lundi 8 avril 2019

Bal en Sologne


Le petit Meaulnes



Je roule tout doucement vers un manoir tout au bord de l'étang. La brume lui donne un aspect fantomatique ! Un pigeonnier tient lieu de grande tour pour cette gentilhommière solognote. Il ressemble à un phare au bord de l'océan qui n'est ici, qu'un grand étang embrumé. Je redoute d'aller plus loin, d'autant que cette maison semble abandonnée ; des tuiles manquent sur le faîtage, quelque vitraux sont brisés.

Au loin, une meute de chasse à courre fait retentir les aboiements lugubres des chiens en pleine curée. C'était donc le râle d'un vieux cerf qui m'avait glacé le sang, il y a quelque minutes et qui pourtant m'avait poussé à emprunter cette allée si touffue que je ne l'avais jamais remarquée jusqu'alors…

J'ai eu, l'espace d'un instant, le désir de rebrousser chemin tant il me paraissait sinistre. Quelque chose pourtant m'attire étrangement vers la vieille bâtisse aux volets claquants. Je perçois comme une présence énigmatique dans ces murs abandonnés. Mieux même, je distingue les notes assourdies d'une valse endiablée …

Je ferme les yeux pour me laisser pénétrer par la mélodie tout en oubliant mes craintes et mon angoisse. À cette heure, ma mère doit être folle d'inquiétude, il y a si longtemps que je suis parti ! Soudain je sursaute ; une main s'est glissée dans la mienne et une voix suave et mélodieuse m'a murmuré : «  Reste les yeux fermé et suis-moi ! Fais-moi confiance, je ne te veux aucun mal, bien au contraire… »

Envoûté, j'obéis aveuglément à celle qui doit être une fée ou bien une princesse. Nous avançons sereinement, nos pas crissent sur les graviers. Mais quel est cet étrange mystère, ce miracle que je n'ose croire : « je marche » ? Oublié mon fauteuil roulant, disparues mes douleurs, redressé mon corps meurtri. La douce demoiselle a fait de moi un tout autre garçon. Je reste obstinément les yeux fermés pour ne pas briser ce prodige.

Nous entrons dans la grande salle du château ; il semble y avoir foule. Je ressens les tourbillons des grandes robes emportées par la danse. Ma cavalière me demande d'ouvrir les yeux. Ce que je vois me laisse perplexe et incrédule ; je suis plongée au cœur d'une grande fête du XVIII ° siècle. Il y a devant moi de gentils marquis portant perruque et bas de soie,de belles duchesses avec leurs plus beaux atours.

Je m'aperçois dans une glace fixée contre le mur et me reconnais à peine, vêtu d'un bel habit de valet ; de jolis rubans enserrent mes mollets et, contrairement à tout mes autres compagnons, je porte les cheveux longs, attachés en queue de cheval. Je suis quelque peu déplacé dans cette noble assemblée. Heureusement, ma belle cavalière me sert de chaperon.

Elle me propose de danser le menuet. J'accepte sans rien savoir de cette danse d'un autre temps. Pourtant, miraculeusement, mes pieds se mettent à suivre la cadence et je respecte les arabesques savantes de la chorégraphie. À chaque fois que nous nous saluons, ma belle compagne me sourit et me glisse à l'oreille des mots tendres.

La soirée est alors un tourbillon de danse, de champagne et de chastes baisers. Le jour commence à percer au loin. Les premiers danseurs quittent à la hâte le château, emportés par des attelages surgis de nulle part. Je m'interroge vraiment quand un couple est emporté par un immense cygne noir volant dans les airs en traînant un carrosse en forme de citrouille ...

Il y a autant de magie que de maléfice autour de moi. Un autre couple se transforme, sous mes yeux ahuris, en vulgaires rats des champs. Puis, c'est la débandade. Les uns s'envolent, devenant alors des chauves-souris quand d'autres se métamorphosent en araignées ou bien en vipères. Nous sommes les seuls humains au milieu de cette ménagerie.

Les musiciens ont aussi disparu, volatilisés, sans pour autant que leur musique se soit tue. Le soleil est maintenant levé, la brume enveloppe l'étang et la campagne environnante. Nous dansons, sans éprouver la moindre fatigue ; ma princesse est éblouissante, radieuse, elle m'embrasse dans le cou. J'ai l'impression que ce n'est pas possible tout ça ; j'ai peur de me réveiller et de me retrouver avec mon corps souffreteux, malingre et impotent.

Mais non, le miracle se poursuit, il n'y a plus que nous deux au monde. Ma cavalière me prend à nouveau par la main pour me conduire à l'étage. Elle rit aux éclats, elle devient de plus en plus câline. Elle me conduit dans sa chambre. Cette fois, j'en suis certain, le songe va se terminer, le retour au réel sera douloureux, je voudrais rester au pays des merveilles.

Soudain, je me rends à l'évidence. J'ai traversé le miroir, j'ai franchi un autre monde, je suis dans un ailleurs duquel je ne veux plus repartir. Ma princesse est bien réelle, je la touche, je la serre tout contre moi. Elle frissonne, elle s'abandonne, nous nous aimons. Je suis si bien, que jamais rien ne me fera revenir dans mon présent d'autrefois.

Qu'importe si tout cela ne peut être ou que vous ne puissiez le croire. Je suis le valet sur pied d'une duchesse, d'une reine, d'une fée. Elle m'aime comme moi je l'aime. Nous nous retrouvons toutes les nuits pour danser parmi des hôtes improbables qui redeviendront vermisseaux et pauvres bêtes à la fin du bal.

Vous pensez que tout ceci n'est que chimère, songe né dans les brumes de Sologne. Vous vous rassurerez en prétendant que ce n'est qu'une nuit magnifique, un instant d'égarement, le fruit de mon inconscient. Que nenni, la réalité est tout autre, plus belle, si extraordinaire !

Ma danseuse vit à tout moment dans mon imaginaire. Point n'est besoin pour moi de rompre le lien avec ma conscience, ma réalité de garçon caracabossé par la vie. Je peux l'inviter à tout instant, la solliciter quand je n'en puis plus de ma pauvre condition. Ma fantaisie la fait apparaître, je la retrouve alors au bal de nos délices. Elle est toujours auprès de moi, tapie dans mes soucis et mes ennuis. D'un coup de baguette, elle surgit de mon chagrin, transforme mon existence, le temps d'évacuer le sordide et l'intangible. Elle est mon éternel demain.

Miraculeusement sien.



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