Une
histoire vieille comme le monde.
Il
est des légendes qu'on retrouve de par le monde, toujours
différentes, jamais dissemblables. Celle-ci appartient au patrimoine
de l'humanité, quand cette dernière savait encore l'importance de
la nourriture, connaissait la faim et la peur du lendemain. Ces
angoisses existent toujours sur notre planète, en dépit de ce qu'on
nomme le progrès, et côtoient le gaspillage le plus éhonté,
symbole de ce dit progrès. Puisse cette histoire rappeler les
humains à plus de mesure et de fraternité !
Il
était une fois une femme et ses quatre enfants dans une petite
masure au bord d'une rivière ou peut-être bien d'une mer. Le mari
était parti depuis de longs mois, courir l'aventure pour rapporter
aux siens de quoi se nourrir. L'absence était plus longue qu'à
l'habitude pour la famille du marin ; les réserves manquaient
cruellement et la femme ignorait de quoi serait fait le repas du
lendemain.
L'homme
était parti naviguer. Partout cette même histoire revient dans les
récits. Qu'il aille sur la mer ou bien une rivière, qu'il soit
d'ici ou bien d'ailleurs, sa même situation entraîne les mêmes
conséquences. C'est à vous de fixer le décor, d'envisager l'époque
et d'imaginer les détails. Qu'importe le contexte ; pénétrons
dans cette humble demeure et observons le drame qui va se dérouler
sous nos yeux.
Jeanne
fouille les réserves ou du moins ce qu'il en reste. Elle sait qu'il
n'y a plus rien. Elle espère un miracle :quelque chose oublié
dans un recoin. Dehors il fait si froid que le seul espoir de trouver
un peu de pitance n'existe plus que chez elle. Les animaux de la
basse-cour ont tous déserté le poulailler pour finir dans
l'assiette. Il ne subsiste qu'une vieille cane, adorée des enfants
qui s'est réfugiée dans la modeste masure
Jeanne
fouille les réserves, remue de fond en comble le petit espace vital
où se pressent les quatre enfants ainsi que la vieille cane , ce qui
n'arrange pas la propreté des lieux mais la pauvre femme ne s'en
soucie guère : c'est trouver de quoi donner à manger à ses
enfants qui est sa seule préoccupation ; la recherche semble
vaine et pas question de sacrifier la cane si chère aux petits. Que
va-t-il advenir d'eux ? Et son homme qui ne revient toujours pas !
Après
bien des recherches, elle découvre, tout au fond de la maie, un peu
de farine : un mélange incertain de froment et de sarrasin, de
châtaigne et de seigle, ce qui traîne là et s'est accumulé au
hasard. C'est pourtant son dernier recours, l'ultime aliment qui
s'offre à elle et aux siens. Mais que faire de si peu ?
Dans
le désespoir le plus noir, il arrive souvent un signe du destin, un
petit miracle qui permet de croire encore que la vie ne demande qu'à
continuer. Dans un recoin de la pièce, la vénérable cane s'est
blottie. Bien que ce ne fût pas du tout la saison la plus propice,
la brave bête venait de pondre un œuf, un bel œuf qui allait
sauver Jeanne et ses enfants pour un jour encore, un jour de plus à
espérer le miracle.
La
femme n'en croit pas ses yeux, elle remercie son Dieu, la cane et la
Providence. Elle prend un récipient , y verse son mélange
hétéroclite de farines dans lequel elle creuse un puits pour y
casser l'œuf miraculeux. Puis elle mouille de très peu d'eau cette
mixture afin d'en faire une pâte épaisse ; elle n'a plus de lait
depuis si longtemps … Il n'y a pas davantage de levure ni de
fruits. Elle ne peut faire ni pain ni pâtisserie : idée
saugrenue du reste car le sucre manque depuis toujours … Sait-elle
même que cela existe ?
Jeanne
se demande ce qu'elle peut tirer de cette mélasse brune.
Heureusement pour elle, il lui reste encore quelques bûches et un
maigre feu maintient un peu de chaleur dans la pièce. Elle attrape
une poêle qu'elle pose sur le feu. Un petit bloc de saindoux lui
permet de graisser son ustensile. Elle glisse une louche de son
mélange et la magie culinaire opère.
Une
petite galette fine se forme. Elle est si fine que Jeanne pense
qu'elle va se déchirer. Ce n'est qu'une dentelle fragile, décorée
de quelques trous, disséminés ici ou là. Il faut qu'elle pense
dans l'instant à la meilleure façon de sauver ce qui apparaît sous
ses yeux, si fragile, si incertain. Elle observe que la face contre
le feu noircit bien vite quand l'autre côté reste pâle et ne
semble pas cuit. Que faire ?
Jeanne
pense alors très fort à son mari. Elle veut de toutes ses forces
qu'il s'en retourne, qu'il revienne à la maison pour l'aider et
apporter de quoi survivre une fois encore. Elle en est là de ses
réflexions quand la porte s'ouvre : c'est son homme. Son marin
s'en est revenu. Elle est tout à sa joie sans oublier cependant ce
qui est là sur le feu. Les mots tournent dans sa tête, le bonheur
indicible aussi. Il s'en est retourné … voilà la solution !
Jeanne
a la révélation. Elle prend une spatule et retourne sa galette,
délicatement, simplement. La petite galette se laisse faire sans se
briser. Elle cuit sur l'autre face de manière uniforme et Jeanne
peut offrir ce trésor à l'appétit de l'aînée. Elle embrasse son
homme et recommence l'opération. Elle y a juste de quoi faire cinq
autres petites galettes plates avant de tomber dans les bras de son
homme.
Les
enfants rassasiés vont se coucher, l'homme prend sa femme et la
retourne, elle aussi, comme une galette. Leur appétit l'un de
l'autre est si grand, si puissant.C'est seulement quand leurs corps
sont repus que le marin raconte son périple et montre à sa chère
Jeanne le pécule rapporté de si loin. Ils sont sauvés pour cette
fois encore. Jeanne, quant à elle, sait qu'elle va pouvoir partager
sa recette ...
Depuis
ce jour, quand une femme de marin espère le retour de son homme,
elle aussi, essaie de se concilier la divine Providence en préparant
des galettes plates. Elle retourne tendrement sa galette, pour que
revienne celui qui est attendu . Nulle femme de marin n'aurait la
prétention de faire sauter la précieuse crêpe ni d'avoir une pièce
en or dans la main pour réaliser ce prodige. La nourriture est bien
plus précieuse que les richesses de ce monde qui se refusent
d'ailleurs à ces pauvres gens.
Le
vœu le plus cher pour les gens de mer et de rivière est le retour
de celui qui est attendu ; la richesse est une espérance de
parvenu, de prétentieux et de cupide. Revenons aux valeurs
essentielles : ne faisons plus sauter les crêpes et les
galettes au risque de les faire tomber. Retournons-les délicatement
en pensant simplement à ceux que nous aimerions voir revenir. C'est
la seule morale de mon histoire ...
Crêpement
vôtre.
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