En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Soucieux
de rétablir la vérité, désireux de remonter aux sources de toutes
choses, je me dois de vous révéler la vérité vraie sur un
événement qui a changé la face du monde. Tout commença, il y a
fort longtemps, sur les bords de la Loire, comment pourrait-il en
être autrement ? Nous sommes dans les années cinquante avant
celui qui se fit pasticheur, bien malgré lui. Les Romains viennent
de mettre le pied et le glaive le long de notre rivière ….
Mais
avant d'aller plus loin, il me faut dévoiler ce que furent mes
archives. J'ai découvert, dans une « boire » de Loire :
un bras mort, depuis bien longtemps vide d'eau, des manuscrits
abandonnés dans un vieux coffre marinier. Depuis, ces textes sont
connus sous le nom de manuscrit de la « boire » morte.
C'est d'eux que je tire cet épisode d'une histoire volontairement
laissée dans l'oubli pour des raisons que vous comprendrez
facilement. Je vous en laisse juges !
Depuis
de longues années, chaque solstice d'été, les représentants des
mariniers de Loire se réunissaient en un lieu tenu secret, pour un
grand banquet au cours duquel ils édictaient des règles de bonne
navigation, des principes de solidarité et d'entraide pour tous les
bateliers de la rivière. Ils venaient de l'amont et de l'aval, de
Condevincum (Nantes) à Rodumna (Roanne) en passant par Nevirnum
(Nevers) et Cenabum naturellement.
Chaque
année ils désignaient celui qui parlerait en leur nom devant tous
les chefs des peuples vivant en bord de Loire. Leur confrérie
réunissait des pêcheurs (déjà) et des mariniers en nombre égal.
Ils étaient traditionnellement douze, regroupés en un grand
chapitre autour de la table, afin d'édicter les règles de
navigation, les obligations d'entraide, le code d'honneur de tous
ceux qui circulaient et travaillaient alors sur la Loire. Ils se
faisaient fort d'imposer leur volonté tout du long de la rivière et
de ses affluents.
Cette
année-là, pourtant, rien se se passa comme à l'accoutumée. Les
Romains avaient envahi les différentes tribus celtes. Le pouvoir
avait imposé, par la ruse et le mensonge, la présence d'un
treizième homme : un certain Lucas, homme à la botte du
pouvoir, venu de Lugdunum, une ville qui n'a rien à voir avec notre
Loire.
Le
nonce Nilate, chef romain couard et calculateur, l'avait mandaté
secrètement pour briser la force de cette confrérie dangereuse qui
divulguait des idées de solidarité et de charité qui débordaient
bien vite le cadre de la rivière. Il fallait mettre un terme à
cette philosophie du partage et de la compassion qui pouvait s'avérer
néfaste au pouvoir en place : brutal et égoïste.
Comment
Lucas parvint-il à se faire admettre dans cette assemblée secrète
? Les manuscrits ne le disent pas. Toujours est-il qu'en ce repas
sacré, ils étaient treize à table et qu'une étrange ambiance
régnait parmi les convives. Quand il fallut désigner le maître de
cérémonie, c'est un certain « Marius », fils d'un
charpentier de marine qui avait proposé tant d'innovations aux
bateaux d'alors, qui fut élu en souvenir de son glorieux père.
Marius
était le plus doux des hommes. Il aurait donné sa chemise à plus
malheureux que lui et aurait partagé son manteau en deux s'il avait
croisé un mendiant grelottant de froid. Il était pêcheur, d'une
rare adresse et avec lui, on avait le sentiment qu'il était capable
de multiplier les prises. Jamais son filet ne revenait à vide et il
y avait toujours une part pour les pauvres et les malades.
Un
jour, il avait réalisé un prodige. Un marinier s'était noyé et,
par un étrange baiser, il l'avait ramené à la vie. Son nom était
désormais connu tout du long de la Loire. Il était vénéré des
humbles et craint des puissants. Nilate voyait en lui un dangereux
subversif, un homme capable de reprendre le flambeau que venait
d'abandonner, bien malgré lui, un certain Vercingétorix. Il était
plus redoutable encore, car il prônait la paix et la concorde entre
les hommes.
