Retour
à l’envoyeur.
Il
était une fois un Capitaine versatile, capable du meilleur assez
rarement comme du pire le plus souvent. Nous allons vous en apporter
la démonstration au travers d’une histoire qui court encore sur
les quais de Loire. Tout avait commencé un jour de printemps, le
Capitaine était d’humeur badine, il remontait la rivière au vent,
poussé par un vent favorable. Son équipage, ce jour-là, n’avait
pas à subir les sautes d’humeur, ce qui, il faut l’avouer, était
chose assez rare.
Soudain,
apparaît au détour d’un méandre, une toute petit embarcation, un
frêle esquif plutôt, une sorte de coquille de noix plus appropriée
au
loisir qu’à la navigation. Le niveau d’eau était important, le
Capitaine, dans un bon jour, décida de prendre à son bord le
bonhomme et son curieux petit bateau.
Un
courant de sympathie naquit bien vite entre les deux hommes d’autant
bien qu’à un moment, le nouvel embarqué plongea subitement dans
la rivière pour en remonter une amphore hermétiquement bouchée. Ce
jour-là, sur le chaland on but un excellent vin, dont nul ne pouvait
dire d’où il venait et quel âge il avait. Mais qu’importe, il
était fort bon.
Un
nouveau membre d’équipage faisait désormais partie de notre
aventure. Le matelot trouvé sur l’eau se prénommait Jojo. C’est
du moins ainsi qu’il se présenta. Il fut vite adopté grâce à
ses pitreries et sa connaissance sans pareil des secrets de la
rivière. Bien vite cependant, sa popularité à la fois sur le
chaland mais plus encore dans les tavernes et sur les quais, posa
problème au capitaine, qui n’aimait guère qu’on lui fasse de
l’ombre.
Progressivement
Jojo fut de plus en plus en butte aux griefs du patron. Quoi qu’il
fasse, il recevait remontrances et propos peu amènes d’un homme
versatile et imprévisible. Les autres mariniers ne comprenaient pas
pourquoi Jojo ne changeait pas d’embarquement tant la vie à bord
devenait un véritable calvaire pour lui. Il était toujours
sollicité pour les manœuvres les plus risquées, c’est encore lui
qui coinçait le bâton de marine dans les arronçoires, un exercice
au cours duquel il n’était pas rare de perdre un doigt.
C’est
un jour de gros temps, de fortes eaux tandis qu’à la remonte notre
chaland allait passer sous un pont à la volée, une pratique encore
plus risquée que toutes les autres manœuvres que l’accident que
nous pressentions tous arriva. Le capitaine n’avait eu de cesse de
crier après Jojo, lui demandant
bien
plus qu’à nous autres. Le pauvre garçon était exaspéré, à
bout de nerfs
quand
il se vit confier la chose la plus délicate qui soit : grimper dans
la mature pour descendre le girouet en plein passage sous le pont.
Personne
n’avait compris cet ordre aussi absurde qu’inutile dans un tel
moment et par dessus tout, mettant grandement en danger la vie de
notre camarade. Celui-ci, habitué aux caprices d’un capitaine
impitoyable tout autant que dangereux, s'exécuta sans broncher. Ce
qui devait arriver, ce que sans aucun doute
ce
diable de mauvais homme espérait, arriva et notre camarade tomba
dans les flots tourmentés et fut emporté par un courant impétueux.
Dans
pareille circonstance, en ce temps-là, la manœuvre primait sur la
vie d’un homme. Le bateau devait franchir l’arche marinière et
nulle autre occupation devait perturber l’équipage. En dépit des
ordres l’un de nous se précipita à la poupe et jeta dans la Loire
ce qui pouvait lui venir en aide : un tonneau vide, une planche de
rive, la cage dans laquelle avait été enfermé un cochon qui
n’avait pas terminé le voyage. Tout cela dans l’espoir que Jojo
puisse se saisir de l’un de ces objets flottants pour échapper à
la noyade.
Malgré
nos protestations, le pont franchi, le capitaine poursuivit sa route.
Tout juste nous fut-il permis de prévenir les bateaux avalants que
nous croisâmes du sort de notre malheureux camarade. Pour nous tous,
il ne faisait aucun doute qu’il n’avait pas survécu tant la
rivière était en colère et que l’endroit était inhospitalier.
