En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Il
était une fois trois copains, trois amis, nés la même année, dans
un petit village des bords de Loire. Philippe, Christian et Marc
avaient grandi ensemble, inséparables. Ils avaient vite pris
l'habitude de se retrouver sur un banc installé sur les quais. Ils
admiraient le fleuve et passaient de long moments à converser de
tout et souvent de rien, heureux d'être là.
Leurs
premières conversations sérieuses, leurs premières rencontres sans
la présence d'adultes eurent lieu alors qu'ils étaient à l'école
communale. Philippe évoquait ses rêves, son désir d'aventure, de
voyages lointains, de grands espaces. Christian parlait de sa passion
pour la pêche, la nature, les animaux qui l'entouraient. Marc, lui,
se montrait plus discret : il suivait ses amis sans se donner le
droit de s'accorder de grandes ambitions.
Les
années passèrent, le banc de bois vert fut remplacé par un banc en
métal. Ils fumèrent leurs premières cigarettes lorsqu'ils se
retrouvaient durant leurs années au collège. Philippe évoquait ses
études, ses envies de réussite, son futur métier. Christian
cherchait des formations pour exploiter son goût de la nature et
vivre au pays. Marc s'interrogeait ; il n'était pas très doué
pour les cours, il désirait simplement exploiter les trésors qu'il
avait dans les mains.
Ils
avaient petites copines ou bien épouses quand leurs parcours les
séparèrent. Ce n'était plus que durant les vacances qu'ils se
retrouvaient sur le banc, face à la rivière. Philippe prenait
toujours la parole en premier ; il en mettait plein la vue à
ses deux amis avec des études brillantes, des diplôme pompeux et
des propos savants. Christian était devenu un garde des eaux et
forêts ; il rayonnait dans son royaume, il parlait de
protection des espèces en un temps où bien peu s'en souciaient
encore. Marc vivait heureux de sa petite entreprise artisanale :
il travaillait le bois avec passion et adresse.
C'étaient
des pères de famille qui, de temps à autre, se retrouvaient là à
deviser gaiement. La Loire coulait : beaucoup d'eau avait passé
sous les ponts de leurs existences. Philippe déchantait un peu.
Après une belle période de prospérité, les crises successives
l'avaient contraint à en rabattre. Christian était devenu un
militant actif de la cause animale. Il avait aussi découvert la
marine de Loire et s'était lancé dans des recherches pour
construire un chaland. Marc, tout heureux, lui avait proposé son
aide et surtout son expertise menuisière.
Ils
furent retraités ensemble. Ils aimaient à naviguer tous les trois
sur la rivière. Marc avait pris les commandes ; le bateau, il
l'avait construit, il voulait le piloter. Il était fier, capitaine
sur cette Loire qu'il n'avait jamais quittée. Christian était sur
le pont, des jumelles fixées à ses yeux. Tout pour lui était
admiration et émoi. Philippe, taciturne, trouvait parfois le temps
un peu long. L'inactivité lui pesait.
C'est
ainsi que les jours passèrent. Toujours assis sur un nouveau banc,
en béton celui-ci, ils admiraient la petite flotte qui était venue
rejoindre leur désormais vieille embarcation. Marc était toujours
gaillard ; il n'était jamais en reste pour venir donner un coup
de main aux petits jeunes qui voulaient construire, eux aussi, un
fûtreau. Christian encadrait des sorties « nature ». Il
emmenait petits et grands à la poursuite du castor ou bien du
balbuzard. Philippe se cherchait un peu, perdait ses mots, oubliait
parfois de venir au rendez-vous de ses vieux amis.
C'est
Marc qui comprit le premier ce qui arrivait à leur vieux camarade.
Christian, avec ses jumelles vissées sur la poitrine, n'avait rien
vu venir. Philippe, le plus brillant, le plus ambitieux, se perdait à
lui-même. Il était atteint de ce mal terrible qui porte un nom
étrange. La mémoire lui filait entre les doigts ; le présent
s'effaçait avant d'avoir le temps de s'être imprimé.