En
ce repas annuel, un étrange sentiment animait les convives. Quand
Marius partagea la miche de pain noir et offrit à chacun une coupe
de ce fameux breuvage qui leur venait de Rome (seul bienfait de
l'envahisseur) , il leur tint un discours d'une rare puissance.
« Mes
amis, mes frères de la rivière. Nous vivons une époque trouble où
des forces étrangères veulent imposer leurs conceptions cupides.
Sachez rester soudés et solidaires. Que rien ni personne ne vienne
jamais entraver l'amitié qui unit le peuple ligérien. Notre
Confrérie des gens de Loire doit perdurer au-delà de ces temps
obscurs. Elle fédérera les hommes de bonne volonté. Chaque fois
que vous vous retrouverez, vous ferez un grand et beau repas en
mémoire de moi et en souvenir de cette promesse éternelle ! »
C'est
le moment que choisit le traître Lucas, l'affreux vendu à
l'envahisseur, qui, pour quelques pièces en or, dénonça « Marius »
et sa troupe marinière. Une cohorte instruite par l'infâme, arriva
et s'empara du meneur qui fut conduit à Nilate qui faisait ses
ablutions. Il avait horreur d'être dérangé en ce doux moment et
excédé, le nonce envoya notre pêcheur de Loire se faire pendre
ailleurs.
Lucas fut accroché en haut d'une vergue, les bras en croix. Il y
souffrit un long martyre sans un soupir. Voilà la triste fin du
premier grand personnage de la Loire qui voulut fédérer les
énergies et développer un idéal de fraternité pour tous les gens
de Loire, leurs femmes et leurs enfants. La confrérie des marchands
serait, bien plus tard ,l'expression de la résurrection des valeurs
de ce glorieux aîné.
Pourtant
ce message étrange fit son chemin. En empruntant la route de
l'étain, il arriva bien vite jusqu'en Palestine. Quelques années
plus tard, un autre fils de charpentier reprit une grande partie de
ce discours et s'adressa, lui aussi, à des pêcheurs ou des moutons
égarés. On sait ce que devinrent ces belles idées qui étaient
nées, quelques années plus tôt, sur le bord de la Loire... mais
vous n'êtes pas obligés de me croire ….
Mon
petit Pitchoune, écoute cette histoire. Elle est vraie et en dit
beaucoup sur les hommes. Elle s’est passée près de chez nous et
je te prie de te faire ton opinion, loin des préjugés et des idées
reçues.
Ilétait une oie, une
belle dame blanche qui se posa sur la Loire. Elle en avait assez de
la grande migration et laissa ses congénères poursuivre leur
chemin. Elle décida, bravant les lois de la nature, de se faire
sédentaire et de fonder une famille avec un beau mâle du pays.
C’est ainsi que l’on fait souche songeait celle qui venait de si
loin.
Nous
allons suivre ici les vicissitudes de notre oie volage ! Repoussant à
jamais le long voyage vers Alaska, notre belle demoiselle désirait
vivre le reste de son âge, sur les eaux douces de la Loire. Elle
allait jeter son dévolu sur l’un des autres oiseaux qui vivent en
ce pays qu’on appelait autrefois la Vallée des Rois.
La
dame, convaincue de son pouvoir de séduction se mit en demeure de
séduire le maître de ces lieux. Ce fut au Balbuzard, ce beau et
grand rapace pêcheur qu'elle fit les yeux doux. Quand on mesure 65
cm, on rêve d'une descendance de belle taille. Hélas, notre ami ne
vit pas d'un bon œil cette éventuelle compagne. « Je crains
madame, de ne pas pouvoir unir ma destinée à la vôtre. Si nous
avons la même taille, vous pesez bien moins? que moi. » Voilà
bien des considérations de mâle prétentieux se dit-elle, en s'en
allant plus loin !
Elle
retint la leçon du poids et de la taille pour aller faire sa demande
à un majestueux cygne. « Veux-tu devenir mon mari ? » lui
demanda-t-elle sans préambule, la dame était directe. L'animal
interloqué examina sa prétendante avant que de rejeter sa
proposition. « Non, ma chère, notre union ne serait pas prudente !
