Mode
d'Emploi pour le quidam.
Juste
avant le second match du tournoi des Six Nations, il semble opportun
d'éclairer la lanterne des béotiens qui ignorent tout de ce jeu,
véritable philosophie de vie. Le Rugby, sport paradoxal par
excellence est souvent évoqué au travers de l'antienne :
« Sport
de brutes pratiqué par des gentlemen ! »
Il
y a bien un aspect polymorphe dans une pratique quasi rituelle qui
mène un combat d'appropriation territoriale. La force, la puissance
et le courage y sont les valeurs essentielles. On y devine aisément
le portrait de notre brute. Pour atteindre ses objectifs, il doit
faire preuve de grandes qualités morales, d'intelligence pour
appréhender la complexité du jeu et d'un sens du sacrifice
anachronique. Cette fois c'est le gentlemen qui pointe !
De
cette dualité, le quidam étranger à la confrérie de l'Ovalie ne
perçoit, le plus souvent, que les excès, les dérapages ou les
blessures sanguinolentes du joueur en Bleu, porteur du coq. C'est le
guerrier, avec son cortège d'ecchymoses, de plaies et de bosses qui
surgit de ce premier cliché. Quand le combattant sort vainqueur des
mêlées houleuses, des plaquages destructeurs, quand il a surmonté
sa souffrance et sa peur pour sortir vainqueur de lui-même, il entre
alors dans la folie des dérives exutoires. Il se fait soudard au
cœur de la taverne ou du club-house. C'est ainsi qu'il est étiqueté,
montré du doigt et frappé d'indignité au cœur de la cité.
Mais
la brute est pudique, il ne dira rien de l'autre versant de sa
personnalité, de cette partie immergée que personne ne semble voir,
tant la célébration catharsique de la joute sportive et ultra
télévisée s'impose à tous.
Pourtant,
au secret du vestiaire, une métamorphose s'opère. Le joueur échappe
à l'individualisme dominant dans notre société pour se fondre dans
un collectif d'un autre temps. Cette mue se réalise par le
truchement du Discours. C'est le Verbe, la puissance des mots ou des
évocations, qui transcendent celui qui va revêtir la tunique
magnifique « le maillot ! », cette carapace du héros
médiéval.
Cette
étrange alchimie ne fonctionne pas à chaque fois. Parfois les mots
ont touché l'âme collective et de l'émotion a jailli l'énergie.
Le groupe uni comme un seul homme, déterminé, inflexible, va
balayer son adversaire comme fétu de paille. D'autre fois, un grain
de sable a grippé le mécanisme, le propos ne s'est pas fait
rassembleur ; un mot de travers, une incompréhension manifeste et la
chrysalide ne sortira pas du cocon. L'équipe sera décevante,
empruntée et triste.
Ce
mystère est difficile à comprendre pour qui ignore tout de ce
laboratoire surchauffé qui sent l'embrocation et la sueur et qu'on
nomme vestiaire. C'est là que s'opère la transfiguration du
pratiquant ordinaire en Dieu du stade (quel que soit son niveau de
pratique). C'est là aussi qu'il fera le chemin inverse, qu'il
quittera le maillot souillé pour reprendre ses habits civils. Mais
on ne quitte pas l'Olympe sans faire un tour par l'enfer de la
troisième mi-temps.
Bien
sûr, si ce détour doit se faire avec modération. il demeure
indispensable pour assumer une pratique qui est, au plus profond
d'elle-même, totalement schizophrène. La troisième mi-temps est
donc consubstantielle à ce sport qui s'apparente davantage aux
combats ancestraux qu'au charmantes agitations sportives de notre
société de l'image. Sur le pré, l'homme, aussi puissant soit-il,
est nu face à sa peur, ses douleurs, ses craintes. Il ne se
surpasse qu'au travers d'un collectif qui, plus que dans tous les
autres sports, transcende les qualités individuelles. C'est avec ses
compagnons de métamorphose qu'il lèvera une belle flopée de verres
pour revenir à sa modeste condition de mortel !
Mystérieusement
vôtre.
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