jeudi 7 octobre 2021

La Loire du père Jude

 

Rémi des Rauches de Maurice Genevoix





Personne, dit le Père Jude, personne ne connait la Loire, ni Barolet, ni moi, ni personne. Elle est sauvage, sauvagement libre. Elle se garde et brise toute contrainte, d'où qu'elle vienne : malheur aux hommes s'ils ont osé la contraindre !


    • Je sais, dit Rémi, elle n'aime pas les hommes.

    • Elle ne les aime ni ne les déteste : elle est libre. Lorsqu'elle se bat contre eux, et qu'elle leur fait du mal, c'est qu'ils ont voulu la contraindre.


Le père Jude étendit son bras vers une rive, puis vers l'autre, et son geste évoqua les champs fertiles où, par les jours de soleil, leurs métairies font des tâches roses et blanches. De l'est à l'ouest, d'un bout du val à l'autre bout, la rumeur de la Loire s'élevait jusqu'aux nuages.


    • Ne sens-tu pas comme elle est chez elle, comme ce pays lui appartient que nous croyons notre pays ? C'est elle qui l'a creusé, largement, d'un coteau à l'autre coteau. Il n'est pas un coin de cette terre qui ne soit ce qu'il est à cause d'elle, pas un coin où elle n'ait coulé, où elle ne coule encore, à plein ciel ou cachée.. Rappelle-toi comme elle sinue, comme elle divague, comme elle tient toute la place qu'elle peut ! Autrefois sans doute, elle a baigné les forêts de Sologne ; tous les cailloux qui gâtent les terres, au pied de la côte, c'est elle qui les a laissés, en s'en allant. Elle est montée au nord, vers l'autre grand forêt, mais avec quels caprices, quels retours, quelle volonté de rester chez elle, maîtresse de toute l'ample vallée ! Laisse Portvieux derrière toi et marche vers le sud, jusqu'aux acacias du rio : ces mares d'eau limpide qui dorment sous les feuilles, c'est elle : ces grosses pierres chaotiques dont l'échine luit à travers les ronces, c'est elle. Quitte la route et prends à travers champs : ceci est sable, sable de Loire. Regarde, près de cette métairie, la fosse ronde où les bestiaux s'abreuvent : c'est elle. Et c'est elle encore, ce gouffre ancien envahi d'herbes qui vient béer sous tes bas. Penche-toi sur le puits, dans la cour : très près de toi, dans l'ombre fraîche, tu verras briller la nappes des eaux folles, et tu la reconnaîtra.

    • Ce pays est à elle, elle le tient jusqu'aux entrailles. De Bouteille jusqu'à Orléans, plus loin encore, elle coule en des cavernes crayeuses, elle y bouillonne le temps des crues, mine leurs parois, ébranle leurs assises. Ces surgeons lourds qui s'étalent à la surface même de ses eaux, c'este elle encore qui revient à la hauteur du ciel ; et le tranquille Loiret, si bellement transparent et vert, n'est qu'un sourire de la Loir


    • Elle n'aime pas les hommes disais-tu ? Mais pourquoi les hommes la bravent-ils comme ils font ? Jour à jour, ils lui volent son domaine. Là où elle coulait hier, ils viennent et sèment leur blé, plantent leur vigne et construisent leurs maisons. Ils ramassent l'argile limoneuse, se sable même qu'elle a laissés, les amoncellent sur la rive et lui disent : « Tu ne passeras plus ! » Moi-même, n'ai-je pas bâti ma demeure de gazon à l'orée sablonneuse du rio, parmi les osiers rouges de Loire ? Que lui dirai-je demain, si elle reprend son bien, et si, rentrant là-bas après la crue, je ne retrouve qu'un peu de vase à la place où je dormais ? … Que lui dirais-je, moi qui savait ?


    • C'est que je l'aime, murmura le Père Jude. Je l'aime pour la beauté dont elle comble mes yeux, pour les courbes molles de ses rives, pour les grèves ardentes que le soleil fait trembler, les grèves mauves à l'ombre des osiers, les grèves bleues sous le clair de Lue, pour la vive fraîcheur des courants qui dansent sur les galets roux, pour le mystère glauque des mouilles, et pour les ablettes d'argent qui sautent près des bateaux lavoirs … Je ne suis qu'u vieux fou, tu le sais, sans talent, sans courage, un de ceux que les travailleurs de la glèbe et des bourgs ont raison d'appeler « Bon à rien ». Que n'ai-je le pouvoir magnifique d'animer mes visions et mes rêves !


    • La Loire prend mes yeux et je lui dis seulement, tout au fond de mon cœur : « Sois la Loire ! » N'est-ce pas ainsi qu'il faut l'aimer ?




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