La
dernière prophétie.
Il y a deux siècles de
cela, un vieil homme vivait reclus sur une île de Loire. Un jour,
pour des raisons inconnues de tous, l'homme avait abandonné son
métier de marinier, en même temps que son épouse et sa maison. Il
avait choisi de mener une vie d'ermite dans une cabane sommaire qu'il
avait construite dans le plus grand des arbres de son nouveau
royaume.
Si étrange qu'il fût, il
n'en avait pas moins gardé la sagesse des gens des bords de la
rivière. Il connaissait ses débordements et avait prévu ainsi de
se mettre à l'abri des crues en prenant de la hauteur. Si au début
de sa réclusion volontaire, ses voisins le regardèrent d'un drôle
d'œil, ils s'accoutumèrent peu à peu à lui rendre visite, à tour
de rôle, pour lui porter de quoi se sustenter et survivre dignement.
Bientôt, ils n'eurent plus
besoin de lui venir en aide. L'homme, pour inhabituel qu'était son
comportement, avait désormais une réputation qui dépassait
largement les rives de la Loire. Sa solitude, sa vie austère avaient
peut-être modifié son rapport au monde. Il en avait gagné une
acuité incroyable sur les choses de la rivière tout comme sur les
humains, ces curieux animaux.
Il commença par annoncer
la mort de la marine marchande sur la Loire à une époque où nul ne
trouvait la chose concevable. On se gaussa d'abord de lui, puis les
années passant, on fut bien obligé de reconnaître que le vieux fou
avait eu raison. Bien d'autres révélations d'ailleurs, avaient été
écoutées avec le même effarement par les Ligériens de l'époque.
Ainsi, il fut le premier à
annoncer la disparition des saumons, l'abaissement du lit du fleuve,
la rupture d'un barrage qui n'existait pas encore, l'empoisonnement
des eaux et l'apparition d'étranges cheminées le long de nos berges
qui un jour sèmeraient la mort et la désolation. A toutes ces
prophéties, personne ne pouvait accorder le moindre crédit.
Pourtant, à chacun, il prédisait des évènements personnels qui ne
manquaient jamais d'advenir. C'est ainsi qu'en peu d'années, sa
réputation de voyant fut telle, qu'il recevait chaque jour, des
visiteurs venus de tout le pays.
Il fallut organiser ce
défilé incessant, mettre en place une charrière pour venir deux
fois par jour, amener le flux des curieux en mal de leur avenir.
C'est toujours avec justesse qu'il leur indiquait une naissance ou un
mariage, un deuil cruel ou bien un procès, une bonne nouvelle ou une
catastrophe à venir. Jamais personne n'avait eu à prétendre que
ses supputations s'étaient révélées trompeuses …
Pourtant, nul dans le pays
ne crut aux propos si noirs sur le devenir de la rivière. Avec un
peu plus de clairvoyance, bien des maux eussent été empêchés mais
les humains ne se préoccupent bien souvent que de leurs intérêts
propres et trop rarement du bien collectif et de la nature. Ce qui
était vrai en ce temps-là, l'est toujours à notre époque et ceux
qui annoncent à présent les drames à venir, ne sont pas plus
écoutés aujourd'hui que notre personnage alors …
Les années passèrent,
l'homme se faisait vénérable mais refusait néanmoins de revenir à
terre. Il s'accrochait à son arbre et à sa vie insulaire avec
obstination et vigueur. Il espaça seulement les visites de la
charrière et exigea qu'on réduise le flot des visiteurs en mal de
bonne aventure. Il fallut établir un tirage au sort pour choisir
ceux qui auraient l'honneur de l'interroger. De mauvaises langues
prétendirent, à l'époque, qu'il y eut des dessous-de-table pour
accorder ce privilège et que bien des notables réclamaient une
priorité qui ne se justifiait nullement.
C'est justement un jour de
1929, qu'un groupe de puissants de cette planète obtint
l'exclusivité de la traversée vers le devin ligérien. L'homme bien
qu'affaibli, reçut néanmoins ce groupe, inhabituel en un tel lieu.
