mercredi 20 janvier 2021

Une épopée mirifique entre LOIRE et SAINT-LAURENT

 

Le grand chemin d’un enfant de Loire

 




Il était une fois un garçon prénommé Jacques, un fils de braves éleveurs. La ferme familiale s'élevait à l'abri d'un ancien volcan, un piton rocheux qu'on nomme encore le Mont Gerbier de Jonc. Jacques était né là précisément où débute le long périple d'un modeste ruisseau qui n'aura de cesse de grandir tout au cours de son si long parcours.


Jacques vécu avec la fierté d'être comme cette rivière dont il entendait parfois chanter les louanges. Il envisageait souvent de l’explorer, de la parcourir de tout son long, comme une quête initiatique, un besoin confus sans doute de prolonger sa naissance par la connaissance intime de sa grande sœur : la fille Liger.


Il écoutait les propos des rares voyageurs qui avaient quitté ses Cévennes pour aller de par le Royaume. Il savait que, bien plus loin, ce modeste filet d'eau qui sortait de la petite étable familiale, devenait la voie de transport de toutes les richesses du royaume. Jacques avait la conviction que son destin était intimement mêlé à ce voyage qu'il lui faudrait un jour prochain accomplir comme une démarche impérieuse, un pèlerinage sacré.


Jacques avait vu le jour en 1515 ; c'est du moins ce qu'il était possible de conclure quand on lui disait plus tard, qu'il était né l'année d'une belle victoire du Roi François en Italie. Les registres ne gardent pas trace de son acte de naissance et ceci n'a guère d'importance pour la suite de notre récit.


C'est quand il eut atteint l'âge de partir de chez lui qu'il confia à ses parents son désir d'aventure. Il voulait aller jusqu'à l'autre source du ruisseau ; au-delà de la mer, il devait y avoir un grand fleuve frère où s’achèverait son périple. Chaque fois qu'il évoquait cette idée saugrenue, chacun s'étonnait des propos du garçon. « Voilà bien une fantaisie qui lui passera », pensaient tous ceux qui s'en moquaient gentiment.


D'où lui venait cette prémonition déraisonnable ? Il était persuadé que celle qui naissait ici, dans l’étable de sa ferme, allait, bien plus loin, s'achever de la même manière ! Une fantaisie d'enfant, une lubie que les faits ne manqueraient pas contredire si jamais il mettait son envie à exécution. Jacques avait cette certitude vissée au corps, son rêve avait un sens secret qu'il lui faudrait un jour percer.


Il partit un beau matin, jurant à tous ceux qui voulaient bien l'écouter qu'il allait à l'autre bout du monde, là où sa rivière retournait à son mystère. Aux rires qui fusaient à ce propos absurde, il répondait invariablement que lorsqu'il serait arrivé au terme de son long voyage, il enverrait un signe que chacun serait bien obligé de comprendre. Décidément, ce garçon était fort curieux …


Jacques se mit en route ; il avait juste dis-huit ans. C'est en sabots qu'il ferait ce long voyage en suivant le cours de sa rivière jusqu'à son terme. Au début , il suivit un mince filet d'eau courant dans les prairies, entouré d'herbes sauvages où s'ébattaient les troupeaux de chèvres, de vaches, de brebis. Il n'était pas surpris : c'était le décor de son enfance ; il était chez lui.


Puis le ru grossit, fortifié de ses congénères qui venaient s'abandonner à lui. Plus Jacques marchait, plus les flots grossissaient. Il était fier de ce qui était né, tout comme lui, dans sa petite ferme. Il n'était cependant pas au bout de ses surprises. Son torrent devint rivière puissante et tumultueuse ; elle creusait alors des gorges profondes, imposait son passage à des montagnes qui s'inclinaient devant elle.


Jacques avançait toujours. Il trouvait sans cesse sur son chemin des habitants des bords de Loire, heureux que l'un d'entre eux honore ainsi leur chère rivière. Il leur racontait son rêve, leur assurant, qu'arrivé au bout de son voyage, il leur ferait voir à tous le signe qu'il existait une autre source au bout du périple, au-delà de l'Océan, au-delà du mystère de la Terre.


