Le
petit Meaulnes
Je
roule tout doucement vers un manoir tout au bord de l'étang. La
brume lui donne un aspect fantomatique ! Un pigeonnier tient lieu de
grande tour pour cette gentilhommière solognote. Il ressemble à un
phare au bord de l'océan qui n'est ici, qu'un grand étang embrumé.
Je redoute d'aller plus loin, d'autant que cette maison semble
abandonnée ; des tuiles manquent sur le faîtage, quelque
vitraux sont brisés.
Au
loin, une meute de chasse à courre fait retentir les aboiements
lugubres des chiens en pleine curée. C'était donc le râle d'un
vieux cerf qui m'avait glacé le sang, il y a quelque minutes et qui
pourtant m'avait poussé à emprunter cette allée si touffue que je
ne l'avais jamais remarquée jusqu'alors…
J'ai
eu, l'espace d'un instant, le désir de rebrousser chemin tant il me
paraissait sinistre. Quelque chose pourtant m'attire étrangement
vers la vieille bâtisse aux volets claquants. Je perçois comme une
présence énigmatique dans ces murs abandonnés. Mieux même, je
distingue les notes assourdies d'une valse endiablée …
Je
ferme les yeux pour me laisser pénétrer par la mélodie tout en
oubliant mes craintes et mon angoisse. À cette heure, ma mère doit
être folle d'inquiétude, il y a si longtemps que je suis parti !
Soudain je sursaute ; une main s'est glissée dans la mienne et une
voix suave et mélodieuse m'a murmuré : « Reste les yeux
fermé et suis-moi ! Fais-moi confiance, je ne te veux aucun mal,
bien au contraire… »
Envoûté,
j'obéis aveuglément à celle qui doit être une fée ou bien une
princesse. Nous avançons sereinement, nos pas crissent sur les
graviers. Mais quel est cet étrange mystère, ce miracle que je
n'ose croire : « je marche » ? Oublié mon fauteuil
roulant, disparues mes douleurs, redressé mon corps meurtri. La
douce demoiselle a fait de moi un tout autre garçon. Je reste
obstinément les yeux fermés pour ne pas briser ce prodige.
Nous
entrons dans la grande salle du château ; il semble y avoir
foule. Je ressens les tourbillons des grandes robes emportées par la
danse. Ma cavalière me demande d'ouvrir les yeux. Ce que je vois me
laisse perplexe et incrédule ; je suis plongée au cœur d'une
grande fête du XVIII ° siècle. Il y a devant moi de gentils
marquis portant perruque et bas de soie,de belles duchesses avec
leurs plus beaux atours.
Je
m'aperçois dans une glace fixée contre le mur et me reconnais à
peine, vêtu d'un bel habit de valet ; de jolis rubans enserrent
mes mollets et, contrairement à tout mes autres compagnons, je porte
les cheveux longs, attachés en queue de cheval. Je suis quelque peu
déplacé dans cette noble assemblée. Heureusement, ma belle
cavalière me sert de chaperon.
Elle
me propose de danser le menuet. J'accepte sans rien savoir de cette
danse d'un autre temps. Pourtant, miraculeusement, mes pieds se
mettent à suivre la cadence et je respecte les arabesques savantes
de la chorégraphie. À chaque fois que nous nous saluons, ma belle
compagne me sourit et me glisse à l'oreille des mots tendres.
La
soirée est alors un tourbillon de danse, de champagne et de chastes
baisers. Le jour commence à percer au loin. Les premiers danseurs
quittent à la hâte le château, emportés par des attelages surgis
de nulle part. Je m'interroge vraiment quand un couple est emporté
par un immense cygne noir volant dans les airs en traînant un
carrosse en forme de citrouille ...
Il
y a autant de magie que de maléfice autour de moi. Un autre couple
se transforme, sous mes yeux ahuris, en vulgaires rats des champs.
Puis, c'est la débandade. Les uns s'envolent, devenant alors des
chauves-souris quand d'autres se métamorphosent en araignées ou
bien en vipères. Nous sommes les seuls humains au milieu de cette
ménagerie.
Les
musiciens ont aussi disparu, volatilisés, sans pour autant que leur
musique se soit tue. Le soleil est maintenant levé, la brume
enveloppe l'étang et la campagne environnante. Nous dansons, sans
éprouver la moindre fatigue ; ma princesse est éblouissante,
radieuse, elle m'embrasse dans le cou. J'ai l'impression que ce n'est
pas possible tout ça ; j'ai peur de me réveiller et de me
retrouver avec mon corps souffreteux, malingre et impotent.
Mais
non, le miracle se poursuit, il n'y a plus que nous deux au monde. Ma
cavalière me prend à nouveau par la main pour me conduire à
l'étage. Elle rit aux éclats, elle devient de plus en plus câline.
Elle me conduit dans sa chambre. Cette fois, j'en suis certain, le
songe va se terminer, le retour au réel sera douloureux, je voudrais
rester au pays des merveilles.
Soudain,
je me rends à l'évidence. J'ai traversé le miroir, j'ai franchi un
autre monde, je suis dans un ailleurs duquel je ne veux plus
repartir. Ma princesse est bien réelle, je la touche, je la serre
tout contre moi. Elle frissonne, elle s'abandonne, nous nous aimons.
Je suis si bien, que jamais rien ne me fera revenir dans mon présent
d'autrefois.
Qu'importe
si tout cela ne peut être ou que vous ne puissiez le croire. Je suis
le valet sur pied d'une duchesse, d'une reine, d'une fée. Elle
m'aime comme moi je l'aime. Nous nous retrouvons toutes les nuits
pour danser parmi des hôtes improbables qui redeviendront
vermisseaux et pauvres bêtes à la fin du bal.
Vous
pensez que tout ceci n'est que chimère, songe né dans les brumes de
Sologne. Vous vous rassurerez en prétendant que ce n'est qu'une nuit
magnifique, un instant d'égarement, le fruit de mon inconscient. Que
nenni, la réalité est tout autre, plus belle, si extraordinaire !
Ma
danseuse vit à tout moment dans mon imaginaire. Point n'est besoin
pour moi de rompre le lien avec ma conscience, ma réalité de
garçon caracabossé par la vie. Je peux l'inviter à tout instant,
la solliciter quand je n'en puis plus de ma pauvre condition. Ma
fantaisie la fait apparaître, je la retrouve alors au bal de nos
délices. Elle est toujours auprès de moi, tapie dans mes soucis et
mes ennuis. D'un coup de baguette, elle surgit de mon chagrin,
transforme mon existence, le temps d'évacuer le sordide et
l'intangible. Elle est mon éternel demain.
Miraculeusement
sien.
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