Les
trois copains se retrouvent désormais tous les jours. Marc et
Christian, à tour de rôle, vont chercher Philippe. Ils se
retrouvent sur le banc et, pour que leur bon camarade soit heureux
l'espace d'une petite heure, ils se remettent dans les pas de leur
enfance. Ils évoquent les camarades d'école, les parties de bille,
les pêches à la barbotte. Ils chantent des chansons de ce temps
révolu et Philippe retrouve le sourire et un peu de mémoire.
C'est
si bon de garder des amis quand la redoutable maladie frappe
l'esprit. C'est en plongeant dans le passé qu'on peut redonner vie à
celui qui s'est perdu à lui-même. Philippe a eu cette chance :
il s'assoit sur le banc et le vieux monsieur qu'il est redevient
immédiatement un gamin en culotte courte qui court le long de la
rivière avec deux autres chenapans. Il est heureux et il n'y a que
ça qui compte. La Loire n'a pas changé et elle donne le change avec
le sourire, elle aussi.
Il
advint un jour, le long d'une grande et majestueuse rivière une
aventure étonnante. La Loire, de sa source à son estuaire
transporte autant de légendes que de sable. Rivière redoutée pour
ses débordements, appréciée grâce à la richesse de ses limons,
elle interroge et inquiète à travers les histoires qu'elle a
longtemps enfouies dans la mémoire des ligériens. Elle fut appelée
« Liger » : la belle femme volage le long des rivages.
Quand
roulent ses flots, elle réjouit ou inquiète les riverains, charrie
cailloux et troncs d'arbres, transporte les rumeurs, libère
l'imaginaire. Elle murmure alanguie, elle feule dans la fureur de ses
colères, elle s'endort en ses étiages, elle se réveille
brusquement au premier orage. Certains l'évoquent comme une belle
capricieuse, d'autres plus respectueux disent d'elle, avec admiration
et affection, qu'elle est mystérieuse et imprévisible. Tous malgré
tout l'aiment d'une passion que les gens d'ailleurs peinent à
comprendre.
Cette
histoire n'a pas d'ancrage précis. Comme la Loire, elle est de
partout à la fois, pourvu que la dame ait conquis le cœur de ceux
qui la regardent couler. Tout au long de son cours, là où il y eut
des fous manquant de sagesse pour tenter de la dompter afin de voguer
sur ses eaux tumultueuses, irrégulières, dangereuses, incertaines,
ce récit a pu se dérouler ... Prenez la peine de le suivre.
Petit
Pierre était le dernier fils d'un bonhomme qui tentait de gagner sa
pitance en se vendant comme gobeux : haleur qui tire la corde
pour que passent les mariniers et leurs bateaux. Un labeur harassant
qui dépendait du sens du vent. Quand le vent de Galerne était au
rendez-vous, manquait l'ouvrage et surtout les moyens de nourrir les
enfants.
Pitchoune
comme l'appelait les siens était un enfant charmant, d'humeur
toujours égale, prêt à rendre service à qui le sollicitait.
Obéissant, il se pliait aux recommandations du père et de ses
frères et sœurs. Il portait bien malgré lui la lourde
responsabilité d'une mère couturière qui n'avait pas survécu à
sa naissance. Un deuil qu'il portait comme un lourd reproche, faisant
de lui le souffre-douleur des siens.
Quand Pitchoune atteignit l'âge de pouvoir s'enrôler dans la
Navale, le père n'hésita pas un seul instant à se priver de celui
qui chaque jour lui rappelait sa regrettée épouse. La marine de
Colbert avait grand besoin de bras, un engagement assurait de quoi
faire bouillir la marmite pour ceux qui restaient au pays. Des
recruteurs sillonnaient le royaume pour convaincre des volontaires et
surtout enrôler à leur insu des ivrognes ou obtenir l'engagement
d'un gamin contre son gré. Pitchoune était du lot de ces malgré-eux
qui constituèrent le gros de la troupe destinée à servir de chair
à canon.
Pichoune
devait embarquer au changement d'année quand il aurait l'âge
requis. Son père lui avait annoncé la nouvelle tout comme il avait
justifié cet engagement par son désir d'acheter une barque de pêche
à ses deux frères ainés pour qu'ils deviennent pêcheurs de Loire.
