ses deniers. Gustave lui
affirma qu’en tant que tireux d’jard , il venait de percer le
secret de la fameuse soupe de cailloux, celle-là même qui nourrit
son homme quand il n’a plus rien dans ses réserves. L’avare se
frottait les mains, voilà bien une formidable opportunité qui
s’offrait à lui d’autant plus miraculeusement que l’homme ne
lui demandait rien en échange que la possibilité de préparer sa
mixture sans ses cuisines.
Le
châtelain que nous nommerons Harpagon pour ne pas ternir la
réputation de ses descendants, fit passer la consigne auprès de ses
domestiques. Chacun devait faire en sorte de laisser le brave Gustave
préparer sa soupe des quatre galets car tel était le nom de ce
miracle de la nature. Devant tous les gens d’Harpagon, notre tireux
d’jard expliqua qu’il avait découvert la composition de la plus
économique des soupes.
Il
partit dans une longue explication, détaillant par moult détails,
les propriétés respectives des minéraux qui entraient dans la
composition de la mystérieuse recette. Plus il parlait, plus il
donnait d’informations, plus sa crédibilité grandissait parmi ses
hôtes. Il savait que les crédules aiment à se nourrir de belles
paroles et en la matière, il était homme à avoir la langue bien
pendue.
Son
long exposé tenu avec brio, il sortit de sa besace quatre galets de
belle taille. L’un en silex, l’autre en quartz, un de granit et
le dernier en basalte. Il affirma, catégorique et péremptoire, que
nul autre assemblage n’était possible et que seul un fin
connaisseur de la chose minérale comme lui pouvait identifier sans
risque d’erreurs les bons cailloux à jeter le moment opportun dans
la marmite à la condition exclusive qu’ils vinssent de la Loire et
de nul autre endroit.
Pour
l’heure, son auditoire buvait ses paroles à défaut de pouvoir
s’en nourrir, ce qui ne devrait plus tarder à l’en croire. Il
fit quérir une énorme marmite en fonte, demanda qu’on allume le
feu dans la cheminée et pendit la marmite pleine d’eau sur sa
crémaillère. Quand l’eau commença à frémir, il y jeta le
Quartz, assura qu’il convenait de commencer par lui au risque de
tout faire échouer.
Puis
aux premières bulles qui éclatèrent à la surface, ce fut au tour
du silex et du granit de rejoindre le premier galet. Cette fois,
précisa-t-il, il n’y avait pas de préférence pour l’un ou pour
l’autre mais que le mieux était de les jeter dans le même
mouvement pour réaliser une osmose parfaite. Plus il expliquait,
plus son public donnait de l’importance à sa parole.
Il
ajouta que pour le dernier caillou, il convenait que l’eau dans la
marmite bouillonne à gros bouillons et que c’était précisément
à cet instant qu’il fallait y plonger le Basalte et une poignée
de gros sel, pourvu qu’il provienne du faux saunage. Harpagon jura
ses grands dieux qu’il n’avait chez lui que du sel dûment taxé.
On se gaussa dans la cuisine et le cuisinier en personne apporta ce
que Gustave exigeait.
La
marmite faisait grand bruit, les galets roulaient sous l’effet de
l’eau en ébullition sans qu’aucun parfum ne vienne enchanter les
narines des spectateurs. Notre tireux d’jard demanda à chacun
d’aller vaquer à ses affaires, la cuisson demandait une paire
d’heures désormais pour que l’alchimie puisse s’opérer
tranquillement. Gustave exigea simplement la présence de Toinette,
une servante simplette qui aurait selon lui à touiller régulièrement
le contenu de la préparation.
Harpagon
avait à faire et souhaitait aussi que son personnel ne reste pas
inactif aussi longtemps. Il pria chacun de vaquer à sa tâche et
confia La Toinette au service de Gustave. Quand tous furent partis,
le gredin glissa quelques gentillesses à la petite avant de lui
demander d’ajouter sans rien dire à personne, un poireau dans
l’eau.
Elle
fit ce qu’il lui demandait puis alla chercher des pommes de terre,
une citrouille, un gros navet, quelques carottes, du persil, des
épices et aussi un bon morceau de lard. Les galets malaxèrent le
tout avec application et efficacité. Quand tous revinrent au bout de
deux heures, la cuisine sentait fort bon mais plus rien n’était
identifiable dans la marmite si ce n’est un bouillon parfumé et
fort coloré.
Harpagon
se réjouit de ce miracle et demanda s’il était possible de
refaire une soupe avec les quatre cailloux ? Gustave de déplorer
qu’ils étaient à usage unique mais qu’il pouvait lui vendre
pour un bon prix un sac contenant des galets n’ayant jamais servi.
Il acceptait de faire commerce avec lui pour peu qu’il lui fit
cadeau d’un bon peu de la présente soupe. L’affaire fut conclue
et notre tireux d’jard repartit avec de quoi manger et une bourse
bien pleine. Quant à Toinette elle eut droit à un gros bécot dans
le cou, ce qui enchanta la petiote et acquit à jamais son silence.
Gastronomiquement
sien.
Peintures
Eugène
Prévost
Messemin
1880-1944
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