mercredi 24 avril 2024

Le mystère de Menetou.

 

Le virage, pour l’éternité.





Il est des régions où rien ne se passe comme ailleurs. Il semble que le pays soit voué aux mystères et aux croyances, aux légendes et aux superstitions. Ici, en Berry, les birettes sont les sorcières, les Jean-loup, les jeteux de sorts. On trouve encore des chouettes clouées aux portes des granges, et bien des choses échappent à la raison.


Une automobile roule à tombeau ouvert sur des routes sinueuses et incertaines. Un homme marche ; un homme venu de nulle part. Il porte une grande cape, un chapeau de feutre noir qui dissimule son visage. Il s’appuie sur une canne : un long bâton de noisetier qui eût pu être, tout aussi bien, celui d’un vacher ou d’un berger allant chercher ses bêtes.


Nous sommes entre chien et loup, le brouillard tombe sur les vignes et une petite pluie fine s'ajoute au décor. Comme toujours en Berry, des arbres se découpent au loin, isolés sur une parcelle de vignes ; ils sont tourmentés, majestueux, énigmatiques. Ils sont les témoins silencieux des sabbats et rondes de lutins. À les voir ainsi, perdus dans ce paysage fantomatique, même le mécréant se prend des envies de se signer et d’invoquer la protection du Seigneur des Cieux.


L’homme marche, ignorant les règles qui prévalent à la sécurité des piétons. Il avance fièrement, d’un pas décidé quoiqu’il paraisse courbé par le poids des ans. Il se trouve sur le côté droit de la chaussée, refusant, en bon Berrichon têtu qu’il est, de poser ses pas sur le bas-côté. Ses souliers ferrés résonnent sur le bitume.


C’est sans doute ce bruit qui l’a empêché d’entendre venir ce bolide qui a surgi dans son dos. L’automobiliste, emporté par sa vitesse, perturbé par le crépuscule, la pluie et le virage qui lui cache toute visibilité, va percuter le marcheur. Le choc est terrible, l’homme bascule dans la « bouchture » après avoir fait un long vol plané.


Le chauffard appuie désespérément sur les freins. Il dérape, finit par s’arrêter à plus de cent mètres de la zone d’impact. Il se précipite, fou d’inquiétude, pour porter secours à celui qui se trouvait sur son chemin. Il le cherche, examine la zone, ne trouve aucune trace. Il n’y a pas de sang sur la route, pas de corps dans le fossé.


Il revient vers son véhicule, en fait le tour. Aucune marque, pas le plus petit impact. Pourtant, il n’a pas eu la berlue : il a vu le bonhomme, il l’a aperçu quand il est passé au dessus de son pare-brise. Mais, c’est vrai, il n’a rien entendu, pas le moindre cri, pas le plus petit bruit au moment du contact. Il panique, s’interroge et, après avoir battu la campagne, s’en va, penaud, et la conscience pas tranquille.


Il ne dit rien de son aventure. Il porte ce secret au fond de lui. Une semaine durant, l’homme épluche le journal, s’attend à ce qu’on annonce la découverte d’un cadavre. Le temps passe, rien ne se passe. Il vit, tant bien que mal, avec cette vision qui hante ses nuits. Il perd le sommeil puis l’appétit ; ce qui, avouons-le, est fort inhabituel pour un Berrichon.


Puis le temps cicatrise la douleur. Il oublie ce qui n’était sans doute qu’une hallucination ; quand, au détour d’une conversation de taverne, un homme raconte la même histoire que celle qu’il a vécue. Les détails sont troublants : c’est le même virage au sortir de Menetou, à la même heure, dans les mêmes conditions climatiques.


Plus le bavard poursuit son récit, plus notre homme sent ses poils se redresser ; il a la chair de poule, il devient blême. Son interlocuteur s’en aperçoit, interrompt son récit et lui demande ce qui se passe. L’homme avoue qu’il a connu pareille mésaventure quelques mois plus tôt dans ce virage. Les descriptions du marcheur coïncident. Que diable signifie pareil sortilège ?