Les hommes d'ici ont oublié que nous les cygnes étions autrefois
des plats de fête. Mêler ma destinée à une oie pourrait réveiller
ces vilaines manières culinaires. Allez voir de possibles époux qui
n'ont pas peur des fourneaux ! » Elle s'en alla déconfite,
l'argument lui ayant provoqué des sueurs froides !
Elle
fit alors la cour à un étrange oiseau qui faisait le pied de grue,
immobile près de la berge. « Noble pêcheur aux aguets, si ton bec
est aussi long que ton aiguillette, je devine en toi un reproducteur
puissant qui pourrait, si l'envie t'en prenait, me donner bien des
poussins à l'allure altière ! » Le héron, puisque c'est de lui
qu'il s'agit, rejeta la proposition qu'il trouva fort cavalière. «
Madame, ni l'habit ni le bec ne font le moine ! Comment pourriez-vous
vous percher à la cime de l’arbre dans ma héronnière ? Mon
pauvre nid ne supporterait pas votre poids. » Non vraiment se
dit-elle, les oiseaux de ce fleuve-là ne savent pas cacarder aux
belles dames !
Elle
avait subi trois échecs qui la rendaient fort triste. Mais toujours
désireuse de vivre ici, elle décréta de briser les lois des
apparences. Elle se précipita vers un oiseau en tous points
différent d'elle, le cormoran qu’on nommait jadis, le corbeau
marin. « Mon bel ami, voulez-vous être mon concubin ?» La demande
était franche, la réponse le fut tout autant. « Ma belle dame au
plumage si blanc, je suis fort honoré que ma parure noire ne vous
ait pas effrayée. J'accepterais volontiers la demande si un petit
détail ne venait à me contrarier. Les hommes ont perdu l'habitude
de gober mes œufs, c'est désormais pourquoi, nous, les cormorans,
sommes si nombreux sur les bancs de sable. Notre union pourrait
réveiller bien des envies. On ne fait pas d'omelettes sans briser
nos vœux ! ».
Cette
fois, l'oie reconnut que la remarque était judicieuse, elle alla
chercher sa bonne fortune ailleurs ! Le bon accueil du Cormoran lui
avait redonné du courage. Elle se mit en quête d'un nouveau
compagnon. C'est vrai que les oiseaux ne manquent pas en cette Loire.
C'est à n’en point douter un paradis pour eux. Dans le lot hélas,
nombreux étaient ceux qui bien que d'excellente compagnie, n’était
pas taille à se marier à elle.
La
mouette se rit d'elle, la Sterne consternée lui apprit qu’elle ne
passait pas l’hiver ici, les autres se montrèrent plus courtois.
Le gravelot ne lui tint aucun propos graveleux, la guifette se fit
aimable, le grèbe habituellement castagneux se fit charmant avec
elle. Le chevalier lui proposa d’être son servant, le vanneau lui
parut fatiguant, la bécassine un peu sotte et l'aigrette, bavarde
infatigable, se prenait pour gazette du fleuve !
Hélas
pas de compagnon en vue ! Le temps passa, la fin de la saison des
amours la laissa célibataire. Pourtant la demoiselle ne changea pas
sa détermination première. Au printemps suivant, elle en est
certaine, elle trouverait oiseau à marier. L’oie n’était pas
demoiselle à baisser les ailes, il lui en fallait bien plus ...
En
attendant ces jours meilleurs, voilà qu'il fit sur notre région un
froid de canard. Les eaux de tous les étangs, les fosses et les
petites rivières se figèrent, prises par le gel. Même la Loire
charriait en maints endroits de magnifiques fleurs glacées.
Heureusement, le courant du fleuve permettait sous notre pont Royal
de garder un mince filet d’eau mouvante.
C'est
là que tous les oiseaux du pays se serraient les ailes pour se tenir
au chaud. Arrivèrent sur la Loire des oiseaux peu habitués à y
séjourner. Des barbaries, des colverts et surprise pour notre oie,
un magnifique jars domestique sur lequel elle jeta son dévolu. Ils
se plurent immédiatement, l'animal de ferme lui trouvant caractère
plus trempé que les femelles de sa cour. Ils décidèrent d'unir
leurs destins. Quand la débâcle arriva, la fonte de la glace suivit
l'embâcle, tous les visiteurs s'en retournèrent chez eux, le jars
quant à lui resta près de sa belle dame blanche sur les rives d'une
petite île boisée.
