mardi 18 septembre 2018

Le devin ligérien



La dernière prophétie.




Il y a deux siècles de cela, un vieil homme vivait reclus sur une île de Loire. Un jour, pour des raisons inconnues de tous, l'homme avait abandonné son métier de marinier, en même temps que son épouse et sa maison. Il avait choisi de mener une vie d'ermite dans une cabane sommaire qu'il avait construite dans le plus grand des arbres de son nouveau royaume.

Si étrange qu'il fût, il n'en avait pas moins gardé la sagesse des gens des bords de la rivière. Il connaissait ses débordements et avait prévu ainsi de se mettre à l'abri des crues en prenant de la hauteur. Si au début de sa réclusion volontaire, ses voisins le regardèrent d'un drôle d'œil, ils s'accoutumèrent peu à peu à lui rendre visite, à tour de rôle, pour lui porter de quoi se sustenter et survivre dignement.

Bientôt, ils n'eurent plus besoin de lui venir en aide. L'homme, pour inhabituel qu'était son comportement, avait désormais une réputation qui dépassait largement les rives de la Loire. Sa solitude, sa vie austère avaient peut-être modifié son rapport au monde. Il en avait gagné une acuité incroyable sur les choses de la rivière tout comme sur les humains, ces curieux animaux.

Il commença par annoncer la mort de la marine marchande sur la Loire à une époque où nul ne trouvait la chose concevable. On se gaussa d'abord de lui, puis les années passant, on fut bien obligé de reconnaître que le vieux fou avait eu raison. Bien d'autres révélations d'ailleurs, avaient été écoutées avec le même effarement par les Ligériens de l'époque.

Ainsi, il fut le premier à annoncer la disparition des saumons, l'abaissement du lit du fleuve, la rupture d'un barrage qui n'existait pas encore, l'empoisonnement des eaux et l'apparition d'étranges cheminées le long de nos berges qui un jour sèmeraient la mort et la désolation. A toutes ces prophéties, personne ne pouvait accorder le moindre crédit. Pourtant, à chacun, il prédisait des évènements personnels qui ne manquaient jamais d'advenir. C'est ainsi qu'en peu d'années, sa réputation de voyant fut telle, qu'il recevait chaque jour, des visiteurs venus de tout le pays.

Il fallut organiser ce défilé incessant, mettre en place une charrière pour venir deux fois par jour, amener le flux des curieux en mal de leur avenir. C'est toujours avec justesse qu'il leur indiquait une naissance ou un mariage, un deuil cruel ou bien un procès, une bonne nouvelle ou une catastrophe à venir. Jamais personne n'avait eu à prétendre que ses supputations s'étaient révélées trompeuses …

Pourtant, nul dans le pays ne crut aux propos si noirs sur le devenir de la rivière. Avec un peu plus de clairvoyance, bien des maux eussent été empêchés mais les humains ne se préoccupent bien souvent que de leurs intérêts propres et trop rarement du bien collectif et de la nature. Ce qui était vrai en ce temps-là, l'est toujours à notre époque et ceux qui annoncent à présent les drames à venir, ne sont pas plus écoutés aujourd'hui que notre personnage alors …

Les années passèrent, l'homme se faisait vénérable mais refusait néanmoins de revenir à terre. Il s'accrochait à son arbre et à sa vie insulaire avec obstination et vigueur. Il espaça seulement les visites de la charrière et exigea qu'on réduise le flot des visiteurs en mal de bonne aventure. Il fallut établir un tirage au sort pour choisir ceux qui auraient l'honneur de l'interroger. De mauvaises langues prétendirent, à l'époque, qu'il y eut des dessous-de-table pour accorder ce privilège et que bien des notables réclamaient une priorité qui ne se justifiait nullement.

