mercredi 15 décembre 2021

À bord du Pequod.

 

Le rêve d'un gosse.

 





Il était une fois un gamin des bords de Loire. Nous sommes à la fin du XIX° siècle, Herman avait une passion folle pour la pêche. Aucune espèce n'échappait à sa redoutable adresse. Il connaissait tout des secrets du bon pêcheur, repérait les frayères, suivait attentivement l'évolution du niveau de la rivière, attendait avec impatience le passage des migrateurs.


Herman était aussi un enfant intelligent qui avait eu la chance d'apprendre à lire dans l'école paroissiale. Une chance que tous les enfants de cette époque n'avaient pas. Il ne fut pas surpris quand ses parents, pour un Noël qu'il n'oublierait jamais, lui offrirent « Moby Dick » le roman de Melville, cet homme qui portait le même prénom que lui.


Ce cadeau influença tant le gamin que sa vie bascula. Non qu'il cessât d'arpenter les rives de la Loire, bien au contraire, il consacra toute son existence à cette passion au point de devenir pêcheur professionnel. Mais, Herman, quoi qu'il attrapât, était désormais perpétuellement insatisfait. Il avait beau remonter des filets pleins de belles prises, être l'un des plus réputés pêcheur de la rivière, rien n'y faisait.


On le devinait porteur d'une quête intérieure, d'une fièvre qui le prenait surtout en avril. Durant deux mois, il était dans un état de transe qui inquiétait ses amis, rendait sa fréquentation impossible. Il passait ses journées entières à la pêche, comme s'il attendait quelque prise exceptionnelle, un poisson magnifique et sans doute imaginaire.


Puis le mois de mai passé, Herman retombait dans un silence lourd et pénible qui contrastait avec son agitation précédente. Finalement, il était tout aussi infréquentable dans sa période d'exaltation que lorsqu'il se renfermait dans son monde intérieur. Plus personne ne pouvait le supporter : il ne vivait que parmi ses filets et ses bateaux, ses nasses et sa chère rivière.


Au fil des années, il avait coupé tout lien avec ses semblables, ne conservant que le commerce des restaurateurs qui venaient lui acheter ses prises, toujours exceptionnelles. Herman passait pour un loup solitaire, un ermite des berges. Il y avait pourtant dans ses yeux une lumière qui ne trompait pas ceux qui savent observer. On pouvait dire qu'il était habité, qu'il avait une force intérieure inquiétante et exaltante tout à la fois.


Puis, un jour tout bascula. Herman changea de vie, abandonna la pêche et son mutisme. Il alla enfin vers les autres ; il était radieux, habité d'une nouvelle fièvre, celle-ci moins inquiétante. Herman se fit prosateur, il prit la plume pour écrire des petites nouvelles, des histoires qu'il avait glanées lors des ces interminables traques, ces heures passées à observer les flots.


Herman avait rejoint l'homme qui avait fait basculer son existence. Comme Melville, il racontait des histoires qui enchantaient les gosses du pays. Il avait eu la chance de trouver une oreille attentive. Le responsable du journal local lui avait fait place et, une fois par semaine, un récit enchantait tous les lecteurs.

 


 


Pourtant, lui dont la vie sociale avait changé du tout au tout, se refusait toujours à satisfaire la curiosité de ceux qui s'enquéraient du mystère de son changement d'attitude. Il esquissait alors un sourire, changeait de conversation ou bien se contentait d'une pirouette. « J'ai bien assez pêché, j'ai pris tous les poissons qu'il me fallait et même celui dont je rêvais ! » Puis il souriait benoîtement et s'en allait ...


Rares étaient ceux qui fréquentaient la maison de l'ancien pêcheur. C'était sa chasse gardée, son antre, son terrier. C'est là qu'il couchait sur le papier les histoires qu'il ne manquait pas de livrer en temps et en heure à l'imprimerie pour l'édition du dimanche. Personne n'était jamais entré dans son atelier, là où autrefois il réparait ses filets et où désormais il tendait d'autres lignes.


Herman rendit son dernier soupir, la plume à la main. Il venait de mettre un point final à son ultime récit. Comme l'imprimeur ne reçut pas à temps le texte, dans la région on s'inquiéta et des amis de l'ancien pêcheur vinrent forcer sa porte. Ils le découvrirent la tête penchée sur son bureau, le regard tourné vers un grand poisson naturalisé, accroché au mur, face à son écritoire. Ce n'était pas n'importe quel poisson, il était gigantesque : un énorme esturgeon comme il en remontait encore alors dans notre Loire.


Au mur, juste en dessus du poisson, un livre était lui aussi encadré : « Moby Dick » d'Herman Melville ! » Il ne fallut pas bien longtemps à ses proches pour enfin élucider le mystère de toute une vie. Herman, chacun le savait autour de lui, avait été marqué à vie par cette lecture et personne ne s'étonna de le voir prendre la plume quand il cessa de pêcher.


Mais là où nul n'avait trouvé d'explication à son comportement, l'esturgeon apportait une éclatante réponse, un aveu incroyable. Face aux amis d'Herman, il y avait un grand esturgeon albinos. Herman avait passé une grande partie de son existence à attendre son Moby Dick à lui. Faute de cachalot en Loire, notre pêcheur avait, toute sa jeunesse,rêvé d'un grand poisson blanc. Puis sa quête satisfaite, il était passé à autre chose sans jamais dévoiler son rêve de gosse.


Quelques lettrés comprirent alors pourquoi les bateaux de Herman s'étaient tous appelés « Le Pequod ». Les rieurs les désignaient sous le vocable peu glorieux de Pécore, preuve qu'ils n'avaient rien compris. Voilà un livre qui avait changé sa vie. Herman avait eu un grand dessein dans sa vie. Comment avait-il eu vent de l'existence d'esturgeons albinos ? Cela resterait un autre mystère ...


Puissions-nous avoir tous, comme Herman, un rêve de gosse qui nous fasse avancer, grandir et devenir un homme. Puis, ce rêve enfin réalisé, trouver les ressources pour le transcender et en faire autre chose de plus grand encore. Je ne sais si mon rêve est dans un livre quelconque ;je ne pense d'ailleurs pas l'avoir encore sorti de mes filets.


Romanesquement sien.


 

 


 

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