Vinrent
bien vite les beaux jours et leurs amours réjouirent ceux qui eurent
le bonheur d'assister à leur parade nuptiale. Jamais on ne vit
spectacle plus charmant ! De beaux enfants finirent par briser leur
coquille, ils étaient les fruits qu'on croyait bénis de cette union
ligérienne.
Mais
les hommes viennent parfois se mêler de ce qui ne les regarde pas.
Des savants pensèrent qu'il y avait là union contre nature, risque
de modifier les espèces. Il en va pour les animaux comme pour les
hommes, le métissage parfois ne plaît pas à tout le monde. La
première portée fut tuée sans ménagement par ces méchants
gardiens de l'ordre normal. La dame blanche et son jars eurent pu se
désespérer d’un tel crime. Au contraire, ils trouvèrent la force
de recommencer en mémoire de leurs premiers enfants.
L'amour
étant plus fort que le dictat des hommes, le jars et notre oie
sauvage allèrent se réfugier loin de la ville. Ils ne renoncèrent
pas, de leur union naquirent de nouveaux oisillons que nul ne vint
occire. Monsieur et Madame Oie étaient les plus heureux du monde.
D’autres oies sauvages, des bernaches vinrent se mêler à leurs
enfants pour démontrer aux hommes que les mélanges sont dans la
nature.
Maintenant
sur la Loire, vous pouvez admirer une nouvelle espèce, fruit de
nombreux croisements. Cette histoire n'est pas une menterie, prenez
la peine de regarder autour de vous, il y a en Orléans, plusieurs
bandes de ces volatiles sur la rivière. On n'entrave pas les amours,
personne ne peut s'opposer à la puissance des cœurs qui battent
l'un pour l'autre. Retenez la leçon, elle vaut pour les oies comme
pour les hommes.
Un
verrat un jour convola avec une truie. Une belle histoire d'amour qui
trouva son aboutissement dans la naissance de trois petits porcelets,
mignons à croquer. Les autres couples se gaussèrent d'une portée
si petite, dans l'espèce, il était de coutume de donner naissance à
une flopée de bambins. La truie s'en moquait éperdument, elle
savait qu'elle allait pouvoir mieux se consacrer à leur éducation.
Il était d'ailleurs grand temps que ses congénères pensent elles
aussi, à la régulation des naissances. Quant à papa verrat, il se
doutait que les moqueries provenaient encore d'une entourloupe
provenant des humains, si prompts à se payer la tête des cochons.
Il
se mit en quête de comprendre ce qu'il y avait de si drôle dans la
naissance de trois petits cochons. Il devait y avoir un loup, mais
comment le savoir quand on ne dispose pas de la télévision dans la
porcherie. Vraiment, l'éleveur était fort mal nommé, nul souci
d'éducation dans son travail, la simple volonté d'un engraissage
forcené. Le couple décida de mettre les bouts, fuyant dans le même
temps les moqueurs et le gaveur.
La
petite famille prit la poudre d'escampette un jour de contrôle
vétérinaire. Une opportunité qui ne se présente pas souvent, il
fallait la saisir. Les gamins avaient déjà le jarret ferme, ils
pourraient tailler la route sans problème. Le verrat qui était un
remarquable reproducteur avait eu le privilège de quitter maintes
fois l'exploitation pour aller saillir contre son gré, des femelles
isolées dans des fermes sans mâle. Et dire que ce sont les humains
qui nous traitent de gros cochons, se serait dit en aparté ce pauvre
géniteur malgré lui.
Il
avait repéré quelques chemins de traverse, des sentiers qui longent
la grande route à l'abri des regards. Il prit la tête de
l'expédition tandis que sa truie fermait la marche pour voir si les
petits ne se prenaient pas les pieds dans des obstacles. C'est à la
queue leu-leu qu'ils progressaient ainsi pour gagner le maquis. Mais
si pour un animal ordinaire, se suivre ainsi ne pose aucun problème,
pour les cochons il en va tout autrement. Ils avaient la fâcheuse
tendance à tourner en rond et sur eux-mêmes à cause précisément
de la forme de ladite queue.