Il est des propos qui ne doivent pas sortir du pays. Celui-ci est de ceux-là. Un fantôme hante le virage de Menetou : un chemineux qui, il y a bien longtemps, a été écrasé sans qu’on retrouve jamais le responsable de l’accident. La maréchaussée d’alors avait renoncé à mener plus avant les recherches : les moyens d’investigations n’étant pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Le malheureux avait été tué sans que fût puni celui qui l’avait envoyé dans l’autre monde.


C’est sans doute pour cela que, de temps à autre, la scène se reproduit ; venant rappeler à chacun que la vitesse peut provoquer des drames sur les petites routes de nos campagnes. Ceux qui ont eu à croiser ce mystérieux fantôme s'en souviennent toute leur existence. C’est l’un d’eux qui m’a narré cette anecdote parce que j’étais venu raconter des histoires de birettes dans son cher Berry.


Il voulait sans doute se débarrasser d’un fardeau, d’une vision qui continuait de le hanter. Il avait trouvé un interlocuteur qui donnait crédit à des histoires dont beaucoup affirment qu’elles sont à dormir debout. Je n’ai pas souri ; je l’ai écouté avec le sérieux qui convient dans ce pays de légendes. En rentrant, j’ai roulé très prudemment. Je n’avais guère envie de croiser le marcheur fantôme.


 



mardi 23 avril 2024

Le miracle de la Roche Percée

 

Du veau de mer à la vache de terre






Il advint en ce temps lointain de l'implantation des colons bretons dans la belle province qu'un couple Francinette et son époux Bonnaventure vivait chichement de la pêche tout près de la Roche Percée et de l'Anse-à-Beaufils. Le couple trimait du matin au soir pour remplir en poissons des filets qu'il fallait sans cesse repriser tant ils étaient au bout de la corde.


Bonnaventure partait sur sa petite barque tandis que Francinette raccommodait sans cesse ces maudites mailles qui ne cessaient de se défaire. La pêche leur permettait tous deux d'occuper leurs journées entre la sortie sur le Saint-Laurent pour l'un, le travail sur le rivage et la vente des prises de la veille pour l'autre tout en laissant un goût amer à la jeune femme qui était fille de la terre.


Francinette avait du vague à l'âme sans vraiment en saisir le motif. Son mari était des plus charmants, jamais un mot ni un geste plus haut que l'autre, un garçon travailleur et pourtant elle avait le sentiment diffus qu'il lui manquait quelque chose. Mais quoi ? Elle ne parvenait pas à mettre en mots ce qui l'empêchait d'être tout à fait heureuse.


Un jour pourtant elle eut une révélation grâce à son Bonnaventure qui revint de la pêche avec une prise exceptionnelle pour lui. Au lieu de ses prises habituelles, il avait remonté dans son filet un veau de mer qui du reste allait donner beaucoup de fil à détorde pour la brave Francinette. Mais qu'importe, elle venait de comprendre ce qui lui manquait tant.


Elle se garda cependant d'exprimer son caprice immédiatement. Elle avait la prudence des épouses qui ont une requête exceptionnelle à formuler. Elle attendit quelques jours pour saisir un jour de grand beau temps et demander à son cher compagnon : « Mon mari, sais-tu ce qui me ferait grand plaisir et mettrait du beurre dans les épinards ? »


Si le couple cultivait bien quelques pieds d'épinards dans son petit jardin, le pêcheur s'interrogeait sur ce beurre qui manquait cruellement sur son île. L'homme n'était pas sot, il fit comme vous autres le rapprochement avec sa prise des jours précédents et lui répondit d'une traite : « C'est folie que ta demande. Les vaches sont très rares dans ce coin du monde et leur prix n'est absolument pas dans nos moyens. Cesse donc de rêver ! »


La discussion en resta là tandis que Francinette ruminait sa rancœur. Si au fond d'elle-même elle savait les obstacles insurmontables pour acquérir une laitière, elle songeait à sa lointaine Bretagne et à tout ce qu'elle pourrait faire avec du lait. Elle en perdait même le sommeil, tournant et retournant dans son esprit cette obsession qui tournait à l'aigre.


