mardi 18 août 2020

La lance brisée



Quand cesse de jouer la harpe.



Il était une fois, en une époque heureuse, un peuple qui vivait en harmonie avec la nature. Chacun respectait la Terre, la mère de toute chose. Puis vinrent les grandes civilisations, elles avaient des cultes guerriers et l’envie d’installer la domination des hommes sur tous les autres passagers de notre belle planète et le désir de plier toutes les choses de la création à sa fantaisie.

Lug avait eu son heure de gloire. Il avait été celui qui gouvernait la grande harmonie entre toutes les composantes de l’humanité. Son temps avait duré, puis d’autres croyances arrivèrent, portées par le glaive et il avait dû se cacher dans nos forêts profondes. Il continuait ainsi à enseigner les arts et la philosophie, à commander les lumières et les moissons. Il était encore vénéré par les druides, ces sages d’entre les sages qui avaient subi en silence les persécutions des romains avant de voir arriver, une nouvelle religion, dont ils ne perçurent pas le danger à temps.

Nous sommes en 511, Clovis, le roi Franc a pris le contrôle du pays. Son baptême lui a servi de prétexte ou d’occasion pour imposer son pouvoir et une religion qui va se confondre à merveille avec le pouvoir. Le Concile qui convoque à Aurélianis, l’ancienne Cenon Celte, réunit 32 évêques qui sont décidés à jeter les bases d’une nouvelle époque, d’une autre société après la disparition de l’Empire romain. La fable du dragon, tué par le brave Mesmin s’inscrit dans ce mouvement de fond pour impressionner les naïfs et plier le peuple sous le joug d’une croix.

Le 10 juillet Clovis et les évêques sont particulièrement heureux du travail théologique accompli. Le concile s’achève, ouvrant grand la voix d’une religion d’état. Il convient de faire grande fête et banquet idoine pour se séparer après dix jours d’un intense labeur. On se distrait, on boit beaucoup, on mange plus encore. Les vœux de sobriété et de chasteté ne sont que de lointaines chimères. Les trognes sont rubicondes, le ton léger et les propos graveleux quand surgit un vieil homme, usé par les années, marchant fièrement vers la table circulaire des joyeux convives épiscopaux.

Il s’appuie sur une grande lance en if, arme redoutable qui lui sert désormais de canne, il dispose d’une fronde à sa ceinture, souvenir d’un temps où il avait été invincible. L’homme est suivi par son fidèle sanglier, emblème de sa puissance et de son autorité passées, qui demeure pour lui son inséparable compagnon. Le silence se fait alentour, les évêques en goguette et le chef de guerre en décadence se taisent, frappés par l’autorité naturelle de celui qui est pourtant en haillons. L’homme lève la main, une main démesurément longue, un détail qui lui donne encore plus de majesté pour obtenir dans l’instant le silence.

L’homme veut parler. Il s’adresse d’instinct à Clovis, lui demandant l’autorisation de lui raconter la grande histoire de ce pays afin de l’édifier et de le préparer à la grande fonction qu’il vient de s’accaparer. Le roi lui répond narquois que l’histoire débute avec lui, qu’il vient d’écrire la première page mais qu’il est disposé à l’écouter pour se distraire un peu des balivernes d’autrefois, de ces temps anciens qu’il vient de révoquer. On rit parmi ceux qui sont assis devant des mets tout juste entamés et des coupes encore pleines.

Le vieillard se redresse, son port de tête altier efface les sourires et les derniers murmures. Il regarde fièrement les convives; il attend que le silence se fasse totalement, que tous aient déposé écuelles et coupes, victuailles et ripailles. Alors, sans qu’il ne fit le moindre geste, sa harpe se mit à jouer seule, un air envoûtant et mélodieux semblant sortir des nues. Il commença son long monologue dans un silence de cathédrale.

Il raconta la grande légende de ce pays quand les fées et les elfes, les mages et les guerriers au grand cœur; les sorciers et les lutins dirigeaient le grand bal du sabbat. Il se fit tout autant le chantre de la nature, de tous les animaux qu’il convient de respecter et d’honorer quand on fait sacrifice pour s’en nourrir. Le sanglier dansait à ses pieds, donnant à ses propos encore plus de majesté. Un frisson parcourut les auditeurs. Ils avaient entendu ce récit qu’ils prenaient pour de vieilles fredaines. Il revenait à leurs oreilles, eux qui ne voulaient rien en croire.

Seul Clovis souriait. Il ignorait tout de ces fariboles et ne voulait surtout pas leur donner crédit. Il était chef de guerre, de ce métal qui ne ploie sur aucun conte de fées. Il n’accordait aucune importance à ce discours qu’il tenait pour des sornettes de vieilles femmes. Comme il était le roi, bientôt son comportement irrespectueux fit boule de neige. Un à un les prélats se mirent à rire, imitant en cela celui qu’il convenait de suivre. Le conteur n’en continua pas moins son récit, il avait tant à dire. Plus il avançait dans son récit, plus sa voix tonnait et plus le brouhaha couvrait ses propos.

C’est alors que Licinius, l’évêque de Tours se leva. Il était assis à la droite de Clovis au grand dam de Eusebius, son collègue d’Aurélianis. Déjà la rivalité entre les deux grandes cités ligériennes pointait le bout de son nez hideux. On voit que cela remonte à fort loin et qu’il n’est rien qui puisse changer le cours des choses. L’homme voulait se faire bien voir de son mentor. Il voulait faire un coup d’éclat. C’est ainsi qu’ont toujours agi les valets quelles que soient les époques !

Licinius s’approcha du vieillard et d’un geste démonstratif, brisa la lance magique du conteur vénérable. La harpe sur le champ s’arrêta de jouer, le sanglier dans l’instant de danser et de menacer de charger l’indélicat. Son maître de le calmer avant que d’être pris de tremblements. Il s’étranglait d'une indignation qu’il parvint à contenir. Il savait son temps révolu. Il flageola sur ses jambes. Il allait tomber quand un serviteur, un homme resté fidèle aux anciens cultes celtes, se précipita pour glisser un tabouret sous lui afin qu’il ne tombât pas. Lug, puisque c’était lui qui était venu à la rencontre des nouveaux maîtres du pays, cessa de parler. Il était blême, il se voûta plus encore.

Ce fut un éclat de rire général parmi les convives. Le voilà bien celui qui voulait se dresser contre la nouvelle foi. Il était démasqué. Clovis appela un soldat et le pria de porter l’estocade au vieillard. Le séide s’empara de la partie ferrée de l’ancestrale lance brisée et frappa au cœur le pauvre homme. C’en était fini des cultes Celtes, le dieu Lug se mourait sous les yeux hilares des officiants du nouveau dieu.

C’est Aventin, le premier Évêque de Chartres, la cité phare des cultes anciens qui se dressa, porté sans doute par le remords et des restes de dévotion. Il portait une humble coupe d’argile cuite pour recueillir le sang qui coulait du flanc de celui qui se mourait, trucidé par le bras séculier de la force injuste du pouvoir. La légende du Graal pouvait naître, la grande table était ronde, toute la littérature médiévale allait s’emparer des cultes anciens pour en faire une formidable épopée.

Lug cessa de vivre et c’est à cet instant qu’il rentra à jamais dans le Panthéon des dieux des mythologies oubliées. Que sa gloire soit à jamais célébrée. Les hommes ne peuvent rien contre ceux qui racontent des histoires et honorent la mère Terre. Lug sera de ceux-là pour l’éternité. Clovis et les évêques ne furent quant à eux que de passage dans cette vallée de larmes.

Mythologiquement sien

 

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