Comprenant
le péril, maman truie conseilla aux petits de marcher côte à côte.
Une bonne solution qui s'avéra particulièrement efficace. Ils
purent ainsi griller les étapes et se trouver au plus vite en
territoire sécurisé. C'est alors que débuta la lente éducation
des petits en qui les parents voyaient les futurs nouveaux prophètes
d'une révolution porcine. Ils fondaient en effet de très grands
espoirs en ces gamins à la tête bien faite et aux oreilles
attentives.
La
mère se chargea des cours de maintien. Elle enseigna à ses rejetons
un port de tête altier, une diététique irréprochable pour ne pas
faire trop de lard, une hygiène corporelle exemplaire pour repousser
les remarques dégradantes de ceux qui vont debout sur leurs pattes
arrière. La cuisse légère et la tête bien faite dans un corps
sain, tel était l'esprit de cette éducation.
Monsieur
mit en garde les petits sur le vocabulaire qu'il importait de ne pas
mettre entre toutes les gueules. Ainsi les adjectifs : « Gros
-Vieux - Sale » furent prohibés. Des expressions furent elles
aussi mises au ban : « Tour -Tête - Saigner - Manger ».
Les petits apprirent désormais qu'ils avaient acquis un peu de
culture qu'il fallait qu'ils se revendiquent Porc pour prendre le
large et s'octroyer de la distance vis à vis d'une réputation
parfaitement injuste.
La
Truie se chargea de la dimension spirituelle de la formation de ses
petits porcelets. Elle les mit en garde contre les superstitions qui
collaient à la peau de leurs congénères. Elle leur inculqua les
valeurs de la tolérance et l'ouverture d'esprit. Elle leur enseigna
la mythologie de la Grèce Antique, une connaissance que doit
maîtriser tout cochon qui se respecte.
Le
Verrat pensa nécessaire de leur donner les rudiments de l'art
culinaire, pensant ainsi leur éviter de se retrouver sur le grill.
C'est en virtuose de la chose qu'il les initia à la cuisine
végétarienne, seule garante de leur tranquillité future. Ils se
firent du reste tous trois les plus grands spécialistes des
préparations à base de truffes tant ils avaient l'odorat développé.
Un
jour vint où les deux parents pensèrent qu'il était temps de
laisser partir leurs chers petits qui étaient devenus grands et
savants. Ils savaient qu'ils allaient se faire du mauvais sang, que
l'aventure pouvait tourner en eau de boudin mais c'était là le
risque à courir et l'incontournable loi de la nature. Ils quittèrent
le maquis pour tenter de conquérir le monde.
Bien
mal leur en prit. Les humains étaient sur les dents, ils
connaissaient une de ces terribles disettes qui troublent leur
capacité de raisonnement. En dépit des cris de protestations des
trois malheureux porcs, ils passèrent à la casserole sans autre
forme de procès.
Quand
les parents apprirent ce terrible épilogue, ils en perdirent le goût
de vivre. Ils allaient dépérir quand la pauvre mère eut une idée
pour que jamais ne se reproduise pareille horreur. Elle lança sur le
réseau une campagne médiatique, créa un hashtag et fit la Une des
médias. Bientôt des millions d'animaux suivirent son initiative et
tous se joignirent à elle derrière ce slogan porteur de la
rébellion animale : « #Dénonce ton humain ! ».
Il
n'est pas dit que le monde fut meilleur pour autant, il en gagna
cependant en sérénité.
On
en a plein la bouche ; ils surgissent au moindre incident, au
plus petit désagrément, sans retenue, sans distinction, étalant au
grand jour devant vos proches, vos amis, vos collègues, le peu de
maîtrise que vous avez sur vos émotions. Ils vous dévoilent bien
plus que tous vos comportements ou vos paroles ordinaires : ils
sont si spontanés qu'ils n'avancent jamais masqués.
Les
gros mots ne donnent jamais dans la dentelle ; ils se moquent
des conventions, de l'étiquette et des usages. Ils claironnent,
sonnent comme une charge héroïque, claquent tel un coup de fouet
que vous vous prenez sur les doigts. Vous pouvez vous en mordre la
langue ; ils sont sortis du fond du cœur ou d'autres parties de
votre anatomie. Les gros mots sont scatologiques, graveleux,
impertinents, vulgaires, au gré de votre rage, de votre éducation
ou de votre registre intime.
