L'un ne va pas sans l'autre.
Il était une fois une ville bourgeoise riche et prospère. Elle fondait sa richesse sur le commerce au travers d'une marine de Loire qui transportait presque toutes les marchandises du royaume. En cette ville, était le prévôt des marchands, personnage puissant et opulent. Il tenait l'Argenterie, cette grande institution qui, sous l'impulsion de Charles VII et Jacques Cœur, était devenue le supermarché des produits de luxe pour les grands du pays.
Notre prévôt possédait une telle fortune qu'il pouvait prétendre rivaliser avec son illustre prédécesseur. Il faisait métier du commerce et de l'usure, cette position lui donnant un pouvoir considérable sur tous ceux qui étaient ses débiteurs. C'est ainsi que bien vite, il s'arrogea sur la ville des droits dignes d'un seigneur, se permettant d'établir décrets et taxes.
Le Prévôt s'ennuyait cependant. La richesse finit par lasser quand elle offre tout ce qu'on désire et même ce à quoi on ne songeait même pas mais que d'autres, par flagornerie, esprit courtisan ou intérêt, viennent vous proposer. Il avait ouï dire que, dans sa ville, vivait un mendiant, homme de peu qui était connu de tous pour sa bonne humeur et sa joie de vivre.
C'était un sujet d'interrogation pour notre prévôt. Comment pouvait-il être heureux, cet homme qui ne possédait rien ou si peu ? Il voulut s'enquérir du secret de ce personnage qui, chose insupportable, semblait plus respecté que lui dans sa propre cité. Il décida un soir de se grimer en vagabond et d'aller voir de ses yeux ce qui rendait heureux ce pauvre homme.
Le prévôt frappa à la porte de la masure du mendiant : une cabane de planches disjointes, installée sur les quais, à la merci des fantaisies de la Loire et du vent. Le mendiant s'était préparé un brouet : une soupe épaisse pour unique repas. Accueilli comme un roi, le faux vagabond se vit offrir de partager le repas du mendiant.
Le prévôt n'en revenait pas, lui si prompt à faire donner du bâton aux quémandeurs qui ne manquaient pas de se presser devant sa demeure. Il partagea ce repas et s'enquit de l'origine de ce plat. Diogène, le mendiant comprit la préoccupation du vagabond et lui avoua que c'était le salaire de sa journée de labeur : il avait proposé ses services à un pêcheur de Loire dont, toute la journée, il démêla ses filets.
Le lendemain, le prévôt qui avait retrouvé sa tenue et son statut, édicta un décret interdisant aux pêcheurs de sa ville d'employer des hommes de peine à la journée. Il leur fallait désormais trouver compagnons ou se débrouiller seul. Ce mauvais homme, se disait qu'ainsi le mendiant serait moins heureux.
Il voulut s'en rendre compte quelques jours plus tard. Vêtu des mêmes loques, il se présenta à la cabane. Cette fois, c'était le fumet d'un bon ragoût qui embaumait la modeste demeure. Diogène offrit une nouvelle fois le partage de sa pitance à ce visiteur à la triste mine et, une fois encore, il dut lui expliquer comment il avait gagné de quoi casser la croûte.
Au matin, il avait rendu visite aux mariniers. Sur le quai, des calfats, gens de peine qui enduisent de goudron la coque du navire, avaient besoin d'un assistant pour passer la journée à chauffer cette affreuse mélasse, sans cesser de la tourner. Il avait fait ce travail repoussant et avait bien mérité son ragoût.
Le lendemain, le prévôt à nouveau édictait une règle interdisant à qui n'était pas calfat de venir travailler sur le pierré sous prétexte que les corporations devaient rester figées. L'homme puissant voulait abattre le simple, celui qui se contentait de si peu et qui pourtant lui disputait la renommée et le respect dans sa propre ville.
Quelques jours passèrent ; à nouveau le prévôt se grima pour se rendre compte des conséquences de ses décisions sur cet homme dont le bonheur lui semblait intolérable. Diogène, ce mendiant bien nommé car chaque jour il quémandait un travail nouveau à qui voulait bien lui offrir sa pitance vespérale, reçut avec un curieux sourire son visiteur du soir.
Une fois encore, il partagea le fruit du travail du jour. Il avait aidé au déchargement des tonneaux d'un train de bateaux qui venait d'Orléans. Mais le mendiant qui n'était pas dupe, ne s'arrêta pas en si bon chemin dans ses explications. Il fit la longue liste de tous les travaux qui pouvaient, au fil des saisons, lui procurer chaque soir de quoi manger.
Le prévôt, se rendant compte qu'il était démasqué, coupa court à cette longue énumération des petits travaux dédaignés par tous et qui ne rebutaient pas le mendiant jovial. Il demanda à son hôte les raisons de cette litanie sans fin. Diogène lui dit alors : « Monsieur le Prévôt, j'ai dévoilé vos manigances. Vous voulez savoir comment peuvent survivre ceux que la providence n'a pas dotés d'un métier ou bien d'une fortune, d'une bonne naissance et d'une position sociale. Vous voulez sans doute extirper la pauvreté de votre cité car vous considérez qu'elle fait tache à votre richesse !
Rassurez-vous, vous êtes un précurseur : dans l'avenir, beaucoup des vôtres voudront chasser les miséreux des grandes villes. Ne plus voir les pauvres sera leur idée fixe. Comme si la misère était contagieuse ! Ne vous y trompez pas : la présence des humbles et des démunis est la seule qui puisse vous donner l'illusion de votre puissance. Sans nous, une cité de riches deviendrait bien vite une jungle aseptisée, un espace inhumain et impitoyable.
Laissez-nous survivre dans votre ombre et vous aurez au moins le bonheur de vous sentir supérieurs. C'est ce que vous avez à retenir de cette expérience et il ne sert à rien de vouloir m'effacer. Rappelez-vous : c'est ma présence qui justifie votre puissance. Quant à moi, je suis heureux de ne pas subir les tourments qui vous rongent et jamais l'argent ne me servira de substitut au bonheur ! »
Le prévôt rentra dans sa demeure et fit chaque jour porter un repas à ce Diogène qui lui avait appris à ouvrir les yeux ; cette leçon en effet valait bien un plat chaud. Et puis, en cette bonne ville de Tours, Saint Martin avait montré la voie du partage.
A notre époque encore, bien des puissants ne supportent pas le spectacle de la misère autour d'eux, misère qu'ils aggravent encore chaque jour pour satisfaire leur appétit de richesse au détriment de tous les autres. Qu'ils imitent le prévôt des marchands et se donnent la peine de rendre visite aux exclus de leur si belle société et qu'ils donnent la moitié de leur manteau à ceux qui ont froid ! Je connais ici des notables à qui cette recommandation serait salutaire pour la sauvegarde de leur âme.
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