Des illuminés, des bienheureux, des gentils fous et des joyeux poètes, les gens de ce temps avaient l'habitude d'en croiser. Ils leur donnaient un bol de soupe, parfois leur proposaient le gîte avant que de leur demander bien vite de poursuivre leurs chimères un peu plus loin. Je ne sais pourquoi, mais c'était toujours à regret que les Ligériens laissaient partir Jacques pour un périple qu’ils feraient bien eux aussi.


Il arriva au Puy. Sa rivière était sortie de son étau rocheux. Elle avait gagné quelque peu en espace. Encore puissante, elle s'était faite cependant plus fréquentable. C'est là que Jacques vit d'autres marcheurs : des pèlerins qui avaient une coquille au bout de leur bâton. Leur chemin était dissemblable ; le feu dans leurs yeux était pourtant de même nature. Ils parlèrent de leur désir d'absolu, de leur envie d'un ailleurs, meilleur. Jacques pourtant n'avait pas besoin du ciel pour croire en son étoile : c'est ce qui le rendait différent d'eux.


Il marchait toujours, à la rencontre de son destin : celui d'une rivière qui allait devenir passagère. C'est à Saint-Rambert qu'il rencontra les magiciens des flots. Des tout aussi furieux que lui qui construisaient des embarcations en sapin pour affronter les rochers et le courant, déjouer des pièges et les remous. Jacques s'arrêta quelques jours ; il voulait voir partir ces acrobates de la rivière à bord d'une longue salambarde chargée de charbon.


Ces hommes qui vont sur l'eau devinrent vite ses compagnons. De tous ceux qu'il allait désormais croiser sur la Loire, ce sont ceux d'en-haut qui eurent toujours sa préférence. Ils se laissaient porter par le courant, sans autres guides que des bâtons de bois pour se détourner des pièges et un gouvernail qui n'en finissait pas. Lui, allait toujours à pied et il faut avouer que ceux de la rivière allaient plus vite et plus loin que lui …


Après avoir sauté un énorme seuil au Perron, la rivière devint paresseuse. Elle tournait en tous sens en faisant des méandres. Jacques ne voyait plus le bout du chemin. Parfois lui prenait l'envie de couper à travers champs. Il renonça à cette facilité : il faisait cortège à Liger, il ne lui devait aucune trahison. C'est ainsi qu'il arriva à Digoin.


Là, la Loire changeait de forme. Elle se gonflait et cessait de tergiverser pour tailler sa route, aller vers le nord-ouest avec plus de certitude et moins de turbulences. Jacques aimait cette autre rivière, plus voluptueuse, plus accueillante à la diversité de la faune et de la flore. Il cheminait le long de ce qui, pas à pas, devenait un écrin naturel. Il en avait parfois les larmes aux yeux, ébloui par tant de beauté !


Il marchait toujours vers son rêve fou. Il décrivait sans lassitude sa démarche, continuant à promettre à tous les riverains le signe, visible de tous, quand il aurait découvert la source à l'envers. À Nevers, nouveau changement. De grands bateaux déployaient des voiles immenses pour remonter le courant. Jacques en fut émerveillé même s'il y avait au fond de lui ce curieux sentiment qu'ils allaient à rebrousse-Loire. Il n'aimait pas cette idée. C'était un idéaliste, vous dis-je !


Juste à la sortie de la ville, il eut alors comme un coup au cœur, une vision étrange. Une autre Loire se présentait à lui, un frère jumeau qui venait célébrer ses noces avec sa petite sœur. Les gens d'ici l'appelait Allier. Le bel affluent coupa sa sœur droit devant lui, en ouvrant un second bras dans celle qui l'accueillait ainsi !


