jeudi 18 avril 2019

Saül et le Fleuve



Les esprits de notre pays.


Il était, en un temps de légendes et de magies, une jeune fille, Ondine, et un garçon, Saül, qui aimaient à se retrouver au bord de notre fleuve. Chaque jour à la même heure, le garçon abandonnait les durs travaux que son père lui imposait. Il s'offrait de doux instants à bavarder avec cette princesse, fille sauvage qui semblait venir de nulle part.

Par tous les temps, en toute saison, la belle était toujours les pieds dans l'eau. Elle glissait ses mains sous les souches, derrière les cailloux, au creux d'un remous pour y trouver l'écrevisse, le brochet ou bien le barbeau. Elle ne pêchait pas ; elle aimait sentir cette vie secrète, partager de brefs instants avec les hôtes des flots. Quand son compagnon surgissait, elle abandonnait sa quête pour venir s'asseoir près de lui, contre un magnifique arbre qui se penchait au-dessus de l'eau …

Là, ils n'avaient de cesse de se raconter des histoires. D'évoquer à tour de rôle les hôtes des eaux et ceux des cieux. Le garçon était, bien contre sa volonté, un bûcheron qui coupait les arbres de la forêt voisine. Chaque fois, son cœur saignait d'abattre ces colonnes végétales. Il savait qu'il dérangeait une nichée, des insectes et les habitants multiples des branches et des feuilles. L'un et l'autre ne se lassaient jamais d'évoquer les merveilles de la nature ; ils n'avaient pas assez de mots pour expliquer leur amour pour toutes les formes de vie.

Le bûcheron de père était un homme violent et redoutable. Il n'acceptait pas que son fils pût se montrer si sensible. La pitance, en ces temps lointains, était bien difficile : ce n'est pas en bayant aux corneilles que l'on remplissait sa panse. Il se méfiait de l'influence de cette fille, herbe sauvage, qui tournait la tête et l'entendement de son pauvre gamin. De la donzelle, on ignorait tout, personne ne savait d'où elle venait et qui elle était. Mais on ne se souciait guère de vraiment le savoir : les gens d'alors ne se formalisaient pas tant que ceux d'aujourd'hui.

De jour en jour, leur amicale union se fit plus forte, leur complicité plus certaine. Les brefs moments passés au pied de l'arbre étaient pour le garçon un rayon de soleil qui lui permettait d'oublier toutes les contrariétés, les coups, les brimades qui étaient son lot quotidien. Il lui suffisait de la voir sa belle pour effacer les lourdes menaces qui pesaient sur sa tête ! C'était devenu sa raison de continuer, son espoir et la force de supporter une vie bien trop misérable.

Pour eux, la Loire se faisait spectacle superbe. Chaque fois qu'ils étaient adossés là, tous les animaux se montraient à eux. C'était comme si un charme opérait en ces instants bénis, comme si les craintes de nos amies les bêtes envers les hommes disparaissaient par magie. Elles venaient à leurs pieds, juste au-dessus de leur tête, et même les poissons faisaient de joyeux bonds en guise de signes à leur façon.

Mais, pendant ce temps, le labeur n'avançait pas. Le père entrait dans des colères fortes ; il maudissait la fille de nulle part qui détournait son fils du travail. Sa rage enflait tant et tant que bientôt le vilain personnage eut de très méchantes pensées. Il n'était pas d'humeur à se laisser moquer ainsi par une fille de rien. De noirs desseins se mirent à grandir dans sa caboche de rustaud chagrin.


Un matin, peu avant l'heure où disparaissait habituellement son fils pour retrouver celle qui lui tournait les sangs et la raison, le furieux partit les poings serrés et l'âme noire. Il allait supprimer, une bonne fois pour toute, celle qui détournait son fils du droit chemin. Arrivé en bord de Loire, il vit Ondine barboter comme à son habitude. Il voulut la saisir pour lui tordre le cou. Elle plongea alors pour disparaître dans les flots.

L'homme pour excédé qu'il fût, n'avait pas perdu esprit d'à propos. Il s'était muni d'un grand filet de pêche : il avait prévu que la belle s'ensauverait dans l'eau. Il jeta son épervier, là où elle avait plongé. Il remonta bien vite son piège ! Il y avait belle et grosse prise dans les mailles traîtresses de son grand filet.

Mais quelle ne fut pas sa surprise : ce n'était pas Ondine qui se débattait dans le piège. Il y avait là un étrange et magnifique poisson doré comme jamais pécheur n'avait pu en voir dans tout le pays. L'homme des forêts comprit bien vite qu'il y avait diablerie ou maléfice. Ondine n'était pas une fille sauvage : elle avait des pouvoirs magiques. Son fils était bel et bien ensorcelé !

Il se saisit du poisson mystérieux et le jeta très loin dans les fourrés. Il avait beau rouler des bras et des yeux, il y avait en lui un fond de crainte sacrée qui l'empêchait de porter le coup fatal à cette bête du diable. Derrière lui, Saül avait tout vu. Il se doutait depuis le matin que son géniteur tramait une mauvaise aventure. Il se précipita sur celle qui était Ondine quelques instants plus tôt pour lui poser doux baiser sur la bouche avant que de la remettre à l'eau.

La fureur du père fut terrible. Il voulait s'en prendre à son rejeton. Il empoigna une hache pour lui passer définitivement l'envie de rêver aux chimères. Il avait déjà dressé l'arme terrible au dessus de sa tête, il allait faire sacrifice comme jadis, Abraham avant lui. Mais ce qui se passa alors le figea pour de très longs instants …

Saül, qui s'était approché de la Loire pour délivrer Ondine, prit racine sur la berge. De sa tête, des branches s'élevèrent vers le ciel et, chose plus étrange encore, d'autres, plus souples, se courbaient au-dessus du fleuve jusqu'à caresser les flots. Saül n'était plus ; à sa place un arbre nouveau et magnifique se jouait à la fois du ciel, de la terre et des eaux.

Le père ne put donner de la cognée sur celui qui était, il y a peu encore, son fils, et qui maintenant était un arbre comme jamais on ne vit alors. Il partit loin d'ici et jamais nul n'entendit jamais parler en bord de Loire de celui qui n'acceptait pas les amours enfantines. On ne revit plus Ondine ; elle reste désormais au secret des profondeurs de la Loire. Elle est sa Princesse majestueuse ; notre belle fille Liger.

Depuis ce jour, un nouvel arbre aime les rivières, ses branches caressent les flots et parfois un étrange poisson vient se frotter à elles. Beaucoup ont cru que Saül regrettait sa belle à jamais perdue et ont appelé ce nouvel arbre le Saule pleureur. Ils se sont lourdement trompés, c'est un Saül caresseur et tendre que vous voyez parfois au bord de l'eau. Les saules ne pleurent pas, ils se rient des hommes qui se mettent en travers des amours qui s'abritent en nos bords de Loire !

Maintenant, s'il vous arrive de passer une nuit sans Lune sur nos rivages, vous pourriez bien assister à un étrange spectacle féerique. Ondine, la superbe fille Liger, surgit de l'eau et s'unit à Saül en une danse envoûtante. De leurs ébats, naissent tous les animaux du fleuve. Ne faites jamais de mal à l'un d'eux ; ils sont sous une magnifique et puissante protection ...

Arboricolement vôtre.


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