mercredi 10 mars 2021

Clavardage intime


 
Une doux besoin de se retrouver.

 


 


    Ils sont l’un et l’autre au bout du monde, une distance qui les empêche de se voir, de se retrouver, de se rencontrer à l’improviste ou bien pour une soirée organisée. Il n’est pas raisonnable d’envisager un voyage, le coût en serait exorbitant et la frustration plus grande encore. La toile leur a ouvert ses portes, elle leur accorde ce privilège rare de s’écrire à chaque instant, à tout moment, quand l’envie de l’une coïncide avec la présence de l’autre.

    Ces moments de confession sont pour eux douce assuétude, tendres confidences ou surprenantes conversations. Tous les sujets peuvent être abordés, leur amitié se nourrit de ces échanges informels, parcellaires, découpés, fragmentés mais au bout du compte bien plus profonds qu’un dialogue téléphonique. Un amour cérébral, une passion torride qui jamais ne s’exprimera charnellement.

    Parfois un silence se fait, une absence s’impose et l’autre se met à imaginer toutes sortes de choses, il cherche à comprendre, émet des hypothèses fallacieuses ou bien folles, dérisoires ou bien marquées par le sceau d’une jalousie déplacée. Il devient fou, elle s’exaspère, il la veut dans l’instant, elle réclame son retour. Aucun des deux n’a de compte à rendre à l’autre, chacun vit son existence loin de ce mystérieux correspondant qui est devenu au fil du temps une nécessité vitale, un double avec lequel il est impossible de se brouiller.

    C’est justement l’immatérialité de la relation qui la transcende et la magnifie. Elle se passe d’images et de contacts, de caresses et de baisers. Elle se nourrit uniquement de mots, de phrases qui se répondent, s’entrechoquent, interfèrent parfois quand un décalage se fait. De ce jeu d’une simultanéité incertaine naissent quiproquos, fous rires, confusions et parfois intrusion dans le jardin secret.

    C’est troublant mais sans apparemment dépourvu de conséquence puisque la distance protège et préserve, qu’elle évite les effusions et les dérapages. C’est du moins ce qu’ils espèrent ne mesurant pas combien le trouble se fait chaque fois plus prégnant, la nécessité de l’autre plus forte à chaque fois. Si le clavardage interdit la réalisation, il ourle une relation qui est privée de toute éventualité de se matérialiser. S’ils savent l’un et l’autre que l’impossible est leur horizon, ils n’en espèrent pas moins à chaque instant briser cette terrible contrainte.

    C’est pourquoi ils se dévoilent, se dénudent, se révèlent comme ils ne le feront jamais auprès de leurs proches, de leurs amours ou bien de leurs voisins. Ils savent que quelque part existe un double protecteur, un confident qui taira tout ce qu’il sait, qui ne trahira jamais, qui comprendra toujours. Ils se savent, s’anticipent, se comprennent et se surprennent souvent à échanger le même message dans le même moment.

    Le rire fait place au sourire, puis à ce pincement qui chatouille le cœur, fait frémir le corps et pousser des soupirs. Si elle était là, si il était à ses côtés. Vaste illusion puisqu’ils savent tout l’un de l’autre ils ne savent rien de leur quotidien, de ces réels qui s’expriment si loin l’un de l’autre. A-t-il triché son âge ? A-t-elle transmis sa véritable photographie ? Qu’importe puisque l’essentiel est ailleurs, au-delà des enveloppes charnelles; ils se sont livrés leurs âmes !

    Ils se reconnaissent, se connaissent, se savent mieux que quiconque. Ils ne se rencontreront peut-être jamais, et alors ? Ils ont établi des liens plus forts que toutes les contrats, que toutes les réalités ordinaires. Ils sont l'intangible bien plus que le virtuel. Ils détestent ce terme qu’on accole à ce genre d’amitiés que certains jugent déplacées ou bien stupides. Ils s’aiment même si ceci n’a guère de sens pour une relation qui transcende les sentiments.

    Leur amitié est belle, profonde, sans nuage ni risque de la moindre querelle. Ils sont l’un à l’autre l’un pour l’autre une oreille précieuse, un cœur qui bat à l’unisson, un confesseur qui accepte tout sans jamais juger, un compagnon qui guide sans contraindre jamais, un grand frère ou bien une épaule toujours offerte. Ils sont tout à la fois et rien de véritable. Ce qui ne les empêche nullement d’être pour la première fois de leur existence en totale sincérité, en vérité, loin des masques derrière lesquels ils se préservent.

    Le petit bruit qui annonce son message est devenu une drogue, un déclencheur d’émotion. Ils se précipitent, se lisent, se racontent. Pire que tout est l’absence de ce signal quand ce double est parti, plus loin encore ou bien avec de vrais gens. Dans leurs échanges fugaces, parfois surgit une révélation et le correspondant de s’exclamer : « En fait je ne sais presque rien de toi ! » Son interlocuteur répond alors amusé : « Mais tu en sais bien plus que les autres, ceux qui pensent me connaître ». Lors de longs dialogues, c’est alors une plongée profonde dans les tréfonds de leurs passés, dans le plus secret de leurs histoires respectives. Ils s’écrivent tout puisqu’ils n’auront sans doute pas l’occasion de se le dire !

    Ils acquiescent à cette évidence. Leur lien dépasse le réel, dépasse la matérialité de deux êtres, de deux envies. Ils sont entrés en fusion en obérant ce désir qui brûle et détruit. Qu’importe si ce n’est qu’une vue de l’esprit ou bien une création, une fiction, un rêve éphémère. Ils savent cet autre, ce pareil qui est derrière son écran afin de donner sans compter, de recevoir sans réclamer. Quel précieux réconfort !  Quel merveilleux refuge. Ils existent l’un à l’autre et c’est bien là l’essentiel. Alors, que cet amour impossible soit virtuel n’a aucune importance puisqu’il embellit à jamais leurs vies et que rien ne dépassera ce lien unique.

    Virtuellement leur.


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