Il
y a les excrétions soudaines : les jurons si brefs que rien ne
peut retenir. Ils manquent de distinction, c'est bien là la volonté
de ce subconscient qui prend les commandes. Ils vous ramènent à la
petite enfance, à ce cher Pipi-Caca qui faisait le délice de vos
parents. Quand vous grandissez, ils deviennent tout à fait
déplacés ; il est des fonctions naturelles qu'il ne faut
jamais mettre sur la table.
Dans
cette belle catégorie si chère à l'ami Cambronne, le délicat
Crotte atteste d'une volonté de mettre la langue sous le boisseau de
la respectabilité. Ceux qui parviennent à éviter la grosse
commission au profit de ce petit trait de colère, démontrent à
tous leur préciosité. Ils nous en bouchent un coin ! Ils dévoilent
aussi la capacité à se retenir, à ne pas laisser aller leurs
sphincters. Ils méritent un grand coup de chapeau !
Puis
il y a ceux qui supposent un adjectif pilote, un marqueur spécifique
afin de donner de l'ampleur au juron. Le célèbre « Pauvre
con » présidentiel est de ceux là. Le choix de l'adjectif
n'est jamais neutre, il en dit bien plus sur nos peurs, nos
phantasmes, nos angoisses que ce Con final qui tient davantage du
triangle rouge signalant le danger. Gros, petit, vieux, grand et
naturellement pauvre tiennent la corde de l'expression la plus
usuelle. Faites votre choix et mesurez à quel point ils en disent
beaucoup sur ce que vous redoutez le plus.
D'autres
vont puiser dans l'héritage classique le juron qui leur donnera
cette classe que le vulgaire est incapable d'avoir. Sacrebleu,
Morbleu et autre Cornegidouille sont si précieux qu'ils en
paraissent fictifs, plaqués là par pédanterie. Je me méfie
toujours de ceux qui s'interdisent à ce point la spontanéité pour
plier leur langue de l'exaspération. Ils sont aussi peu fiables que
leurs exacts opposés, les rois de la ponctuation vulgaire.
Que
ce soit culturel-la belle excuse- ou bien par manque total
d'éducation langagière, le recours systématique au gros mot pour
remplacer un point d'exclamation est parfaitement insupportable.
C'est la plus certaine manière d'attester un niveau de réflexion
qui se situe bien bas. Le chapelet de gros mots est une croix à
porter, un chemin semé de cailloux et de bouses. Il sent si mauvais
que vous vous écartez au plus vite de ce triste locuteur.
Le
gros mot a besoin de subtilité et de cohérence. La redoutable
tendance qui veut désormais que les jeunes filles se plaignent qu'on
leur casse, pète ou bien prise un attribut purement masculin atteste
que cette société perd non seulement le sens de la nuance mais tout
autant celui de la morphologie. Est-ce un des premiers résultats de
la théorie du genre ? En tout état de cause, cette éjaculation
langagière est d'une totale indignité …
Le
gros mot marque notre évolution sociale. Il sort curieusement du
registre de nos chers hommes et femmes politiques, à de rares
exceptions, ce qui démontre à l'évidence la plus parfaite
insincérité de leurs propos et prestations. La langue de bois est
une expression moribonde, une langue morte sans gros ni grands mots,
sans vie ni soubresauts émotionnels. Il serait urgent de se prémunir
contre ces gens qui ont ainsi évacué le sel de notre langue …
Les
gros mots méritaient que je leur consacre un billet. Ils ont besoin
que nous les réhabilitions, tout en exigeant d'eux une modération
de bon aloi. Le gros mot est une pépite : c'est sa rareté et
sa brillance qui en font la valeur. Il me semble nécessaire, dans ce
monde sans repère, de proposer une éducation à la subtilité du
gros mot. Je constate, tout autour de moi, de telles dérives que
cette suggestion s'impose à ma réflexion de pédagogue en retraite.
Cette fois, à n'en point douter, je suis entré dans la grande
cohorte des vieux cons !