dimanche 5 juin 2022

L'enfant et sa tablette

 

«Victor, enfant roi »





J'allais au hasard au bord de l’eau quand, un spectacle désormais habituel retint mon attention : un enfant assis sur un banc, une tablette à la main, un casque sur les oreilles et des vêtements de marque à la toute dernière mode. Il lançait d’une main distraite, tout occupé qu’il était à son écran, des cailloux dans la rivière. Je m’approchai de lui et, en dépit de son casque, je lui racontai une histoire …


L’enfant-roi ne m'écouta pas. Il continuait à jouer, parfaitement affairé à tuer des monstres dans un décor absurde. Sans m'en laisser conter je poursuivis ma vaine tentative de le toucher, de le sortir de son monde virtuel pour qu'il ose s’aventurer dans l’imaginaire. Je suis têtu, on me le reproche bien assez ! Cette fois, mon obstination allait trouver une curieuse récompense ...


Durant mon récit, tandis que l’enfant restait les yeux rivés sur son écran, une petite voix que je n’oublierai jamais s’adressa à moi : « Tu es un curieux vieux bonhomme, toi ! Tu parles une langue que les enfants ne comprennent pas toujours avec des mots trop savants pour tous les toucher ! Tu ne supportes pas de les voir enfants-rois qui n'en font qu'à leur tête, sans se préoccuper des autres ! »


Je n’en revenais pas. Si l’enfant ne m’écoutait pas, son pantin de bois qui traînait là, abandonné sur l’herbe, avait entendu mon histoire, compris mon propos et pensait que je devais continuer malgré l’indifférence de son petit maître. Un conte modifierait peut-être l’attitude de l’enfant. Il me fallait insister. Le pantin me sourit, se glissa sur les genoux de l’enfant indifférent à nous et me demanda une autre histoire.


N'étais-je pas là l'objet d’une hallucination ? Je n’oublierai jamais ce moment. Il y avait comme une fièvre dans l’expression du pantin, exprimant le désir de retrouver son petit compagnon humain pareil à autrefois lorsqu'il n'était qu'un bébé. « Conte à nouveau, pour l'instant il n’y a que moi qui t’entende. Continue et, un moment ou un autre, Victor prendra la peine de t'écouter »


Je partis pour une nouvelle aventure. Le pantin tentait d’attirer l’attention de Victor. Il y parvenait quelquefois. L’enfant ne semblant nullement étonné que son pantin lui chatouille les pieds ou bien lui tire les cheveux. Imperceptiblement, Victor modifia son comportement. Lui qui ne m’avait pas encore vu, me jeta enfin de brefs regards. Le pantin continuait ses pitreries afin que Victor abandonne son effroyable tablette.


Le miracle eut lieu. Victor leva la tête, nous sourit, retrouva dans l'instant un visage enfantin. Il n’avait rien entendu de mon premier comme de mon second récit. Il ôta son casque quand le pantin de bois, lui fit comprendre qu'il devait s'en défaire pour lui dire : « Écoute ce monsieur, il te racontera une belle histoire ! »


Victor m’adressa alors la parole. Il avait un gros défaut de langue : il bégayait énormément, accrochait chaque phrase, se reprenait, sans parvenir à trouver ses mots. Pitchoune, le pantin m’avait prévenu : je ne devais pas intervenir ni chercher à l'aider.


Victor me demanda une histoire. Elle lui plut. Le pantin me fit un signe, pouce en l’air. Quels curieux personnages ces deux-là ! Je continuai mon récit tout en sollicitant fréquemment l’enfant. Je l’interrogeais, lui demandais de se rappeler un détail de l'action. Il participait à l’histoire et plus il répondait, mieux il parlait. Ses yeux brillaient, sa crinière blonde flottait au vent. Il y avait quelque chose du Petit Prince chez ce gamin redevenu un enfant. Je le lui fis remarquer...


Victor éclata de rire : un rire réjouissant et communicatif. « Tu es fou ! Je ne suis pas le Petit Prince ! Je ne viens d’aucune étoile et je n’ai jamais vu de mouton ni de renard. Je suis un des innombrables enfants rois de la planète Terre. Aide-moi à faire un monde plus heureux ! »


Victor prit son pantin dans ses mains et cessa de me parler. C’est désormais à lui qu’il s’adressait, sérieusement, profondément. Il ne bégayait plus du tout, il avait l’air grave. « Tu vois, mon pauvre Pitchoun, je t’avais oublié parce que les adultes ont cru que je ne voulais plus jouer avec toi quand j’ai réclamé une tablette pour leur faire plaisir. Mais c’est avec toi que j’ai construit mes rêves, que j’ai inventé des aventures, que j’ai voyagé dans le temps. Pour eux il fallait que je sois toujours occupé. Pour les parents, un enfant qui rêve est un enfant qui s’ennuie. »


Le pantin approuvait, ému. Il mit sa petite main dans celle de Victor. Des larmes coulaient de ses yeux de bois. Pitchoun se cala tendrement contre le cou du gamin. Victor était heureux, il avait retrouvé la légèreté et insouciance de l’enfance. Il ne cherchait plus à imiter une grande personne avec son écran.


« Ce monsieur pourra t'aider à rester un enfant. Les humains, petits ou grands ont besoin qu’on leur raconte des histoires. Trop de gens sont hélas bien trop occupés désormais pour accepter ce plaisir essentiel. Les écrans privent chacun de nous de son enfance. »


Oublieux des éventuelles allusions scabreuses, j'osai m'assoir à leur côté pour me placer à leur hauteur, simplement, humblement. Victor dit à son pantin. « Le vieux monsieur a compris. C’est aux enfants qu'il faut raconter des histoires pour qu'un jour le monde redevienne meilleur. Les adultes sont trop sérieux pour le comprendre. » Puis Victor me tendit son pantin en me disant : « Je te le confie pour que jamais tu n'oublies cette mission ! »


J’étais bouleversé. Victor m’avait montré le chemin possible. S’il y a le plus petit espoir de changer le monde, c’est aux enfants qu’il faut s’adresser. Je partis en laissant Victor seul sur son banc. Après quelques pas, je me retournai pour lui adresser un signe de la main. L'enfant roi avait retrouvé sa posture initiale : le casque vissé sur les oreilles et la tablette à la main. J'ai cru un instant avoir été l'objet de mon imagination. Je repris mon chemin quand le pantin me demanda de me retourner à nouveau. Victor m'adressa alors un clin d'œil accompagné d’un grand éclat de rire …


Depuis ce jour, Pitchoun est devenu mon guide tout autant que mon inspirateur. Quand un conte est écrit, il s'en va le raconter à Victor. C'est lui mon guide et mon inspirateur et qui me pousse à tenter de toucher votre cœur.


Tendrement sien.


 

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