Juste à leur confluence, les deux fleuves se séparent aussitôt, de part et d'autre d'une pointe de sable et de forêt, chacun emporté par son mouvement, comme si deux courants pouvaient se croiser sans se mêler, comme si une rivière pouvait en traverser une autre et poursuivre son chemin sans mélanger ses eaux à celles d'une rivale …


Un banc de sable sépare les deux fleuves incapables de s'unir ; de chaque côté, l'Allier et la Loire poursuivent leur chemin en s'ignorant. À l'extrémité de l'île, les deux bras se réunissent, l'Allier se résout à disparaître dans la Loire, à devenir la Loire, à se confondre dans son grand fleuve élargi entre une rive de sable et de gravier, et la lisière d'une haute forêt, un large fleuve épanoui qui monte vers le nord. 


Notre voyageur n'était plus jamais seul. Sur l'eau, des bateaux toujours plus gros et toujours plus chargés. Sur la berge, il croisait des hommes qui tiraient ces monstres quand le vent venait à manquer. Il y avait désormais une activité qui le grisait, qui le saoulait quelque peu. Ces hommes qui allaient avec lui parlaient haut et fort, buvaient allègrement et étaient toujours prompts à la grivoiserie.


Il marchait maintenant sur un chemin qui se disait de halage. Il pouvait tailler la route : il ne rencontrait plus aucun obstacle sur la berge. La rivière était à portée de vue ; elle était large, elle était belle. Elle allait plus doucement ; parfois même il marchait au même pas qu'elle. Il avait alors le sentiment d'être son amant ; il la chérissait chaque jour davantage


Puis vint le grand virage. C'est à Sully sur Loire, au pied d'un château d'une majesté à vous couper le souffle, que la Loire entame sa course vers le soleil couchant. Il avait désormais l'astre solaire comme guide le soir venu. Ce disque rouge qui se noyait dans la rivière renforçait sa conviction. Il allait bien vers l'autre source, celle de tout savoir et de toute chose en ce bas monde.


Orléans fut pour lui une surprise et une stupeur. Il n'imaginait pas qu'il puisse y avoir une telle activité autour de sa rivière. Des hommes et des femmes s'affairaient en tous sens, sur l'eau et sur les quais. Des chariots étaient chargés et partaient dans un train d'enfer vers cette ville mystérieuse où vivait le Roi. Des marchandises étaient là, qui attendaient un transport ou bien un client. Sa rivière était devenue industrieuse, marchande et frénétique.


Il se hâta de fuir cette cité trop bruyante, trop fébrile pour lui qui allait du pas tranquille de celui qui poursuit le soleil couchant. C'est un peu plus bas, à la grotte Béraire que Jacques croisa un anachorète. L'homme aimait raconter des histoires et encore plus entendre celles des gens qui avaient des choses extraordinaires à lui confier.


Jacques lui narra la première partie de son périple, lui promettant de trouver un messager pour lui envoyer la fin du récit. Ce serait une oie sauvage, une dame blanche de l'Alaska qui fournirait au conteur le récit de l'autre partie du voyage. C'est grâce à elle qu'il vous serait possible de connaître la suite de cette aventure. Que les sourcilleux et les incrédules passent leur chemin ; il faut croire en l'extraordinaire pour accepter de marcher aux côtés de Jacques par le truchement du Bonimenteur.

Fort de cette promesse, Jacques poursuivit son chemin. La Loire était de plus en plus large ; il y circulait dans les deux sens des trains de bateaux. Le petit gars des Cévennes n'en revenait pas devant ces monstres sur l'eau : 180 mètres de long en une ribambelle d'embarcations. Tout ce monde sur le filet d'eau parti de chez lui ! Il se dit qu'il y avait magie derrière tout ça et sans doute plus grande encore à découvrir là où le soleil se couchait.


Il était loin d'être au bout de ses surprises. À Blois, il rencontra un enfant merveilleux : le petit Pierre de Ronsard qui venait rendre visite au Roi François. Il lui était présenté pour devenir prochainement page en sa grande ville de Paris. Pierre, enfant curieux, écouta l'histoire de Jacques ; il lui dit de manière énigmatique que des roses pouvaient pousser dans tous les cœurs et que, dans le sien, elles seraient plus belles encore !


