vendredi 19 avril 2019

Des poires au chocolat



Le dessert disparate


J’ai repris avec plaisir mes activités caritatives et prétendument gastronomiques. La grande distribution est toujours aussi généreuse : elle nous inonde de produits qu’il convient de sauver pour proposer des repas à des gens qui sont en situation de détresse sociale. Ce n’est pas parce qu’ils sont miséreux que nous devrions considérer que la qualité des produits n’a aucune importance ; c’est pourtant ce que sous-entend le mode d’approvisionnement qui est le nôtre.

Nous jouons avec les dates de péremption ; nous jonglons avec la fraîcheur supposée de ce qui nous est offert généreusement contre une défiscalisation de bon aloi. C’est donc à nous de prendre le risque de l’intoxication alimentaire : risque sans filet d’ailleurs car je doute que nous disposions d’une couverture en cas de problème.

Nous sommes bénévoles : cette merveilleuse catégorie de bonnes poires susceptibles de faire des miracles avec rien, ou presque, et de prendre tous les coups en cas de problème. C’est encore nous que les braves gens, voisins outrés et dérangés, pointent du doigt quand nos poubelles débordent des rogatons de la générosité douteuse. C’est toujours nous les mauvais objets qui faisons venir dans un quartier paisible cette foule hétéroclite, patibulaire et si souvent exotique.

Pourtant, ce sont ces maudits bénévoles qui pincent le nez et se coltinent le sauvetage des produits qui n’ont pas trouvé preneurs dans nos merveilleuses enseignes de l’abondance alimentaire. Quand ils arrivent chez nous, les légumes font grise mine, les fruits sont cotis, les poires blettes, les bananes noires, les champignons gluants, les haricots filandreux et marrons. Nous trions, coupons, éliminons les plus abîmés, en conservant ce que nous ne garderions pas si c’était pour nous. Mais que faire d’autre ?

Les deux dernières séances de peluche, le champignon était en abondance. Des cagettes entières ; à croire que les champignonnières ne travaillaient que pour fournir des surplus à la banque alimentaire. Nous devions alors éliminer le pied, éplucher le chapeau en retirant une membrane qui prenait des teintes incertaines. Un bénévole ne compte pas son temps : nous avons réussi ce tour de force de rendre présentable ce qui ne l’était plus depuis longtemps.

Cette fois, ce sont des haricots verts qui ne tenaient plus qu’à un fil. Marrons plus que verts, mous et cassants, il y en avait vingt kilogrammes, libéralement octroyés par un généreux donateur. Dans ce véritable jeu de Mikado, nous avons écarté plus de s deux tiers de ces malheureux légumes : un travail de Romain pour des légumes qui avaient dû être récoltés il y a plus d’une semaine, au moins. La fraîcheur, ce n’est pas pour les nécessiteux !

Je vous dispense de la description des trois cagettes de poivrons. Nos mains avaient changé de couleur. Les déchets étaient, une fois encore, équivalent à ce qui était préservé. Pour cacher la misère, nous les coupons en carrés minuscules, ce qui prend encore beaucoup de temps qui ne se calcule pas puisqu’il est celui des bénévoles …

Alors, quand je découvris un carton de poires miraculeusement en parfait état de conservation, des William rouges, un véritable délice de douceur et d’onctuosité, je n’en crus pas mes yeux. Hélas, je sais que les fruits, mis à part la banane ou le raisin, ont mauvaise presse chez nos bénéficiaires. Les proposer ainsi, c’était prendre le risque de ne pas les voir partir. Je décidai de les éplucher et de les mettre à tremper dans un sirop vanillé.

Pour donner une touche esthétique, je conservai la queue de la poire. Puis je dressai les fruits dans un ramequin pour les napper de crème au chocolat. Le tout arrosé de sirop de trempage. Le dessert était prêt. Il y avait une cinquantaine de coupelles ; il ne restait plus qu’à en faire la promotion pour parvenir à tenter le chaland, à le convaincre d’oser le fait maison, loin des illusions de l’emballage.

Car voyez vous, tout ce qui sort de l’ordinaire, du produit directement issu de l’industrie agroalimentaire interroge au mieux nos « clients », les repousse la plupart du temps. Comme des enfants qui prétendent ne pas aimer ce qu'ils ne connaissent pas, ils s'orientent systématiquement vers ce qui est en pot, en emballage attirant, sous plastique avec moult conservateurs. Mes poires heureusement partirent car j'avais réussi à briser cette représentation et que désormais, bon nombre des bénéficiaires savent que le mardi, il y a mes desserts. Cette victoire sur la norme et la médiocrité est fragile ; elle est pourtant un petit coin enfoncé dans cette société de la gabegie. Et rien que pour ça, je voulais vous en faire part.

Dessertement vôtre.

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