Ces hommes en noir, respectables et imbus de leur personne, ces
puissants de la finance et de la politique internationale,
pataugeaient donc dans la boue en ce lundi 28 octobre 1929 …
C'est alors qu'à bout de
force, le devin tint à ce bel aréopage distingué des propos d'une
extrême gravité. Il leur dit en substance que le lendemain, le
soleil ne se lèverait pas sur la Loire. Sans attendre une minute de
plus, ces personnages, enjoignirent au passeur de les ramener sur la
berge et se précipitèrent pour donner des ordres dans leurs pays
respectifs. Le 22 septembre 1928 avait été installé le premier
central téléphonique automatique et la nouvelle fit le tour du
monde économique.
Nos hommes, incapables de
tenir leur langue, divulguèrent à tous la terrible prophétie. De
partout en ce modeste village, les gens se ruèrent dans les
tavernes, abandonnant leurs travaux pour une dernière nuit de
bombance. D'autres se renfermèrent chez eux pour profiter, en
compagnie de leurs proches, de ces derniers instants qui leur
restaient à vivre.
Il se dit que jamais on ne
connut dans la région une telle nuit de folie. Hommes et femmes
buvaient et forniquaient frénétiquement sans retenue ni pudeur.
Pendant ce temps, les hommes en noir donnaient des ordres étranges
pour récupérer tout leur argent de l'autre côté de l'Atlantique.
Au petit matin, il y avait
bien peu de gens capables de se tenir debout. Les buveurs et les
noceurs gisaient là, à même le sol, enivrés et fourbus par des
débordements sans nom. Seuls nos hommes d'affaire étaient encore à
œuvrer pour sauver leurs avoirs, afin de partir riches pour un autre
monde. De ces gens, il n'est rien d'autre à attendre que leur
appétit inextinguible pour l'argent, fût-ce sur leur lit de mort.
C'est l'un de ces maudits
personnages qui découvrit alors que, comme les autres jours, le
soleil se levait en majesté sur la Loire. Il se garda bien d'en
avertir ses collègues trop affairés à donner des ordres et se hâta
de prendre un bateau pour aller demander des comptes au vieil homme.
Il le découvrit sans vie sur son arbre. Le devin ligérien n'avait
pas menti ; le soleil ne s'était pas levé pour lui …
Quand tous les gens de la
contrée se réveillèrent avec la gueule de bois, la nouvelle de la
fin du monde ne leur apparut plus si évidente. Pour la première
fois, le vieux fou s'était trompé et il emportait dans sa tombe la
responsabilité de cette nuit de folie. Beaucoup lui pardonnèrent
cette ultime sortie, ils gardaient en effet un merveilleux souvenir
de cette nuit d'ivresse !
Hélas, il fallut plusieurs
jours pourtant pour que chacun comprenne que le devin n'avait pas eu
tout à fait tort. En effet, c'est bien le mardi 29 octobre que se
produisit, par la faute des visiteurs du pauvre défunt, le plus
violent krach boursier que l'économie ne connût jamais. Un monde
s'écroulait, une guerre terrible allait naître de ce séisme
boursier.
Une fois encore, le vieux
sage avait eu raison mais nul n'avait compris son message. D'autres
catastrophes sont à venir si l'homme conserve sa terrible soif
d'argent et de puissance. Si vous preniez la peine d'écouter les
histoires d'un bonimenteur de Loire, héritier lointain de ce devin
ligérien, vous comprendriez qu'il est plus que temps de changer nos
pratiques si l'on veut continuer à voir le soleil se lever sur notre
Loire et partout ailleurs.
Quant aux puissants et aux
importants, il y a bien longtemps qu'ils n'écoutent plus les paroles
des sages et c'est tant mieux. Rien ne peut être sauvé tant qu'ils
se mêlent des affaires du Monde. C'est à nous, gens de peu, de
prendre en main le destin de la planète et d'écouter enfin les
prophéties de tous les devins lucides. Voilà une vérité qui ne se
discute pas et je vous prie de bien la conserver dans la besace de
votre raison …
Prophétiquement vôtre.
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