Ces paroles vont l'accompagner dans cette Touraine si belle, si agréable. Jacques marche, aime à goûter raisonnablement le vin d'Amboise. Il y fait de belles rencontres, ralentissant le pas pour profiter de la douceur de ce jardin de la France. Quel bonheur, quelle quiétude en ce beau pays ! Il aime aussi à se délecter de la langue des gens d'ici, assez différente de la sienne.


C'est à Montsoreau qu'il fait la plus belle rencontre qui soit : celle qui va décider de l'aboutissement de son rêve. Il a le bonheur de trouver sur sa route le docteur François Rabelais en personne, venu rendre visite à sa maison natale de la Devinière. L'homme, âgé alors de 50 ans, écoute ce gamin intrépide et approuve sa folle épopée.


Il souhaite l'aider de son mieux et le présente à Pantagruel, son bon ami. Le géant débonnaire accepte de se lancer à la suite de Jacques pour lui permettre de vaincre les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser devant lui. C'est un couple hétéroclite qui pénètre en Anjou : le pays du mieux-vivre encore. Petit inconvénient : la présence de Pantagruel ralentit l'aventure ; ils passent désormais bien plus de temps dans les tavernes et les caves qui se présentent à eux.


Oublions ce petit désagrément pour ne retenir que les avantages d'une telle compagnie. Pantagruel attira bien vite la sympathie de tous. Il avait toujours astuce dans sa manche et farce à jouer aux autochtones. C'était un joyeux drille tout autant qu'un gai luron. Jacques aimait ce compagnon si peu orthodoxe. Il se disait que la route pouvait durer encore bien longtemps, il ne s'ennuierait jamais. Mais déjà la Loire changeait d'aspect. Elle avait subi une transformation qui étonna celui qui la suivait depuis son départ.


Le courant changeait plusieurs fois de sens chaque jour ; ce phénomène, curieux pour un gars de la profondeur des terres, ne semblait pas surprendre les gens en bordure de rivière. Pantagruel, qui avait suivi des études à la Sorbonne lui confia, devant son ébahissement, que c'était l'effet de la marée. Jacques en devint encore plus perplexe. Pantagruel dut lui donner un cours où il lui fallut tout reprendre à zéro. Il se passait décidément des choses fort curieuses quand on s'approchait du pays où le soleil se couche.


La grande ville qui surgit devant eux laissa notre petit berger très perplexe. Il y avait là un grand port, une foule de gens qui s'affairaient en tous sens. Certains bateaux portaient trois mâts et n'étaient pas de ceux que le garçon avait découverts sur sa rivière. L'air embaumait d'un doux parfum iodé : manifestement, la Loire n'allait pas tarder à se perdre dans sa première métamorphose.


Pantagruel avait dû s'égarer dans quelques querelles de taverne. Jacques décida de ne plus attendre ce bon géant, un peu trop encombrant à son goût. La suite de son aventure exigeait qu'il fût seul pour parvenir à ses fins. Il marcha donc à la recherche de la première dissolution de la rivière. Elle ne tarda pas à venir : devant lui, une immense étendue d'eau, toujours agitée, toujours en mouvement, se dressait comme un obstacle infranchissable pour le chemineux qu'il était.


Il longea la côte quelque temps, elle se faisait tourmentée, rocheuse, mystérieuse. Cela lui rappelait un peu l'esprit de ses montagnes. Il se retrouvait en pays de connaissance : là où l'on croise des êtres magiques, des personnages sortis des légendes et de l'histoire d'avant les hommes. À n'en point douter, il allait trouver la clef de passage pour franchir la grande mare.


C'est un korrigan qui le héla alors qu'il observait le large, le visage cinglé par le vent et les embruns. Jacques se retourna , guère surpris de voir ce petit être difforme qui lui faisait des grands gestes. Il le suivit dans une de ces anfractuosités au pied des rochers, là où viennent s'écraser les vagues tumultueuses.