Toi le puîné, tu sillonneras le monde et vivras de belles aventures
tandis que tes frères vivront chichement au pays. Ta pauvre mère
aurait été heureuse pour toi !
Pitchoune
n'avait plus qu'à obéir et attendre que les recruteurs ne viennent
l'embarquer de force. Malheureux comme les pierres, il trouva refuge
auprès de sa chère Loire, celle qui par sa douce présence, efface
les peines et les chagrins. Il suffit de regarder l'eau couler pour
que les mauvaises pensées filent avec son courant.
Sur
son chemin, Pitchoune croisa Irène, la sorcière comme on disait
dans le pays. La femme n'avait plus d'âge. D'elle, émanait un
étrange mystère ; elle était à la fois repoussante par sa
crasse et envoûtante par la puissance hypnotique de ses yeux plus
clairs que la rivière. Elle venait de bauger sa brouette contenant
ses merveilleux fromages de chèvre dans une boucheture profonde.
Sans qu'elle n'ait besoin de quémander son aide, le gentil gamin
releva la bérouette et alla quérir les délicieux crottins en se
maculant de boue.
Pitchoune
ayant tout remis en ordre s'inquiéta de la cheville de la vieille
femme qui avait trébuché sur une racine piégeuse. La voyant un peu
enflée et connaissant les secrets de la nature, il lui fit un
cataplasme d'argile. Puis Pitchoune poussa la bérouette jusqu'à la
maison d'Irène, au cœur du bourg.
Touchée
par tant de prévenance, celle qui était repoussée et crainte par
tous les habitants de l'endroit remercia vivement son bienfaiteur.
Avant qu'il ne la laisse seule, la birette s'adressa à lui : «
Écoute-moi bien gamin ! Je connais ton histoire et surtout le
dernier épisode de celle-ci. Tu ne veux pas quitter les bords de
Loire. Les tiens te demandent de partir sans se soucier de ton
attachement à notre pays. Personne ne peut t'aider, seule peut-être
la mystérieuse carpe miroir qui se cache dans les flots et qu'on
nomme Ondine ! »
La
vieille femme lui offrit une tisane aux saveurs étranges, une
préparation de la sorcière qui avait sans nul doute, des vertus
magiques. Pitchoune but sans crainte, persuadé que dame Irène lui
faisait offrande bienveillante. La birette continua : « Une
nuit sans Lune, il te faudra trouver sous un saule, Ondine carpe qui
réclame son amoureux. Elle saura bien sûr que tu n'es pas celui
qu'elle cherche depuis si longtemps. Qu'importe, elle viendra
réclamer tes caresses. Alors, elle te transmettra le pouvoir de
changer le cours de ta destinée … ! »
Le
gamin se sentit transformé en sortant de la masure. La boisson avait
agi sur lui. Il était mu par une nouvelle détermination, inflexible
cette fois : Personne ne le contraindrait à quitter ses chers
bords de Loire ! Il se mettrait en quête de la carpe magique
pour qu'elle lui transmette son secret et sa force.
Les
nuits sans lune, le gamin sillonnait les berges à la recherche d'un
saule et de la fameuse carpe. Nombreuses furent ses nuits
infructueuses. Il sentait poindre parfois le découragement d'autant
que la date fatidique du passage du recruteur approchait. Cependant,
il savait au fond de lui que la vieille n'avait pas menti. Une nuit
prochaine, il en était certain, sa bonne étoile le libérerait de
cette terrible menace.
Ce
moment-là arriva, quelques jours seulement avant la venue de
l'envoyé du roi. Il vit un saule pleureur qui affleurait avec les
flots. Il perçut aussi un mouvement dans l'eau, le dos d'un poisson
qui venait se frotter aux dernières branches. De l'arbre semblaient
monter des soupirs tandis que dans la Loire, une clarté émanait de
la carpe.
Pitchoune
eut crainte d'interrompre une parade amoureuse. Il hésita longtemps
avant que de signaler sa présence : « Pardon madame la
carpe, Irène m'a dit que vous étiez la seule à pouvoir m'aider
afin d'empêcher la terrible menace qui pèse sur ma tête ! »
C'est alors que vint vers lui Ondine, la carpe miroir qui lui
répondit : « La gentille sorcière que voilà. Elle connait
les secrets de la nature. Je ne puis malheureusement rien pour toi
mon gentil garçon. Tout ce qui peut advenir désormais ne dépend
que de toi ! » Le garçon parut un
moment sous le choc de ce qu'il prit pour un désaveu, un mauvais
coup du sort ou encore la fin de toute espérance.
