mardi 17 novembre 2020

Pendant qu'il est encore temps.

 

Ma grande guerre à moi.




Vous savez que notre société se complaît dans la commémoration. Il semble même qu'il y ait un service spécial dans nos ministères pour surveiller les dates anniversaires, les comptes ronds afin de pouvoir servir au public si versatile, de la mémoire à grand spectacle, de la célébration ronflante et des rassemblements tape-à-l'œil. La forme étant toujours préférée au fond.


Pour des raisons qui échappent à ma pauvre intelligence, le centenaire de la grande guerre débute en 2013. Pendant cinq années, nous allons être bombardés de discours, cérémonies, déclarations larmoyantes, bonnes intentions de circonstance, avant de laisser pourrir, pour le reste de temps, ces pauvres bougres qu'on a envoyés au massacre et à l'horreur. Qu'il me soit permis ici de vous livrer ma grande guerre à moi, celle qui se passera de gerbes, de sonneries aux morts et de postures martiales juste destinées à briller sous les flashs ou les caméras.


Né quarante ans après la fin de cet immense jeu de quilles, j'en garde pourtant des souvenirs précis, des traces durables qui font de cet épisode un repère incontournable dans ma mémoire et ma conscience sociale. Je me souviens d'abord de ces onze novembre de mon enfance où nous allions, avec nos maîtres, au monument aux morts. Mais ce n'étaient pas alors ces pauvres bougres dont la liste interminable ornait la stèle, qui interrogeaient l'enfant que j'étais.


Non, c'étaient les survivants qui me donnaient des frissons dans le dos. Il y avait là, autour de drapeaux fièrement portés, des hommes couverts de médailles et de plaies, des manchots et des culs-de-jatte, des borgnes et des estropiés, des déformés et de très abîmés. Jamais je n'ai revu plus belle collection de jambes de bois, fauteuils roulants, béquilles et triporteurs étranges. La guerre avait alors la seule apparence qu'elle mérite, bien loin des défilés actuels où tout est brillant, magnifique et éclatant de jeunesse et de santé …


Puis il y avait les rencontres occasionnelles en famille. Un vieux monsieur qui avait toujours un voile dans les yeux, hanté par les souvenirs qui ne voulaient pas remonter à la surface. Lourds d'angoisse étaient ses silences, quand on se risquait à l'interroger sur cette fracture de sa vie dont il avait réchappé miraculeusement. Ce sont tous ces non-dits qui ont construit ma curiosité et cette fascination révoltée pour cette boucherie moderne.


Alors j'ai lu, j'ai dévoré des récits, des romans, des livres d'histoire. Maurice Genevoix, pour n'en citer qu'un, a façonné cette passion-exécration que je ne parviens pas à justifier. Des films ont suivi, toujours avec l'horreur en toile de fond et aussi la cruauté des chefs, la folie des hommes, la descente aux enfers, la mort et la douleur indicible. À chaque lecture, à chaque film, cette envie de vomir, ce refus absolu de la guerre, de l'armée, du pouvoir.


Puis, il y a encore aujourd'hui, cet arrêt systématique, où que je me trouve, au monument aux morts quand nul cirque commémoratif ne vient y porter son lot d'indécence. Je lis tous ces noms couchés sur la pierre, je repère les familles décimées ! Parfois je constate avec effroi l'âge de ces jeunes hommes, presque des enfants, sacrifiés pour faire vivre l'industrie et l'idée de nation. Toujours bouleversé par cette simple liste, je regarde le village, étonné par le nombre si important de victimes en un lieu si petit …


Alors, quand le président Sarkozy a décrété, dans son inculture crasse et sa démagogie féconde, de confondre en une même cérémonie tous les morts militaires de tous les conflits dans lesquels notre pays a été ou est engagé, j'ai eu la nausée ! Il venait mettre dans le même panier les professionnels, hommes courageux certes, mais volontaires qui avaient fait le choix du métier des armes et ces pauvres paysans, ces simples ouvriers, ces glorieux instituteurs qui allèrent se faire faucher pour la gloire d'une illusion, sans rien avoir demandé.


Mais laissons nos amis les politiques à leurs calculs odieux, leurs grimaces de circonstance et leurs discours qu'ils sont incapables de préparer. Ces gens-là vont tenir le haut de la tranchée pendant les cinq années qui viennent. Ils vont réclamer des lectures dans les classes, des visites sur les lieux des massacres. On ne cessera de les voir accomplir des gestes symboliques ou médiatiques, des visites porteuses de sens, des minutes de silence d'une totale vacuité.


Jamais ils ne décideront de la seule mesure qui s'impose à nous aujourd'hui : la réhabilitation de ces pauvres gars qu'on a fusillés pour l'exemple, pour faire taire la révolte, pour des lâchetés éventuelles mais si compréhensibles. Ceux-là méritent enfin le repos de leur honneur bafoué, de leur vie sacrifiée au nom de la plus abjecte des raisons : la discipline des troupes.


C'est à eux aussi que vont mes pensées loin des défilés militaires, des flammes qu'on ravive et des gerbes qu'on dépose à grands frais. L'uniforme à jamais me fait fuir. C'est en pensant à toutes ces croix de feu, ces sacrifiés que je vivrai encore ce onze novembre gris et triste. Il n'y a aucune gloire à magnifier cet épisode le plus sombre de notre histoire! Ce sera ma modeste contribution, bien loin des turbulences à venir, durant les cinq années indécentes qui se profilent devant nous et les suivantes, ça va de soi.


Mémoriellement leur.


 

 

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