samedi 29 janvier 2022

Une maille à l’endroit

 

Et l’autre dans la rivière.







Il advint qu'une étrange dame se prit d'un curieux désir en cette époque lointaine où le genre déterminait le champ des possibles. Elle avait en tête, le désir inconcevable pour beaucoup de piloter son bateau. Si aujourd’hui, la chose peut paraître normale, il lui fallut cependant, en cette société révolue abattre bien des réticences hautes comme des montagnes, repousser plus encore obstacles et crocs en jambe pour devenir comme elle en rêvait Capitaine et seule maîtresse à son bord. Pour faire de son incroyable dessein un destin que nul ne parviendra à entraver, elle dut faire preuve d'une détermination sans faille et d'un courage à toute épreuve. Plus encore, il lui fallut imaginer elle-même son navire car les tenants d'un conservatisme forcené n’entendaient pas lui tendre la main. C'est ainsi qu'en faisant des pieds et des mains, elle parvint à aplanir toutes les difficultés qui se dressèrent sur sa route.


Même si la marine de Loire a montré l’exemple en matière de place accordée à la gente féminine, il n’en reste pas moins que la femme à la barre, a encore souvent, bien du mal à être acceptée. L’égalité entre les hommes et les femmes demeure une vue de l’esprit qui se fracasse aux mesquineries et au machisme, quelles que soient les époques et les castes. L'aventure de Marie-Madeleine, quoique relevant d'un passé incertain, n'en demeure pas moins d'une désolante actualité.


Revenons sur la Loire pour satisfaire au grand rêve de Marie-Madeleine. Femme opiniâtre, elle parvenait à faire chavirer ses innombrables détracteurs en les noyant dans la profondeur incomparable de ses yeux diaboliques. Elle usa de cette énigmatique magie pour parvenir à ses fins, envoûtant ou charmant les moins retords, vampirisant l'âme des plus obtus jusqu'à anéantir toutes leurs réserves. Ce que femme veut, elle finit toujours par le concrétiser pour peu qu’elle dispose de solides atouts dans son jeu d’alouette.


C'est son grand-père maternel qui lui avait enseigné toutes les ficelles et les roueries de ce jeu de cartes ancestral. Forte de ce savoir, elle maîtrisait l’art de la menterie, de la dissimulation ou bien du bluff. Elle pouvait tout autant prendre la main et jeter aux chiens les arguments fallacieux qui prétendent la femme inférieure à ceux qui placent leur honneur dans leur entre-jambe. Autant de compétences nécessaires quand on veut mener sa barque sur un long fleuve in-tranquille.


Ayant rabattu les mauvaises langues, rebattu les cartes de la destinée, battu les idées reçues, elle rafla la mise. Un beau jour, le rêve devint réalité, elle baptisa son bateau :

« Damona » du nom de la déesse celte des sources et des rivières, déesse guérisseuse qui avait la particularité d'accompagner dans l'eau le malade qu'elle voulait apaiser. Ayant pour emblème un épi de blé et un serpent, Marie-Madeleine décora ainsi la proue de son magnifique bateau. Quand elle était aux commandes, tenant solidement son macaron, elle avait le sentiment de vivre un rêve éveillé qui la comblait d’aise.


Tout Capitaine qu’elle puisse être, elle n’en était pas moins femme avec ses innombrables qualités pour mener à bien son entreprise flottante mais aussi ses petits travers qui font tout le charme et la magie de cette autre moitié de l'humanité. Chez elle, il y avait une nécessité impérieuse, une curieuse exigence, un caprice diraient ceux qui ne la connaissent pas bien ; la dame pilotait son magnifique coursier de Loire, non pas pieds nus comme ses collègues portant braguette, mais en chaussettes. Les uns prétendaient que c'était là fantaisie, d'autres recherche d'élégance, certains plus prosaïques la prétendaient frileuse tandis qu'elle affirmait sans détour que ce détail vestimentaire lui évitait de glisser sur le pont.


