samedi 14 août 2021

En mal d’amour

 

Le portefaix bossu




Il était une fois, Ugolin un gentil garçon né avec une bosse dans le dos. Victime d’une cyphose congénitale, le pauvre avait grandi sous les quolibets de ses camarades, les moqueries des adultes et cette odieuse manie qu’ils avaient tous de venir toucher sa bosse en guise de talisman et porte bonheur. Nous étions sous le règne de Louis XIII, monarque au numéro prédestiné pour les superstitieux de tous poils. Le malheur d’un seul était censé faire le bonheur de tous les autres, pied de nez de la destinée et farce insupportable pour celui qui en est la victime.


Serrant les dents, notre Ugolin décida de cacher le plus possible sa maudite excroissance. Par quel étrange cheminement de la pensée il en vint à se faire portefaix, nul ne pourra le dire exactement. Il avait sans doute dans l’esprit de dissimuler sa honte tout autant que sa terrible charge en supportant plus lourds fardeaux encore. Le métier était alors indispensable sur les quais de Loire pour décharger les bateaux.


Ugolin devait résoudre cependant un délicat problème. Un dos asymétrique n’est pas de nature à faciliter le port d’une charge. Il confia un jour son projet et son problème à l’une des rares personnes qui ne le tourmentait pas, un certain Robert, bourrelier de son état qui avait atelier Au chasse-coquins en Orléans, une rue aujourd’hui disparue.


Robert était ravi de pouvoir rendre service au jeune Ugolin et également d’illustrer à merveille le nom de sa rue. Habitué qu’il était à travailler le cuir et le crin végétal, il songea à lui constituer une sorte de joug qu’on qualifierait aujourd’hui d’orthopédique, afin d’équilibrer les épaules de celui qui allait le porter. Il fit aussi des prodiges pour que cette prothèse fut confortable et favorisante pour le métier envisagé.


Ugolin ainsi paré, vêtu d’une biaude large et résistante put ainsi se présenter à l’embauche auprès d’un riche marchand de la place. Il fut immédiatement employé, la ville manquait cruellement d’hommes forts acceptant ce métier ingrat et pénible. Ugolin y fit merveille, faisant même oublier en partie sa malformation. Selon la tradition ligérienne bien établie, il hérita cependant d’un sobriquet qui témoignait que personne n’était cependant dupe du subterfuge : Charoibosse.


Il serrait les dents, portait son fardeau et sa malédiction sans montrer qu’il en avait plein le dos de ces moqueries si honteuses. Ce qui le désolait plus que tout cependant était qu’il ne trouvait pas chaussure à son pied en dépit d’une bonne mine et d’une situation qui le mettait à l’abri du besoin.


Les demoiselles de la cité, pucelles comme il se doit à Orléans, repoussaient toutes ses invitations lors des bals qui accompagnaient les différentes fêtes ouvrant à réjouissances. Il se désespérait d’autant plus que s’il avait bosse sur le dos, il était de bonne constitution, d’un commerce agréable et équipé d’une aiguillette des plus plaisantes qu’il ne trouvait hélas jamais à employer.


Ugolin, se refusant par dignité et éducation à fréquenter les bordeaux et les bordels de la cité, fuyait comme la peste les dames de la Rue de Juifs et celles de la Venelle à quatre sous. Il rêvait d’une charmante compagne, une jeune femme honnête avec laquelle il fonderait une famille. Il ne se souciait guère de son apparence et eut accepté une laideronne tout aussi bien qu’une bancale pourvu qu’elle lui donne un peu amour.


C’est encore Robert qui se résolut à trouver réponse à son problème de l’heure. Nous étions en 1639 à la veille du grand carnaval. Le bourrelier confectionna un masque de cuir pour que son protégé ne fut pas reconnu dans la foule turbulente des fêtards. C’est ainsi que Ugolin se mêla au cortège qui cette année-là tourna à l’émeute et au drame. Des collecteurs d'impôts furent promptement pris à partie par une foule enivrée de musique et de vin et jetés dans une rivière qui se jetait dans la Loire. Il y eut grand tumulte, intervention très virulente de la maréchaussée.


Dans la cohue générale, un mouvement de foule se fit si brusquement qu’il y eut poussée dans la Loire des pauvres gens en état de panique. Ugolin qui avait senti venir le drame avait eu la présence d’esprit de se mettre à l’écart. Il avait une parfaite connaissance des quais, c’est là qu’il œuvrait chaque jour. Il s’était réfugié en aval du pont Royal, à la naissance du port de Recouvrance.


