Non
ce n'est pas une boîte !
Je
vous parle d'un temps que bien peu de lecteurs peuvent encore
connaître. La France se sortait péniblement de la guerre. Bon
nombre de villes, notamment celles qui possédaient un pont sur la
Loire, avaient été rasées. Les maisons qui avaient résisté
étaient d'un confort sommaire ; la mienne en faisait partiel.
Non
pas que nous fussions malheureux, bien au contraire. Nous avions une
vaste et belle bâtisse au milieu du bourg. Elle était bien plus
grande que nous n'en avions l'usage et il était bien difficile de
s'y marcher sur les pieds. Une cuisinière à bois qui se parait
parfois de rouge, assurait le chauffage du rez-de- chaussée, un
poêle à fioul, celui des chambres.
Nous
nous en contentions et je ne me rappelle pas avoir eu froid. Nous
étions sans doute moins délicats qu'aujourd'hui. Là n'était
pourtant pas le point névralgique de notre demeure. Ce grand
bâtiment , construit il y a si longtemps que les archives avaient
bien du mal à le dater, souffrait d'un inconfort qui n'était pas
l'exception alors: nous n'avions ni baignoire ni douche …
Rassurez-vous,
nous faisions sans, tout en étant très propres. Le gant de toilette
et le lavabo accomplissent des miracles pour la préservation de
l'hygiène corporelle et, une fois par semaine, nous avions droit à
la grande bassine jaune qui, le reste du temps, servait pour le
linge. Elle était donc vouée à récurer tout ou partie de la
maisonnée, une noble tâche sans aucun doute.
Le
paradoxe de cette période où le pays vivait alors le début de ce
qu'on appela plus tard « les trente glorieuses », c'est
que ce qui nous paraît aujourd'hui comme signe de pauvreté était
alors une marque de progrès. Les amis qui vivaient dans des HLM,
pourtant excentrées à la périphérie de notre petite ville,
avaient cette salle de bains qui nous manquait.
J'enviais
ce confort, ne me posant pas alors les autres questions portant sur
l'habitat collectif qui ne manquèrent pas de surgir au fil des
années. Les temps étaient alors heureux, la mixité sociale si
homéopathique que rien ne présageait alors les failles
d'aujourd'hui. J'allais souvent jouer au football avec les copains au
pied de leurs immeubles, dans ces terrains encore vagues, qui étaient
de merveilleux espaces d'aventure.
Je
revenais, transpirant et crotté, pour aller goûter du gant de
toilette quand eux filaient sous la douche, ou bien dans la
baignoire pour les plus chanceux. Heureusement, il y avait le club de
sport et ses vestiaires, munis de douches collectives, pour me faire
profiter, moi aussi, du bonheur de la poire et de la chaînette.
L'humiliation
était ailleurs, quand le samedi soir, mon père m'envoyait, la
serviette autour du cou et la savonnette dans la main, vers un petit
escalier qui descendait sous les locaux de la mairie. Il y avait
inscrit en lettres de déshonneur pour moi « Bains-douches
municipaux ! ». Je me revois encore, longeant les murs de la
rue Porte Berry pour atteindre ce sous-sol honni.
J'espérais
n'y faire aucune rencontre. Je descendais bien vite les marches quand
personne n'était en mesure de me reconnaître et ouvrais la lourde
porte. Tout un monde, baignant dans la buée et une douce moiteur, se
découvrait alors à moi. Il fallait verser son obole et je me
souviens que je prenais toujours la douche ; le bain étant
réservé aux gens qui en avaient les moyens.
J'allais
vite, expédiant ce lavage par-dessus les caillebotis de bois. Je me
séchais à la hâte et rentrais les cheveux mouillés. Je me pensais
pauvre parce que je n'avais pas ce confort essentiel que possédaient
tous les autres. Je ne sais combien de temps dura l'usage de ce
service pour moi. Assez vite pourtant, mes parents entreprirent des
travaux pharaoniques pour installer le chauffage central et la salle
de bains en notre demeure. Ils durent faire démolir des murs du
sous-sol au grenier pour réaliser cette prouesse de la modernité.
L'établissement
des bains-douches ferma bien vite. On y installa une école de
musique. Je n'en fus jamais élève, à mon grand regret. De ce temps
lointain, demeure en moi l'aversion des douches collectives, à
l'exception de celles des vestiaires. Allez savoir pourquoi ? Il
m'est toujours aussi difficile de me rendre dans un terrain de
camping à cause de ce sentiment qui remonte à la surface : ce
vieux souvenir des bains-douches de mon village qui n'étaient pas
une boîte de nuit. Voilà vous savez tout et, voici une fois encore,
que je me suis mis à nu pour récurer une âme bien noire …
Savonneusement
vôtre
https://www.thebookedition.com/fr/sully-mon-pays-d-en-france-p-374329.html
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