Le
dessert disparate
J’ai
repris avec plaisir mes activités caritatives et prétendument
gastronomiques. La grande distribution est toujours aussi généreuse :
elle nous inonde de produits qu’il convient de sauver pour proposer
des repas à des gens qui sont en situation de détresse sociale. Ce
n’est pas parce qu’ils sont miséreux que nous devrions
considérer que la qualité des produits n’a aucune importance ;
c’est pourtant ce que sous-entend le mode d’approvisionnement qui
est le nôtre.
Nous
jouons avec les dates de péremption ; nous jonglons avec la
fraîcheur supposée de ce qui nous est offert généreusement contre
une défiscalisation de bon aloi. C’est donc à nous de prendre le
risque de l’intoxication alimentaire : risque sans filet
d’ailleurs car je doute que nous disposions d’une couverture en
cas de problème.
Nous
sommes bénévoles : cette merveilleuse catégorie de bonnes
poires susceptibles de faire des miracles avec rien, ou presque, et
de prendre tous les coups en cas de problème. C’est encore nous
que les braves gens, voisins outrés et dérangés, pointent du doigt
quand nos poubelles débordent des rogatons de la générosité
douteuse. C’est toujours nous les mauvais objets qui faisons venir
dans un quartier paisible cette foule hétéroclite, patibulaire et
si souvent exotique.
Pourtant,
ce sont ces maudits bénévoles qui pincent le nez et se coltinent le
sauvetage des produits qui n’ont pas trouvé preneurs dans nos
merveilleuses enseignes de l’abondance alimentaire. Quand ils
arrivent chez nous, les légumes font grise mine, les fruits sont
cotis, les poires blettes, les bananes noires, les champignons
gluants, les haricots filandreux et marrons. Nous trions, coupons,
éliminons les plus abîmés, en conservant ce que nous ne
garderions pas si c’était pour nous. Mais que faire d’autre ?
Les
deux dernières séances de peluche, le champignon était en
abondance. Des cagettes entières ; à croire que les
champignonnières ne travaillaient que pour fournir des surplus à la
banque alimentaire. Nous devions alors éliminer le pied, éplucher
le chapeau en retirant une membrane qui prenait des teintes
incertaines. Un bénévole ne compte pas son temps : nous avons
réussi ce tour de force de rendre présentable ce qui ne l’était
plus depuis longtemps.
Cette
fois, ce sont des haricots verts qui ne tenaient plus qu’à un fil.
Marrons plus que verts, mous et cassants, il y en avait vingt
kilogrammes, libéralement octroyés par un généreux donateur. Dans
ce véritable jeu de Mikado, nous avons écarté plus de s deux tiers
de ces malheureux légumes : un travail de Romain pour des
légumes qui avaient dû être récoltés il y a plus d’une
semaine, au moins. La fraîcheur, ce n’est pas pour les nécessiteux
!
Je
vous dispense de la description des trois cagettes de poivrons. Nos
mains avaient changé de couleur. Les déchets étaient, une fois
encore, équivalent à ce qui était préservé. Pour cacher la
misère, nous les coupons en carrés minuscules, ce qui prend encore
beaucoup de temps qui ne se calcule pas puisqu’il est celui des
bénévoles …
Alors,
quand je découvris un carton de poires miraculeusement en parfait
état de conservation, des William rouges, un véritable délice de
douceur et d’onctuosité, je n’en crus pas mes yeux. Hélas, je
sais que les fruits, mis à part la banane ou le raisin, ont mauvaise
presse chez nos bénéficiaires. Les proposer ainsi, c’était
prendre le risque de ne pas les voir partir. Je décidai de les
éplucher et de les mettre à tremper dans un sirop vanillé.
Pour
donner une touche esthétique, je conservai la queue de la poire.
Puis je dressai les fruits dans un ramequin pour les napper de crème
au chocolat. Le tout arrosé de sirop de trempage. Le dessert était
prêt. Il y avait une cinquantaine de coupelles ; il ne restait
plus qu’à en faire la promotion pour parvenir à tenter le
chaland, à le convaincre d’oser le fait maison, loin des illusions
de l’emballage.
Car
voyez vous, tout ce qui sort de l’ordinaire, du produit directement
issu de l’industrie agroalimentaire interroge au mieux nos
« clients », les repousse la plupart du temps. Comme des
enfants qui prétendent ne pas aimer ce qu'ils ne connaissent pas,
ils s'orientent systématiquement vers ce qui est en pot, en
emballage attirant, sous plastique avec moult conservateurs. Mes
poires heureusement partirent car j'avais réussi à briser cette
représentation et que désormais, bon nombre des bénéficiaires
savent que le mardi, il y a mes desserts. Cette victoire sur la norme
et la médiocrité est fragile ; elle est pourtant un petit coin
enfoncé dans cette société de la gabegie. Et rien que pour ça, je
voulais vous en faire part.
Dessertement
vôtre.
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