C’est là qu’il entendit dans les flots tumultueux d’une Loire en colère elle aussi, une jeune femme emportée par le courant. Sans réfléchir, ce qui est la plus sûre manière d’agir prestement, il retira son masque de cuir et plongea dans ce bouillon furieux. Il se saisit de celle qui allait disparaître à tout jamais et grâce à la force qu’il avait acquis dans son métier de bête de somme, parvint à la ramener sur la berge.


Ugolin avait sauvé une magnifique demoiselle, d’une beauté à vous couper le souffle. Il était muet d’admiration devant la délicatesse de ses traits, la splendeur de sa chevelure. Il reprenait son souffle tandis que la belle, évanouie, respirait calmement. Il songea à se retirer discrètement, s’interdisant la moindre chance de succès avec une telle merveille.


Il n’eut pas le temps de s’éclipser. La jeune fille retrouvant ses esprits, tourna vers son sauveur des yeux éperdus de reconnaissance. Elle lui offrit un sourire plein de grâce et de lumière, exprimant ainsi une profonde gratitude mêlée d’un indéfinissable sentiment. Le garçon, habitué aux regards torves et moqueurs tomba totalement sous le charme de la trop belle.


Une fois encore, il songea à partir. Toinette, puisque c’était la servante de la Pinte d’Or, celle qui subissait toutes les avances des jeunes gens à marier de la ville tout comme celles des mariniers de passage qu’Ugolin avait reconnue, lui prit délicatement la main et s’adressa à lui : « Merci Ugolin. Tu m’as sauvé la vie et je profite de cette occasion pour t’avouer quelque chose... »


Le garçon craignant une fois encore une rebuffade ou un propos commençant par la formule qu’il n’avait eu de cesse d’entendre de la part des jeunes femmes approchées, « Je t’aime bien mais ... » voulut mettre son index sur les lèvres tremblantes de Toinette, là où il mourait d’envie d’y déposer ses lèvres : « Tais-toi, je sais ce que tu vas me dire comme toutes les autres avant toi ! »


Toinette, trouva la force de se redresser, repoussa ce doigt qui l’invitait au silence pour déclarer : « Tu te trompes grand idiot. Tu es le seul des garçons à marier de la ville qui se sois jamais venu m’importuner. Tu crois que je n’ai jamais remarqué tes yeux brûlants me regardant à la dérobée, ta gentillesse quand je venais te servir, ta délicatesse quand tous les autres se montraient rustres et bien trop pressants. Jamais je n’ai eu à me plaindre d’un geste déplacé de ta part, toujours je t’ai entendu me défendre quand des lourdauds se montraient insistants au-delà des convenances. Je me suis pris d’amitié pour celui qui s’interdisait de me parler, d’amour pour celui qui n’osait pas m’aborder et c’est lui qui m’a sauvé la vie. Je t’aime grand nigaud et ta bosse m’a porté chance parce qu’elle n’existe pas pour moi ! »


Ugolin avait des larmes aux yeux tandis que Toinette était éclatante de joie. Elle le prit dans ses bras et déposa ce baiser qu’il n’avait pas osé lui donner pour réveiller celle qu’il venait de sortir de la Loire. Ils se marièrent peu de temps après. Robert fut naturellement le témoin d’Ugolin, quant à Toinette elle choisit un client assidu de la taverne, un jeune étudiant qui allait faire son chemin : un certain Jean Baptiste Poquelin.


La vie parfois vous propose de merveilleux coups de théâtre en dépit de tous les obstacles et handicaps qui se dressent sur notre chemin. Tant que le rideau ne se baisse pas, tout est possible à qui veut bien saisir sa chance. Ugolin et Toinette vécurent simplement tandis que Molière se souvint de cette belle servante qu’il admirait lui aussi en silence.


Quant à ce carnaval d’Orléans en 1639, il fut l’une des dernières grandes fêtes des fous populaires. Les excès qu’avaient engendré Mario le fou et tous ceux qui allaient à sa suite ce jour-là étaient bien trop dangereux pour les pouvoirs quels qu’ils soient. Louis XIV s’empressa t’interdire de tels évènements susceptibles de servir d’exutoire à un peuple qu’il convenait d’asservir. Ses successeurs n’ont guère changé de méthode jusqu’au dernier Prince, qui lui aussi, nous gouverne d’un main de fer.


Follement leur



 


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