Ondine,
la carpe, sentit son désarroi. Elle s'approcha plus encore de lui en
prenant bien garde de se trouver face à Vénus, le corps céleste
le plus brillant du ciel. « Regarde-toi dans les reflets de mes
écailles. Tu trouveras la seule réponse qui vaille à ton
problème ! » Pitchoune vit alors des images se refléter
sur le corps de la carpe.
C'était
incroyable, il se trouvait là, dans la maison familiale, devant son
père et ses frères et sœurs. Il s'adressait à eux et plus
incroyable encore il entendait ses paroles. La scène à laquelle il
assistait avait quelque chose de surréaliste. Il ne parvenait pas à
se reconnaître tout à fait. Il n'était plus ce gamin timide et
effacé. Il parlait calmement certes mais avec une détermination
inflexible. Tous l'écoutaient sans oser le contredire …
Après
avoir regardé cette scène, Pierre remercia la carpe qui venait de
lui ouvrir les yeux. Le reflet qu'il avait vu de lui l'avait
transfiguré. Il rentra chez lui, le pas décidé et le cœur en
joie. Le lendemain matin, quand son père le salua de son habituel :
« bonjour petit Pierre » tandis que ses frères et sœurs
le saluaient en le gratifiant d'un Pitchoune affectueux, le jeune
homme prit la parole d'un ton ferme : « À partir
d'aujourd'hui, vous m’appellerez tous Pierre car tel est mon
prénom ! »
Tous
rirent de cette saillie. Pierre pourtant ne se découragea pas :
« C'est fini le temps de ne voir en moi qu'un gamin qui vous
doit obéissance et respect. J'ai atteint l'âge de décider par
moi-même ce que sera ma vie tout autant que d'être respecté. Je
n'irai pas à la Navale, je travaillerai au pays et je vous achèterai
mes frères ce bateau que vous voulez à la condition que vous ne
soyez jamais pêcheurs. Vous n'aurez qu'à devenir passeurs, nous en
avons grand besoin ici. Quant à vous mon père, je ne vous coûterai
plus un sou et bien au contraire, je subviendrai à vos vieux
jours. »
Pierre
quitta une demeure plongée dans le silence . Il se dirigea vers le
port, fort de sa détermination nouvelle, il alla directement dans
l'officine d'un marchand. Il demanda à être embauché et le fut sur
le champ ; le marchand ayant été impressionné par l’aplomb
du gamin. En peu de temps, il devint un rouage essentiel de cette
grande maison de commerce, apprit à lire et à écrire et tomba
follement amoureux de la fille du patron. La belle partagea cette
passion et trois ans plus tard, Pierre était à la tête d'une riche
entreprise de fret fluvial.
Il
tint ses engagement envers les siens qui jamais plus ne l'appelèrent
Petit Pierre ou Pitchoune. Une fois par mois, à la nouvelle lune,
Pierre disparaissait nuitamment pour se rendre sous un saule
pleureur. Quelques personnes prétendirent qu'il parlait à la
rivière, d'autres qu'il s'adressait à l’étoile Sirius, beaucoup
le pensèrent un peu dérangé.
Il
venait simplement retrouver Ondine et lire dans ses écailles le
cours de son destin. C'est ainsi qu'il n'y eut jamais marchand plus
avisé que lui. Il ne fut jamais surpris par une crue, une embâcle
ou un naufrage. Ses concurrents pensaient qu'il avait une sorte de
sixième sens. Il s'en moquait bien ! Il n'oublia jamais non
plus sa chère Irène à qui chaque semaine il achetait au triple de
leur prix, des fromages de chèvre, onctueux à souhait.
La
Loire coule toujours, elle file son destin entre sable et légende.
