Ma
cour d'honneur …
Je
suis né sur le champ de foire ! Belle destinée que voilà :
celle qui m'a placé parmi le tumulte du marché, l'agitation de la
foire aux cochons, les rallyes automobiles, les fêtes foraines , les
camelots et autres bonimenteurs. On ne peut faire mieux comme
université de la rue, école du peuple. Pourtant, tout n'a pas été
aussi simple pour le gamin qui voyait régulièrement sa cour
d'honneur envahie par d'autres que lui …
Le
lundi fut longtemps pour moi le jour de l'envahissement. Une fois par
mois, le matin, les cochons investissaient la place. Ils étaient
tout roses, lovés dans de petits enclos ; c'étaient les
derniers-nés qu'il fallait vendre pour engraissement. Les gros
spécimens étaient dans les camions, monstrueux, énormes ; ils
m'ont souvent effrayé tandis que je me plaisais à entendre les cris
de détresse de leur progéniture.
Il
ne manquait pas une séance où un aventureux ne se sauvât, ne
tentât la belle parmi tous ces éleveurs, marchands, clients, bien
prompts à le rattraper impitoyablement par la queue ou bien par les
oreilles. Sans doute que la vocation de l'enseignement est née chez
moi dans ce geste d'autorité qui m'amusait beaucoup. Une fois même,
je me souviens qu'un fuyard avait trouvé refuge dans la boutique.
Il ne tarda pas à retourner bien vite dans son enclos.
La
foire aux cochons terminée, les forains prenaient la place. Devant
chez nous, il y avait le bazar à un franc. Un grand camion qui
déployait un capharnaüm improbable, un ensemble totalement
hétéroclite où il était bien difficile de trouver une cohérence.
L'essentiel résidait dans le prix ridiculement bas de la marchandise
et accessoirement dans sa médiocre qualité. Combien de jouets
inutiles ne passaient pas le lundi avant que de se briser
lamentablement !
Devant
chez nous, c'était le coin des fripiers. Curieux étalage de
vêtements importables qui ne devaient être conçus que pour amuser
le touriste ou le badaud. Les blouses en nylon de toutes les
couleurs, les gaines et les vêtements de travail, les bottes en
caoutchouc et les charentaises étaient ceux dont je garde encore
l'image la plus amusée.
Il
y avait régulièrement un bonimenteur qui passait par là pour
vendre à la cantonade un lot incroyable, un assortiment à faire
pâlir la ménagère ou le bricoleur. Il haranguait la foule, il
multipliait les ajouts, déroulait des quantités inouïes de
produits qui constituaient, à coup sûr, l'affaire du siècle.
J'écoutais, je me délectais du discours sans jamais une seule fois
avoir mordu à la combine. Mais quelle belle école du verbe !
Plusieurs
fois l'année, les auto-tamponneuses venaient installer leur piste
juste sous mes fenêtres. Le monde basculait dans un autre univers,
fait de musique et de toute la jeunesse du pays qui se pressait
autour de cette unique attraction. J'avais un traitement de faveur de
la part de ce forain. En effet il donnait toujours à mon père des
réparations à faire : le sellier était capable de prodiges
avec ses aiguilles courbes.
Pour
le remercier, les hommes de la piste me prenaient à leur bord quand
le chaland se faisait rare. Il fallait occuper la piste, faire
tourner pour que l'agitation attire de nouveaux clients. J'ai bien
vite perdu le goût de ces tours en rond et de ces chocs violents.
Quand on a trop tôt fait le tour de la question, cette attraction
devient vite dérisoire. Par contre, derrière la fenêtre de la
cuisine, je ne me lassais pas d'observer le manège des jeunes coqs
qui cherchaient à séduire quelques pintades naïves. J'ignorais que
je ferais comme eux plus tard …
Une
fois l'an, le boulevard devenait le théâtre du gymkhana du rallye
automobile. C'était encore une époque où l'automobile régnait en
maître, surtout dans ma commune avec les usines SIMCA. Les moteurs
ronflaient, les pneus crissaient et mon terrain de jeu était labouré
pour quelques jours. Je pense que ces journées bruyantes m'ont
inspiré envers l'automobile un aversion qui ne s'est jamais
démentie.
Il
y avait encore les animations municipales.Au cœur du village,
j'étais aux premières loges des plaisirs d'alors : courses au
trésor, concours de chants, corsos fleuris, jeux inter-quartiers,
balle populaire, course aux lampions, … C'était une époque où
chacun se contentait des animations locales qui n'avaient pas besoin
de jouer de la surenchère et du décibel. .
Le
reste du temps, le boulevard fut longtemps mon vélodrome. Je
tournais en rond entre les tilleuls jusqu'à ce qu'on me donne le feu
vert pour vivre l'aventure un peu plus loin. Il était temps :
la place accueillait de plus en plus de voitures et pour limiter
cette invasion devant notre boutique, mon père avait installé trois
grosses buses : pots de fleurs que je devais arroser chaque
soir.
La
place, j'en ai déjà parlé, était aussi, au petit matin, l'annexe
de l'atelier. Mon père installait sa cardeuse pour carder la laine
qui lui permettrait dans la journée de refaire un matelas qu'il
livrerait le soir-même chez des clients, promis à une nuit de mal
de mer. La machine réveillait tout le quartier : le sommeil du
juste ne supporte pas le travail du matelassier.
Pour
le reste, ma cour d'honneur n'était qu'un parking ; au début
en terre battue puis bien vite goudronné. Pourtant, quel que soit le
revêtement, je me rappellerai toujours l'odeur de la place juste
après la pluie, l'été. Un bonheur olfactif qui restera à jamais
le grand bonheur de mon enfance. Hélas, le pathétique survint
aussi : un triste jour que je ne peux ôter de ma mémoire,
vingt-six corbillards passèrent sur le champ de foire, pour conduire
dans l'église Saint Ythiers, les pèlerins morts accidentellement
dans un car d'un transporteur local.
Champdefoirement
mien.
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