Le korrigan le conduisit à une assemblée secrète dans les entrailles de la terre. Il y avait là des fées et des elfes, des lutins et des mages, des druides et les derniers dragons d'Armorique. Jacques, après avoir marché plus de 260 lieues, n'était pas homme à s'étonner de tels mystères. Il raconta sa quête, son désir de découvrir l'autre source de la Loire.


C'est Merlin, le plus sage de tous, qui prit la parole. Il feignit de n'être pas surpris qu'un humain puisse encore croire qu'il existait un monde parallèle, bien plus puissant et plus surnaturel que celui que ses frères les hommes s'étaient inventé dans le ciel. C'est désormais dans les entrailles de la terre que vivaient les êtres qui autrefois avaient peuplé la planète avant que les bipèdes arrogants ne décident de s'en assurer l'exclusivité.


Merlin lui confia qu'il existait encore des portes secrètes pour passer d'un monde à l'autre. Il y avait dans la demande de Jacques tant de sincérité qu'il acceptait de lui indiquer ce passage. Il se refermerait définitivement après qu'il l'aurait emprunté. « Ce sera un voyage sans retour, un aller simple vers un autre continent. Il y a d'ailleurs peu de temps que les hommes ont retrouvé ce chemin par les flots ; bientôt, l'horreur régnera de l'autre côté aussi » déclara-t-il …


Jacques ne comprenait rien à ce discours bien trop politique pour un être naïf comme lui. L'essentiel pour lui était la promesse de remonter l'autre moitié de sa rivière : sa sœur symétrique au-delà de la mer. Il savait son voyage sans retour ; il avait dit adieu aux siens, leur promettant simplement de leur envoyer un message, lisible par tous, quand il en aurait terminé.


Merlin lui demanda de le suivre. Le mage, aidé de quelques korrigans, poussa une pierre dressée comme il en existe tant sur cette côte sauvage. Les hommes ont perdu la connaissance de leur rôle et c'est tant mieux. La pierre tourna sur elle-même pour laisser place à un mystérieux escalier qui plongeait dans les profondeurs de la terre. Jacques, malgré l'obscurité, pouvait avancer, précédé d'une clarté qui semblait provenir d'une petite fée clochette qui voletait juste devant lui. Il se retourna,interrogatif, et Merlin, en le saluant une dernière fois, lui dit que Pocahontas serait son ange gardien tout du long de son voyage souterrain.


De cette longue marche sous terre et sous l'Océan, nous ne saurons rien. Pocahontas subvenait à tous ses besoins, Jacques suivait sa lumière, s'appuyait sur elle lors de ses moments de doute. Ce fut un voyage entre parenthèse, des instants de pur bonheur pour ce garçon simple qui allait au bout de son destin. Il ne cherchait pas à comprendre les méandres du miracle qu'il accomplissait : il suivait son étoile ,une gentille fée clochette.


Puis un jour, après un cheminement interminable, il se retrouva devant des marches qu'il gravit à la suite de sa bonne fée. Il déboucha sur une lande de terre de l'autre côté de la mer. Il y avait là une baie gigantesque, un nouvel estuaire plus grand encore que celui de sa chère Loire. Il était au début d'un nouveau chemin.


Celui-ci serait un peu plus long que celui qu'il avait accompli le long de sa rivière. Celle-ci était plus grande, incomparablement plus grande. Il y avait des poissons aussi gros et majestueux qu'une maison de maître. Il y avait encore des animaux étranges qui allaient debout sur la terre bien qu'ils fussent aussi hôtes des flots.


Jacques reprit sa marche en remontant cette fois un courant impétueux. Il s'en allait tout seul : Pocahontas avait disparu. Elle était pourtant à jamais dans son cœur et il est certain qu'il parla d'elle à ces étranges habitants des lieux : des humains qui se disaient Iroquois et avec qui, petit à petit, il réussit à partager la langue.