Celle-ci n'est qu'une parmi des milliers. Ondine demeure cachée dans
les flots. Elle peut, si vous avez assez de sagesse pour cela, vous
donner à voir le cours de votre destin. Pour cela, il convient
d'avoir un cœur pur et de nobles intentions. Dans le cas contraire,
votre reflet risquerait de vous effrayer.
Réflexivement
sien.
Tableaux de Claude Carvin
Ce conte figurera dans le prochain recueil confidentiel
Il
était une fois une petite fille qui s’était prise d’affection
pour les fourmis volantes. La chose peut paraître étrange même
s’il faut bien le reconnaître, les chemins du cœur sont souvent
énigmatiques. La belle enfant que ses parents avaient appelée Zoé,
vouait pour toutes les créatures de la terre une affection sans
borne. Elle passait ses journées, jumelles aux yeux, à observer la
nature à proximité de chez elle et pour son plus grand bonheur,
comme elle vivait en bord de Loire, elle n’avait de cesse de
s’émerveiller chaque jour davantage.
Zoé
avait appris lors de ses recherches que les fourmis volantes étaient
munies d’ailes afin de pouvoir contribuer à la reproduction de la
colonie en allant de par le vaste monde ligérien, trouver de
nouveaux partenaires. Les mâles sont ainsi à la recherche d’une
future reine pour donner naissance à une nouvelle colonie. Cette
perspective enchantait l’enfant qui n'ignorait rien des lois
naturelles de la procréation que trop de gens veulent taire à leurs
rejetons.
Un
jour qu’elle avait observé, non sans amusement les accouplements
multiples d’une reine, gourmande tout autant que grande
consommatrice de galants qui se brûlaient les ailes en un mortel
ébat, elle vit avec effroi une ablette avaler d’une bouchée de la
pauvrette qui avait pourtant constitué grand stock dans sa
spermathèque.
En
une bouchée, le petit poisson d’argent avait ruiné les efforts
des sacrifiés et les espoirs de voir naître une nouvelle génération
de fourmis. Zoé était à se désoler de cette malencontreuse
rencontre quand elle vit surgir d’un nénuphar en fleur, une
charmante grenouille qui venait elle aussi de percevoir la scène.
L’enfant avait toujours aimé les grenouilles, elle n’était pas
de ces gens indélicats qui se plaignent de la merveilleuse mélopée
de nos amis les batraciens.
Elle
en était là de ces réflexions quand elle vit plonger prestement la
grenouille qui avait l’intention de manger la petite ablette. Si la
pratique est exceptionnelle, elle n’en demeure pas impossible. La
xénope lisse n’en est d’ailleurs pas à un forfait près.
Redoutable prédateur invasif, venue clandestinement d’Afrique du
Sud, elle fait des ravages dans la rivière.
Zoé
était horrifiée. Voilà bien un animal qui modifiait
considérablement le jugement qu’elle portait jusqu’alors pour
les batraciens. Elle n’eut pas le temps de la vouer aux gémonies
qu’un héron vint punir dans l’instant la méchante. D’un coup
de bec fort habile, le bel échassier n’en fit qu’une becquée.
La
petite fille, pour une fois se réjouissait d’être ainsi témoin
d’une prédation. Elle appréciait beaucoup le héron, cet oiseau
si malhabile quand il s’envole et si gracieux ensuite. Elle aimait
par-dessus tout l’admirer quand il s’occupe de ses petits, tout
en haut des peupliers, dans la héronnière.
Soudain,
une flèche fondit sur l’animal, un autre oiseau, rapide comme
l’éclair. Zoé poussa un hurlement d’effroi tant l’attaque
avait été aussi soudaine que fatale. Un faucon pèlerin, espèce
fort rare hélas, venait de briser la nuque de l’échassier dans un
choc imparable. L’enfant était partagée entre l’admiration pour
la vélocité incroyable de ce merveilleux rapace et l’émoi
provoqué par la mort du héron.
Elle
n’était pourtant pas au bout de ses émotions. Le faucon tout
occupé à son festin ne vit pas jaillir sur lui une genette qui d’un
coup de gueule lui fit son affaire. Le chasseur chassé, chacun
venait de connaître le triste sort qu’il avait infligé à sa
proie. Zoé, en bonne connaisseuse de la faune se dit que là était
la loi immuable de la nature. Elle venait d’assister en peu de
temps, à une chaîne alimentaire d’une incroyable diversité.