Ne riez pas, certains s’affublent d’une longue cape satanique ou bien d’un grand chapeau de feutre, d’autres se travestissent en pirates ou en improbables flibustiers. Il se murmure même que certains se couvrent d’un béret pour raconter des sornettes. Elle n’avait besoin que de se sentir à l’aise sur le pont dans des petites chaussettes blanches qu’elle comptait bien tricoter elle-même. Quoi de plus naturel quand on se prénomme Marie-Madeleine ?


Mais voilà que diablerie s’était glissée dans ce désir. La dame toute marinière qu’elle était n’en était pas moins diablesse, fée ou bien intrigante. Elle en avait envoûté plus d’un et tous ceux qui pourraient accréditer cette particularité, ne sont jamais sortis de ses rets. Elle voulait une laine spéciale, un fil plus inaccessible encore que celui d’Ariane. Elle qui avait les yeux couleur de rivière, c’est vers le ciel qu’elle portait ses regards.


L’enchanteresse s’était mis en tête que s’il y avait des moutons dans le ciel de cette magnifique Vallée de la Loire, c’est qu’il devait bien y avoir dans la nue quelques bergères pour filer sur un rouet, la laine de ses vœux. Je ne sais par quel prodige elle obtint sa laine magique mais toujours est-il qu’un joli soir de pleine Lune, la dame pouvait enfiler ses chaussettes venues des nuées et filer sur l’onde céleste de notre magnifique rivière.


La suite est délectable pour peu que vous donniez foi aux légendes et aux mystères sacrés. Lors d'un voyage que j’eus le bonheur de partager à son bord, la Capitaine Marie-Madeleine se prit les pieds dans la chaîne d’une ancre qui traînait négligemment sur le pont avant. Elle trébucha, perdit l’équilibre et tomba dans les flots obscurs d’une Loire, ce jour-là dans l'une des furies dont elle a le secret.


Ceux qui assistèrent à ce drame pensèrent ne jamais la revoir. Pourtant lors de sa chute, les chaussettes célestes s’accrochèrent à un maillon de chaîne et se défirent tout au long de la lente et inexorable chute de leur propriétaire. Ces deux fils fragiles allaient-ils pouvoir la retenir à la vie et permettre qu’on la sortît de ce très mauvais pas ? Beaucoup en doutaient quand un raconteur d’histoires se présenta avec deux aiguilles d’or ; un curieux personnage, héritier d'une tribu de tisserand.


L’homme se mit en demeure de tricoter sans relâche les deux fils de laine. Il fit, à la surprise de tous les témoins, non pas des chaussettes mais une sorte de grand sac de laine. Plus ses aiguilles tricotaient plus le mystère pesait sur ce navire ou la stupéfaction avait remplacé l’angoisse. Chacun voyait bien qu’il se passait là quelque chose qui échappait au naturel, à la norme et aux raisons de la logique humaine.


Quand son sac eut pris forme, qu’il était à quelques mailles d’être enfin achevé, une forme sortit des eaux accrochée par les deux autres extrémités de ce que le tisserand tricotait. Marie-Madeleine ressortit des flots, ou du moins celle que nous pensions être encore la gentille Capitaine. Cependant, elle n’était pas tout à fait celle qu'elle avait été avant que de choir dans les profondeurs. La dame était couverte d’écailles tandis qu'à la place de ses deux jambes, une magnifique queue de poisson n'avait plus besoin de chaussettes.


Marie-Madeleine, le temps de sa longue immersion s'était faite sirène pour épargner sa vie. Elle cacha sa queue de poisson sous le curieux sac de laine qui l’avait ramené à la surface et depuis elle pilote son bateau, faisant croire à ses passagers qu'elle a besoin de dissimuler ses petits petons pour conduire une si belle embarcation. Les moutons ne sont plus au ciel, ils font désormais cortège à la dame en hérissant la rivière de délicats clapots.


Si vous avez perdu le fil de mon histoire, n’en soyez pas contrarié. Il vous suffit de chercher quelque part sur la Loire, la capitaine aux yeux de lumière et au sac de laine. Embarquez avec elle, quand la Lune éclairera les flots vous découvrirez l’étrange et sublime métamorphose de Marie-Madeleine, sirène de la rivière et déesse Damona pour peu que vous ayez encore une âme d'enfant.


Laineusement sien.

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