Un jour tout bascula pour la gentille Francinette. Alors que Bonnaventure était à la pêche, un grand voilier de la marine Royale vint accoster sur l'Île et trois matelots en goguette, l'humeur à la plaisanterie vinrent à passer auprès de la belle qui œuvrait comme de coutume à ses filets. Les coquins virent là une prise des plus prometteuses en pensant simplement à la plaisanterie. Nulle autre intention fort heureusement ne les avait effleuré.


Le plus jeune des trois s'en va vers Francinette en lui faisant belles œillades et joli sourire. « Belle dame, vous voilà en un rude ouvrage qui abîme vos petites mains. N'y aurait-il pas quelque chose qui puisse vous satisfaire véritablement ? » Toute bretonne qu'elle était encore au fond d'elle, elle se méfiait ainsi des soldats du roi de France. Elle soupira pour toute réponse, préférant garder le silence.


Le plus grand prit la parole à son tour : « N'ayez crainte de nous, nous ne voulons que votre bien sans que vous n'ayez rien à redouter pour votre honneur. Dites-nous ce qui vous ferait grand plaisir dans la vie et il vous sera permis de l'envisager… ». Francinette releva la tête, surprise des propos de ces étranges marins : « Mon vœu le plus cher est de posséder une vache et je doute que trois jeunes coqs puissent satisfaire là cette envie ! »


La réplique amusa le troisième qui sans marcher sur des œufs tint des propos qui lui furent soudain inspirés par un esprit malin : « Charmante pêcheuse, il n'est rien de plus simple pour vous que d'avoir ici une vache. Vous demeurez à deux pas de la demeure de Honguédo, le génie des eaux. Son château est dans les entrailles de la terre et la roche percée que vous voyez-là est le fait de sa demeure. Allez lui formuler votre requête et vous serez sans doute exaucée. »


Francinette haussa les épaules, se pencha à nouveau sur ses filets et laissa partir sans un regard ses trois gredins. Pourtant, ils avaient semé dans son esprit les graines de la superstition chez une bretonne habituée aux légendes de Korrigans et de fées. Une véritable tempête souffla dans le crâne de cette pauvrette qui manquait cruellement de sommeil depuis quelque temps.


N'y tenant plus et profitant de l'absence de son époux qui se serait sans doute moquer d'elle, elle s'en alla au pied de la Roche Percée pour entonner un air de sa Bretagne natale sur lequel elle glissa des paroles à sa convenance :



Ô gentil génie du Rocher

J'ai une demande à formuler

Pour que ma joie soit entière

Offre-moi une laitière

Honguédo le bon génie ne devait pas être trop regardant sur la qualité des vers. Dans l'instant sur le flanc de la colline apparut une brave normande qui curieusement fut du goût de la bretonne. Francinette ne tarda pas à traire la vache aux mamelles pleines pour s'empresser d'aller préparer une pâte à crêpe. Chassez le naturel, l'atavisme revient au galop…


Au retour de sa pêche son Bonnaventure se régala de la chose sans paraître s’en étonner lorsqu'il entendit une vache beugler dans la prairie voisine. Il félicita son épouse pour son obstination et ne chercha pas à comprendre comme elle avait agi. Ce que femme veut, elle finit toujours par l'obtenir, cette maxime lui suffisait amplement et lui permettait de ne pas se tracasser outre mesure.


La vie reprit son cours normal, lui a la pêche, elle aux filets, à la traite et désormais au billig. Les recettes du reste étaient meilleures, Bonnaventure ajoutant à la vente des poissons celles de ses galettes qui faisaient un tabac surtout avec du sirop d'érable. Si l'on prétend que l'appétit vient en mangeant, en la circonstance pour elle, se fut en améliorant singulièrement l'ordinaire. Elle se dit qu'elle pourrait doubler les bénéfices avec une autre bête. Ni une ni deux, elle se rendit derechef auprès du Rocher avec de nouvelles paroles.


