Je
vous parle d'un temps où apprendre à nager n'était pas donné à
tout le monde. La France ne disposait que de trop rares piscines et
elle venait de tourner le dos aux rivières où traditionnellement
les gens aimaient à se baigner. J'ai encore en mémoire cette plage
surveillée devant le château dans mon petit village, cette longue
plage et cette foule qui se prélassait au soleil ligérien.
J'étais
trop jeune sans doute pour prendre des cours de natation. Je garde
pourtant un souvenir précis de notre plage d'alors. L'eau était
d'une saleté répugnante : la Loire était alors un égout à
ciel ouvert. Je revois encore l'eau chargée de particules et de
déchets humains, le courant qui imposait à la baignade un sens
unique et l'odeur qui nous imprégnait à notre retour.
Puis
les années suivantes, la plage fut fermée ; le maître nageur
était parti vers des cieux plus cléments. Les enfants du coin
n'apprenaient pas à nager si leurs parents ne les conduisaient pas
dans une piscine ou bien à la mer. Ni à l'école primaire ni
ensuite au collège, le savoir nager n'était à l'ordre du jour ;
ce qui ne nous empêchait nullement de traverser fréquemment notre
Loire.
C'est
aux alentours de mes 12 ans que mon père prit le taureau par les
cornes. Il me fallait apprendre à me débrouiller dans l'eau, à
pouvoir me sortir d'une situation périlleuse. Il me conduisit, d'un
coup d'Estafette, jusqu'à l'étang du Puits afin de m'inscrire
auprès du maître-nageur, côté Cerdon. La nuance est
d'importance : à l'époque il y avait ceux qui choisissaient
Cerdon et d'autres qui allaient chez l'ennemi : du côté
d'Argent, dans le Cher, un autre monde…
Ainsi
donc, j'allais prendre des cours de natation et, pour ce
faire, il me faudrait me rendre à l'étang du Puits à
bicyclette. Un périple d'une vingtaine de kilomètres sur une route
parfaitement rectiligne où les voitures et surtout les camions
allaient grand train en un temps où les limitations de vitesse
n'existaient pas. Je me souviens encore de ce courant d'air qui nous
déstabilisait au passage d'un bolide ou d'un gros cul qui ne prenait
pas la peine de s'écarter de nous.
Nous,
car je n'étais pas seul. Un petit peloton s'organisait au départ de
l'église Saint Germain. La joyeuse troupe partait matin,
ravitaillement et boules de pétanque dans un sac, pour une longue
journée à la plage. Il y avait l'arrêt à Cerdon, les premières
rencontres avec des jeunes de là-bas. Puis les derniers kilomètres
pour rejoindre notre lieu estival.
Au
fil des années, le groupe s'étoffa, le parcours s'allongea afin de
récupérer les camarades de Viglain et Villemurlin. J'avais appris à
nager plus mal que bien, tout en intégrant cette destination dans
mes habitudes estivales. La bande se fit groupe important, la
motorisation vint, facilitant les détours et les préoccupations
nouvelles. Les détours visaient désormais à rejoindre quelques
demoiselles qui firent partie du groupe.
Cerdon
devint notre point de ralliement. Nous nous donnions tous rendez-vous
dans le bar de la place de l'église, pour y faire quelques parties
de billard trois boules et boire- nos parents n'en savaient fort
heureusement rien- des bières Picon-citron … À l'aller comme au
retour, la pause s'imposait, histoire également de prolonger les
conversations avec les filles de Cerdon ! Tout cela d'ailleurs se
termina plus tard par un mariage : Jean Michel ayant trouvé une
Cerdonaise à son goût.
C'est
pourtant à l'étang du Puits que notre joyeuse troupe donnait sa
pleine mesure. Nous prenions d'assaut les grosses chambres à air de
tracteur qui nous servaient à toutes les pitreries possibles, sur et
en-dehors de l'eau. Nous investissions la place avec l'assentiment du
maître-nageur, toujours le même, qui se joignait à nous pour de
terribles parties de pétanque. Le spectacle était tout autant dans
nos forfanteries que dans nos exploits boulistes.
Nous
faisions grand tapage ; nous étions les maîtres de ce lieu et
je plains maintenant sincèrement les familles qui venaient en cette
plage chercher le repos et la quiétude. Ce fut pire encore lorsque
je reçus un lot de frisbees, produits publicitaires de la marque
Shell. La fréquentation de la zone devenait particulièrement
risquée. Les rares moments de répit pour le quidam estival
survenaient quand nous prenions tous d'assaut le ponton installé à
quelques brassées de la rive. Durant ces instants, les bords
redevenaient paisibles …
Le
pire, naturellement étaient les rares confrontations avec ceux
d'Argent. Un concours de pétanque servait le plus souvent d'occasion
pour franchir la digue : la ligne de démarcation entre ceux du
Loiret et les autres. Nous n'étions guère malins dans cette
séparation géographique qui semblait ne jamais supposer d'exception
jusqu'au moment où filles de Brinon vinrent troubler nos certitudes.
Les
années passèrent ; nous pensions notre amitié indissoluble,
nos vacances à l'étang du Puits éternelles, nos plaisirs simples
suffisants pour ne jamais nous en lasser. Hélas, les premières
voitures vinrent bouleverser la donne. Certains pouvaient aller plus
loin, aller vers de nouveaux horizons. Nous avions pour beaucoup des
emplois d'été qui nous éloignaient de notre cher étang du Puits.
Les uns étaient moniteurs en colonie de vacances, c'était mon cas,
les autres avaient trouvé un petit emploi, c'était facile à
l'époque.
Nous
nous retrouvions en juin ou en septembre sur cette plage qui perdit
tout son charme. Nous avions tous découvert la mer ; nous
trouvions désormais l'eau un peu vaseuse et fort trouble. Puis
chacun tailla son chemin, plus loin, ailleurs. Le groupe explosa par
la cruelle dispersion géographique des études et des rencontres.
Nous n'allions plus sur notre Côte d'Azur locale.
Plus
tard encore, la planche à voile puis le voilier me permirent parfois
de me rendre encore dans ce lieu de mon enfance. J'étais bien seul
pour profiter pleinement des folies d'alors. Le lieu avait perdu son
charme, ses couleurs, son goût de nostalgie. Il fut oublié,
délaissé, boudé pendant de longues années jusqu'à ce que mes
enfants, à leur tour, me réclament de reprendre la route pour les y
déposer avec tentes, armes et bagages.
Pour
eux, ce fut souvent un séjour unique de plusieurs jours avec leurs
camarades de classe, une manière bien à eux de marquer la fin de
l'année scolaire. Ils s'étaient approprié l'Étang du Puits d'une
autre manière ; ils l'oublièrent eux aussi pour les même
raisons que nous. J'attends maintenant d'y conduire mes
petits-enfants. Comment réagiront-ils ? Trouveront-ils cet endroit
désuet, sans saveur, sans intérêt, faute d'animations ronflantes
et onéreuses ? Je redoute une fois encore ce retour au passé qui
fait si mal quand il a perdu son charme d'alors …
Nostalgiquement
vôtre.
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