Il était le premier homme blanc à remonter à pied cette rivière gigantesque. Il arriva dans un village que les gens d'ici nommait Gaspé. Il y raconta son rêve et, immédiatement, la rivière fut baptisée dans la langue locale Hochélaga : « la rivière qui marche » en l'honneur de Jacques : celui qui remontait son cours.


Il fit bien d'autres rencontres, allant toujours de l'avant. Il découvrait des hommes qui naviguaient sur de petites embarcations faites en peaux ou creusées dans le bois : légères, rapides, maniables, si différentes des grosses embarcations dessus sa Loire. Il était sans cesse émerveillé par la gentillesse des habitants des bords de cette rivière, leur connaissance de la nature, leur sens de l'amitié.


Jacques remontait toujours, infatigablement, ce long serpent d'eau. Il lui semblait que ce chemin était plus long encore que celui qu'il avait accompli dans son pays de naissance. Pourtant, rien ici n'avait la même mesure. Tout était plus grand, plus haut, plus impressionnant, à défaut des habitations qui ne se prenaient jamais pour des châteaux.


Il avait dû marcher près de 280 lieues quand il arriva au bout de son voyage. D'après ses calculs, nous étions le 20 avril 1534. Ce jour-là, un autre Jacques entamait le même voyage en partant de Saint Malo. C'est à lui qu'on attribuerait la découverte du Saint Laurent puis de ce qui deviendra le Québec.


Jacques, le nôtre, s'en moquait bien. Il était devant une immense étendue d'eau. Un lac aussi grand qu'une mer. C'est parce qu'il revit en songe Pocahontas, qu'il sut qu'il n'était pas besoin de chercher plus loin. L'autre source était ici : celle qui engendre le frère aîné de sa Loire : le Grand Saint Laurent.


Il raconta sa vision aux habitants des rives. Ils lui apprirent aussitôt que c'était le Lac aux eaux étincelantes à cause de la fée clochette, « Skanadario » dans leur langue si chantante. Depuis, il est devenu le Lac Ontario et chacun sait que ses eaux donnent naissance à ce merveilleux fleuve. Jacques était au bout de son périple et vécut là le reste de son âge.


Il mourut en hiver 1569 après avoir connu le grand bonheur de retrouver quelques compatriotes. Avant que d'aller dans le monde des esprits, il se rappela qu'il devait envoyer un signe aux gens de la Loire, cette rivière qu'il avait aimée au point de traverser l'Océan pour aller à la recherche de son autre source. Il était dans un pays où la neige et le froid faisaient partie du décor. C'est ainsi qu'il voulut communiquer avec ceux de son cher pays natal.


L'hiver 1569, l'hiver fut si terrible dans le bon royaume de France que la Loire fut prise dans les glaces pratiquement tout du long de son parcours. Comme l'embâcle s'avérait le plus spectaculaire qu'il eût été donné d'observer de mémoire de Ligérien, bien des gens de chez nous se rappelèrent alors la promesse de ce curieux marcheur, avaleur de Loire qui s'en été allé à la conquête de son autre source …


Une oie sauvage vint au printemps suivant apporter un message à l'ermite de la roche Beraire. Celui-ci en fit un récit qui circula de proche en proche, de bouche en bouche tout au long de la rivière qui était née en même temps que Jacques. L'histoire a fini par m'arriver jusqu'aux oreilles en faisant un curieux détour par la Gaspésie, cette région de la fin de la Terre. Il se murmure qu'elle était contée par Donnacona, le chef de Stadaconé, le village qui devint Québec. L'oie avait dû faire une halte en ce lieu …


Que les esprits trop cartésiens nous laissent croire ce récit. Nous ne faisons de mal à personne en allant aux sources de nos rêves. C'est ainsi que se façonnent les plus beaux destins et celui de Jacques fut de ceux-là.


Mirifiquement sien. 


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Souffler n’est pas jouer

Sur un air d’accordéon Fabre, en bon forgeron qu'il était, disposait d’un soufflet gigantesque qu’il fallait actionner avec une lo...