Certes ce monde est impitoyable mais il en a été ainsi de toute
éternité…
L’enfant
n’eut pas le temps de philosopher plus longtemps. La chaîne fit
apparaître le plus effroyable de ses acteurs. Des gamins, qu’elle
connaissait d’ailleurs pour tous les forfaits qu’ils
accomplissaient à l’école comme à la ville, se firent un malin
plaisir de tuer ce merveilleux mammifère. Contrairement à ce qui
s’était déroulé jusqu’alors, les gamins mirent dans leur
meurtre toute la perversité dont seul l’humain est capable.
À
distance, ils actionnèrent un piège qu’ils avaient installé là.
Ils étaient en poste et voyant le succès de leur plan, ils
approchèrent pour se saisir de l’animal pris entravé par un
collet. La pauvre bête de débattait tandis que ses bourreaux la
pendirent par la queue à un arbre avant que de l’achever par une
effroyable lapidation.
Zoé
en larmes, avait été incapable de réagir. Sidérée par l’atrocité
de la scène, elle ne sut comment intervenir. Le pouvait-elle au
juste ? Elle était de l’autre côté de la rivière, la distance
et sa jeunesse la rendaient totalement impuissante. Elle maudissait
ces maudits garnements mais que faire face au sadisme de ces méchants
diables ?
Soudain,
l’attention de la gamine fut attirée par un mouvement dans les
fourrés proches d’elle. Quelque chose apparut, un petit personnage
dont jusqu’alors, elle avait toujours refusé de croire en son
existence. Un farfadet lui fit un geste amical, retirant son étrange
chapeau pointu avant que de lui adresser la parole dans un français
parfait dénué de tout anglicisme.
« Bonjour
mon enfant. Tes larmes m’ont ému. J’ai assisté tout comme toi,
à ce qu’on pourrait appeler la grande chaîne de la vie si ce
n’était le dernier acte de ce drame. Que puis-je pour toi pour
t’être agréable ? Je dispose comme tu dois le savoir, de pouvoirs
magiques qui m’ont été accordés par mon gentil parrain, le mage
Merlin ».
Zoé,
revenue de son étonnement, répondit tout naturellement à cet être
minuscule qui semblait surgir d’un conte de fées. Elle avait tant
observé dans la nature que rien désormais ne pouvait la surprendre.
Elle savait que rien n’était impossible pourvu qu’on y mette
tout son cœur. Elle demanda tout naturellement au personnage sorti
de son imaginaire de redonner vie à tous les animaux qui venaient de
la perdre sous ses yeux.
Le
farfadet lui répondit avec un grand sourire : « Je ne suis pas
surpris de ta requête. Je te reconnais bien là moi qui t’observe
depuis très longtemps sans que tu ne t’en sois aperçue
jusqu’alors. Je ne doute pas de ta sincérité mais pour te
satisfaire, il convient que ce soit ceux qui ont assisté à ton
récit de décliner dans l’ordre tous les acteurs de cette tragédie
du quotidien ! »
Ainsi
donc c’est à vous, chers lecteurs ou bien auditeurs de restituer
la grande chaîne de la vie et de la mort qui vient de vous être
narrée pour peu que vous nous ayez prêté attention. Nous ne vous
demandons pas de nommer exactement chaque acteur mais bien de le
restituer dans son espèce et son ordre d’entrée sur scène. Si
vous n’y parvenez pas, je crains que vous soyez complices de ces
jeunes canailles d’une férocité gratuite qui n’appartient
qu’aux humains.
À
vous de jouer, c’est de vous que dépend le retour à la vie de ces
malheureux animaux. Ils sont au nombre de six. Je vous demande de
répondre dans l’instant. Vous avez leur vie en vos mains.
1
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
2
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
3
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
4_
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
5
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
6
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Bravo
à vous, ils peuvent reprendre leur ronde même s’il y a de fortes
chances que pour certains ce ne soit pas pour longtemps. Quant aux
méchants gamins, contre eux, il n’est hélas rien à faire. Ils ne
méritent même pas d’être morigénés. Ils n’en valent pas la
peine.