lundi 2 octobre 2023

Comme un caillou dans l'eau …

 

L'onde de choc !





Dans cette famille, on était marinier de génération en génération. Les enfants grandissaient avec l'amour du canal et des rivières et le respect de l'environnement fluvial. Très tôt, les parents inculquaient aux leurs des règles et des principes qui devraient être connus de tous. Mais il faut aller sur un bateau pour comprendre combien une voie d'eau est fragile et qu'il est sans cesse nécessaire de préserver ce bien commun si précieux.


Notre histoire trouve donc ses racines dans une tradition si bien ancrée chez les gens du canal, que ce qui advint ce jour-là, n'est en rien étonnant. Du plus loin qu'on s'en souvenait, dans la famille Rohan, quand un enfant jetait un caillou dans l'eau, pour jouer ou bien passer le temps, il se trouvait toujours un aîné pour venir lui recommander gentiment de cesser ce geste inconséquent.


Le plus vieux disait alors au plus jeune :

 «  Tu sais, si tu jettes ainsi des cailloux dans l'eau et si chacun de nous fait la même chose, il va y avoir au fond un tas si gros, que jamais plus les bateaux ne pourront naviguer sur l'eau ! »

 L'enfant, attentif, comprenait le message. Plus tard, à son tour, il transmettait le flambeau pour que les cailloux restent sur le chemin de halage, là où était leur place naturelle.


Les années passèrent, les péniches se firent de plus en plus rares sur nos petits canaux de France. Les touristes les remplacèrent, sans bien comprendre, du reste, combien un canal est un équilibre instable qu'il faut aimer et protéger. La gourmandise financière de cette société a permis aux amateurs de naviguer sans avoir reçu la moindre formation : l'argent a bien plus d'importance que nos pauvres voies d'eau.


Le long de ces chemins où les bateliers ne sont plus les bienvenus-en effet notre famille, comme tant d'autres, avait dû renoncer à ce joli métier car le fret fluvial n'est pas une priorité politique dans notre pays si peu écologiste- leurs descendants vont désormais à pied . Ils n'ont pas perdu leurs racines pour autant et chaque fois qu'ils voient un gamin qui, par jeu ou par ignorance, lance à l'eau un caillou, ils s'indignent.


Ce jour-là Rohan accompagnait son garçon sur le bord du canal. Il avait des choses importants à évoquer avec son fils Victor. Pour lui signifier simplement l'importance de leur conversation, le père avait dit à son fils en guise de préambule et propos liminaire :

« Ne jette pas de cailloux dans l'eau, les cailloux vont s'amonceler et nos bateaux ne pourront plus passer ! » C'était le signal d'une conversation capitale.


Ils virent venir vers eux un enfant marchant derrière une femme qui le tirait d'une main tandis que de l'autre, elle tenait un appareil près de son oreille qui accaparait toute son attention. La mère puisque cette femme devait avoir enfanté cet enfant, n'avait pas un regard ni une parole pour celui qu'elle traînait comme un boulet ou un poids encombrant.


Elle était si peu attentive à lui, que le pauvre délaissé exprimait son ennui en jetant une pierre dans l'eau tous les vingt pas environ. Il avait certainement l'habitude d'être traité de la sorte puisqu'il avait rempli ses poches de projectiles pour tuer le temps et peupler sa solitude. La dame, comme bien des géniteurs modernes, avait bien mieux à faire qu'à converser avec son enfant. Le téléphone vissé à l'oreille, elle s'adressait à la terre entière plutôt qu'à celui dont elle avait la responsabilité. Il aurait pu tout aussi bien tomber à l'eau, qu'elle n'eût probablement pas interrompu ses babillages immatures.

 

Cet étrange duo, symbole de notre société de l’indifférence, s'approchait d'eux. Victor n'avait pas l'intention de laisser continuer ainsi ce gamin mal élevé. Quand les deux groupes se croisèrent, la femme dut s'arrêter pour disposer de ses deux mains afin d'envoyer un message écrit à l'autre bout du monde, sans doute. Victor saisit l'occasion pour agripper par la manche le pauvre gamin de la rive.