Durant
de longs mois, plus personne n’entendit quoi
que
se soit à propos de Jojo. Aucun corps n’avait été retrouvé en
aval ce qui n’était pas surprenant en cette période de hautes
eaux. Puis à l’étiage, plus surprenant, le mystère demeura
tandis que personne n’avait entendu parler d’un bateau
recueillant un éventuel naufragé. Pour nous tous Jojo était devenu
un de ces nombreux disparus en Loire et nous l’avions beaucoup
pleuré à l’exception de ce maudit capitaine.
C’est
trois mois plus tard qu’un soir de grand brouillard, alors que nous
avions accosté sur le quai de Recouvrance, juste sous le pont où
s’était déroulé le drame que personne n’avait oublié que se
passa une bien étrange chose. Je ne sais si vous allez me croire
tant le récit que je dois faire vous semblera improbable…
Nous
avions tous beaucoup bu. L’inactivité provoquée par les
conditions météorologiques nous pesait. Il faut bien admettre que
le souvenir du drame passé avait singulièrement aggravé notre
humeur morose. Tout cela réuni nous avait sans doute poussé à
boire un peu plus que de raison. Le capitaine n’échappait pas à
la dérive collective.
C’est
moi qui fut le premier témoin d’une incroyable apparition. De la
même coque de noix sur laquelle autrefois nous l’avions trouvé,
un spectre blafard ayant l’apparence de notre camarade Jojo
abordait
le
chaland. J’étais totalement dégrisé. J’avais devant moi un
revenant, surgi d’une purée de poix. Il y avait de quoi vous
glacer les sangs.
Le
fantôme, car j’étais persuadé que c’en fut un me parla d’une
voix caverneuse, de celle qu’on dit d’outre-tombe : « Va me
chercher ton capitaine et que personne ne le suive. Je veux le voir
seul à seul ! » Je ne pouvais qu’obtempérer. Lorsque je
vins chercher le chef dans la taverne la plus proche, personne ne
comprit vraiment ce que je voulais. J’étais livide, je claquais
des dents et tenais parait-il des propos incompréhensibles.
La
seule chose que l’équipage comprit est qu’il se passait quelque
chose d’anormal sur notre chaland car je le montrai du doigt à
plusieurs reprises. Devant mon état, seul le capitaine se leva. Les
autres étaient bien trop inquiets pour abandonner leurs chopines et
leurs places. J’avais sans le vouloir rempli ma mission.
Ce
qui se passa sur le bateau, nous le saurons jamais. Nous avons essayé
de reconstituer la scène d’après ce que nous apprîmes par la
suite. Toujours est-il que de ce soir-là, jamais nous ne revîmes le
mauvais homme qui parlait si mal à ses matelots. Il abandonna son
bateau et le métier pour aller garder des chèvres dans le
sancerrois, le plus loin possible du quai de Recouvrance.
C’est
quelque temps plus tard que nous revîmes Jojo en chair et en os. Il
n’était donc pas mort. Il nous raconta qu’il avait monté une
mise en scène pour se venger du méchant capitaine. Quand le matelot
arriva
sur le pont, il feignit encore de venir de l’autre monde, lui dit
que depuis sa noyade il errait comme une âme en peine tant qu’il
n’obtiendrait les excuses du responsable de sa mort.
À
ces propos, le capitaine tomba à genoux, pleura beaucoup et finit
par murmurer un « Pardon » presque inaudible. Jojo,
jouant toujours la comédie lui dit : « Je vais pouvoir partir
en paix vers l’autre monde ! » Sans un autre mot, il remonta
sur sa coque de noix et disparut dans le brouillard. C’est sans
doute à ce moment là que l’autre, déserta à jamais la marine de
Loire.
Jojo
retrouva sa dimension humaine peu de temps après. C’est tout
sourire, qu’il nous retrouva un jour dans une autre taverne pour
nous raconter le fin mot de l’histoire. Après sa chute sous le
pont, grâce à la présence d’esprit du gars Gaston, il avait pu
s’accrocher au fût vide. Il avait dérivé de longues minutes
jusqu’à croiser la route d’un bateau dans lequel il fut chargé.
Il réclama le silence expliquant ce qui c’était passé. La
réputation de son tourmenteur avait suffi à ce que sa demande fut
scrupuleusement respectée.
Il
avait imaginé la vengeance qu’il mit à exécution quand le temps
fut propice à son dessein. La mise en scène fonctionna à
merveille, je peux en témoigner car moi aussi je mis quelque temps à
m’en remettre. Mais contrairement à celui qui fut notre capitaine,
j’allais m’en remettre en apprenant une vérité qui lui sera
toujours caché. Le méchant homme vivant le reste de son âge avec
le remords chevillé à l’âme pour peu qu’il en est une !
Fantomatiquement
sien.
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