C'est justement un jour de 1929, qu'un groupe de puissants de cette planète obtint l'exclusivité de la traversée vers le devin ligérien. L'homme bien qu'affaibli, reçut néanmoins ce groupe, inhabituel en un tel lieu. Ces hommes en noir, respectables et imbus de leur personne, ces puissants de la finance et de la politique internationale, pataugeaient donc dans la boue en ce lundi 28 octobre 1929 …

C'est alors qu'à bout de force, le devin tint à ce bel aréopage distingué des propos d'une extrême gravité. Il leur dit en substance que le lendemain, le soleil ne se lèverait pas sur la Loire. Sans attendre une minute de plus, ces personnages, enjoignirent au passeur de les ramener sur la berge et se précipitèrent pour donner des ordres dans leurs pays respectifs. Le 22 septembre 1928 avait été installé le premier central téléphonique automatique et la nouvelle fit le tour du monde économique.

Nos hommes, incapables de tenir leur langue, divulguèrent à tous la terrible prophétie. De partout en ce modeste village, les gens se ruèrent dans les tavernes, abandonnant leurs travaux pour une dernière nuit de bombance. D'autres se renfermèrent chez eux pour profiter, en compagnie de leurs proches, de ces derniers instants qui leur restaient à vivre.
Il se dit que jamais on ne connut dans la région une telle nuit de folie. Hommes et femmes buvaient et forniquaient frénétiquement sans retenue ni pudeur. Pendant ce temps, les hommes en noir donnaient des ordres étranges pour récupérer tout leur argent de l'autre côté de l'Atlantique.

Au petit matin, il y avait bien peu de gens capables de se tenir debout. Les buveurs et les noceurs gisaient là, à même le sol, enivrés et fourbus par des débordements sans nom. Seuls nos hommes d'affaire étaient encore à œuvrer pour sauver leurs avoirs, afin de partir riches pour un autre monde. De ces gens, il n'est rien d'autre à attendre que leur appétit inextinguible pour l'argent, fût-ce sur leur lit de mort.

C'est l'un de ces maudits personnages qui découvrit alors que, comme les autres jours, le soleil se levait en majesté sur la Loire. Il se garda bien d'en avertir ses collègues trop affairés à donner des ordres et se hâta de prendre un bateau pour aller demander des comptes au vieil homme. Il le découvrit sans vie sur son arbre. Le devin ligérien n'avait pas menti ; le soleil ne s'était pas levé pour lui …

Quand tous les gens de la contrée se réveillèrent avec la gueule de bois, la nouvelle de la fin du monde ne leur apparut plus si évidente. Pour la première fois, le vieux fou s'était trompé et il emportait dans sa tombe la responsabilité de cette nuit de folie. Beaucoup lui pardonnèrent cette ultime sortie, ils gardaient en effet un merveilleux souvenir de cette nuit d'ivresse !

Hélas, il fallut plusieurs jours pourtant pour que chacun comprenne que le devin n'avait pas eu tout à fait tort. En effet, c'est bien le mardi 29 octobre que se produisit, par la faute des visiteurs du pauvre défunt, le plus violent krach boursier que l'économie ne connût jamais. Un monde s'écroulait, une guerre terrible allait naître de ce séisme boursier.

Une fois encore, le vieux sage avait eu raison mais nul n'avait compris son message. D'autres catastrophes sont à venir si l'homme conserve sa terrible soif d'argent et de puissance. Si vous preniez la peine d'écouter les histoires d'un bonimenteur de Loire, héritier lointain de ce devin ligérien, vous comprendriez qu'il est plus que temps de changer nos pratiques si l'on veut continuer à voir le soleil se lever sur notre Loire et partout ailleurs.

Quant aux puissants et aux importants, il y a bien longtemps qu'ils n'écoutent plus les paroles des sages et c'est tant mieux. Rien ne peut être sauvé tant qu'ils se mêlent des affaires du Monde. C'est à nous, gens de peu, de prendre en main le destin de la planète et d'écouter enfin les prophéties de tous les devins lucides. Voilà une vérité qui ne se discute pas et je vous prie de bien la conserver dans la besace de votre raison …

Prophétiquement vôtre.




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