Ô mon généreux Honguédo

Le bienheureux génie des eaux

Ma vache s'ennuie dans la campagne

Accorde-lui une compagne


Une fois encore, peu sourcilleux sur la versification, Honguédo céda d'autant plus facilement à la demande de la dame que celle-ci ne s'était pas montrée ingrate et chaque jour avait déposé une galette au pied du Rocher en guise de remerciement. Pensant doubler la mise, la puissance tutélaire de l'Anse-à-Beaufils réalisa ce nouveau souhait.


Avec deux laitières, notre bretonne exilée ajouta à sa proposition marchande une crème fraîche à vous damner. Cette fois les bénéfices s'envolèrent tandis que Bonnaventure prit l'habitude de partir à la pêche qu'un jour sur deux. Il entendait profiter un peu de l'existence tandis que sa chère femme mettait vraiment les bouchées doubles. Cette dernière se rendant compte de la tournure des choses, songea que deux bêtes n'y suffiraient pas si son homme devenait véritablement cossard. C'est ainsi qu'elle remit le couvert avec l'hôte du domaine sous la Roche Percée.


Ô admirable bienfaiteur

Deux ne suffisent plus à faire mon beurre

C'est tout un troupeau qu'il me faut

Sans oublier quelques veaux…


Il y eu un bruit énorme, un coup de tabac sur la baie tandis que Bonnavenure surgit, inquiet de voir ainsi son épouse, allongé sur la prairie au pied de la Roche Percée. Il la secoua, certain qu'elle avait fait un malaise. La pauvrette s'était endormie avec ses rêves bovins et ses insomnies chroniques. En se levant elle chercha autour d'elle ses vaches ce qui convainquit le pêcheur que sa Francinette avait perdu la tête.


De retour dans leur modeste cabane, elle lui narra son rêve. L'homme se moqua gentiment de sa compagne, la réconforta avec tout ce qu'il était en mesure de lui offrir : son affection, sa tendresse et son amour. Ce qui se passa alors ne nous regarde pas tandis qu'au dehors, la tempête couvrit le tumulte domestique.


Au petit matin, le paysage avait été bouleversé par l'énorme déferlement des vagues. Sur la rive, la barque du pêcheur avait été emportée tandis que sur la grève, miraculés d'un naufrage, se trouvaient une vache et son veau parmi les débris de l'épave d'une goélette de la Royale. Le génie de la Roche Percée avait sans doute entendu le rêve de la gentille Francinette, elle avait désormais ce qu'elle désirait vraiment.


Son Bonnaventure se mit sans tarder à récupérer les débris épars pour construire un solide bateau, non plus pour pêcher mais pour établir le premier service fluvial régulier entre Québec, Gaspé, Percé et la Baie des Chaleurs. Quant à Francinette, elle fit des galettes pour son homme et bien vite pour le premier enfant né de cette nuit où leur existence bascula.


Honguédo en bon génie n'avait pas fait les choses à moitié. Le veau s'avéra être un mâle si bien que petit à petit, il y eut quelques vaches sur l'Anse-de-Bonfils. Avec les galettes et la navette, la famille qui ne cessa de s'agrandir avait de quoi se retourner mais ne manquait jamais l'occasion de porter une offrande au pied de la Roche Percée. Jamais on se saura qui en fut le véritable bénéficiaire mais ceci n'a strictement aucune importance.


À contre-vent.


Ce récit a été recueilli en son temps par Eugène Achard, né en 1884 dans le Puy de Dôme et parti vivre son existence et sa passion des histoires à Montréal. Il y enseigna, écrivit beaucoup pour la jeunesse et récolta les contes de la belle province. Je me suis permis de reprendre l'un des récits qu'il a collectés afin d'honorer la mémoire de ce grand littérateur décédé en 1976.


 

Le mystère de Menetou.

  Le virage, pour l’éternité. Il est des régions où rien ne se passe comme ailleurs. Il semble que le pays soit voué aux...