Il lui dit ce qu'il avait entendu de son père qui lui-même le tenait de son père …

«  Ne jette pas de cailloux dans l'eau, les cailloux vont s'amonceler et nos bateaux ne pourront plus passer ! » 

Le lanceur de caillou, interloqué, l'avait regardé éberlué qu'un être humain puisse lui adresser directement la parole sans le truchement de cette étrange machine à converser. Le gamin avait compris la remarque. La pierre qu'il tenait à la main, il la laissa tomber à ses pieds. Les bons conseils quand ils sont donnés sans menace, d'un ton apaisé, trouvent souvent leur cible. L'enfant avait donc compris le message et allait se faire plus sage pour les petits habitants de l'onde.


C'était sans compter sur celle qui lui tenait lieu de chaperonne. Elle cessa soudain de pianoter et intriguée par l'absence des petits « ploufs » réguliers qui s'étaient interrompus, elle se rappela alors qu'elle était en charge d'un enfant. Elle se retourna, interrompit une discussion qui n'en valait sans doute plus la peine, pour venir déverser des tombereaux d'invectives à ces promeneurs importuns qui osaient parler à son cher rejeton.


« Qui se permettait ainsi de raconter des sornettes à son cher petit ? Quel pouvait être cet enfant qui s'attribuait le droit d'intervenir dans l'éducation de la « prunelle de ses yeux » ? Qui était ce père qui laissait ainsi faire pareille agression ? » J'essaie de transcrire de manière acceptable les borborygmes d'une dame, si mal embouchée, que rapporter fidèlement ce qui lui tenait lieu de propos, exigerait trop d'efforts ! Le père interpelé répondit le plus calmement possible que son fils ne faisait que répéter un message qui se transmettait ainsi de génération en génération parmi les gens qui aiment et respectent la nature, les rivières et les canaux. Il essaya d'expliquer à la pauvre femme cette histoire de caillou, sans le moindre succès.


Si son fils avait touché, semble-t-il, la sensibilité d'un gamin pas encore totalement perverti par l'individualisme forcené de cette société, lui n'avait aucune chance d'émouvoir le cœur de la mégère. La furieuse allait sans doute lui répondre par une volée d'insultes de sa façon mais fort heureusement, son portable sonna ; décrochant en urgence, elle tourna les talons non sans tirer son enfant par le bras avec une telle violence, qu'elle aurait pu le lui arracher. Interloqués par une telle stupidité, nos deux amis restèrent silencieux, regardant partir cette pauvre femme et son enfant martyr. Victor serra très fort la main de son père, manière sans doute de le remercier d'être ce qu'il était : attentif et ouvert, bienveillant et disponible à ses enfants mais aussi aux autres. Ils venaient de se rendre compte de l'immense privilège qui était le leur : un père qui savait l'écouter et le respecter.


Longtemps encore ils regardèrent cette femme qui tirait son gamin sans un regard, sans un mot. Le jeune garçon pourtant, dans cette fuite qu'il subissait, contraint et forcé, eut la force de se tourner vers ceux qui lui avaient marqué quelque considération. Il leur fit un discret signe de la main ; manifestement il aurait aimé partager encore un moment avec eux.

 

Pour Rohan et son fils, ce geste fut comme un rayon de soleil. L'enfant qui s'éloignait, cela ne faisait aucun doute, avait été touché par la grâce. Preuve, s'il en est besoin, qu'il ne faut jamais désespérer. S'il y a une morale à retenir de cette fable, hélas si moderne, c'est qu'il se trouve toujours un coin de ciel bleu dans la noirceur désespérante des pires tempêtes. Renoncer à dire des paroles sages serait plus grande folie encore que baisser les bras ou détourner les yeux devant les folies engendrées par cette société de si peu de communication réelle et véritable. 

 


 

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