dimanche 30 septembre 2018

Fais ton baluchon


Fais ton baluchon



Petit, tu vas faire ton baluchon
Partir avec nous pour une autre vie
Tu te crois homme, tu n'es qu'un garçon
Laissant sur le quai plus que des amis

Retourne-toi encore vers ta mère
C'est avec elle toute ton enfance
Que tu vas abandonner sur la grève
Et te voilà maintenant en partance

Tu laisseras ici tes camarades
Tous vos jeux et toute ton insouciance
Vos farces si gentilles et vos bravades
Laisseront place hélas à la défiance

Les si doux parfums de ton coin de Loire
Les souvenirs et les belles images
Tes rêves glorieux et tes espoirs
Se gravent alors en une ultime page

Ton père te saluera de la main
Feignant d'avoir aussi le cœur léger
Mais ses larmes trahiront un chagrin
Que tu partageras sans le montrer

Tu partiras alors sans un regard
Au si joli château qui t'a bercé
Ne montrant ainsi pas le moindre égard
Pour cet héritage qu'on t'a légué

Quand plus tard enfin tu repenseras
Au doux et tendre pays ligérien
Et que tu retourneras sur tes pas
Cette nostalgie te fera du bien

Suis-nous maintenant, tente l'aventure
Tu embarques pour des pays lointains
Où la vie sera exaltante et dure
Celle de nous autres, les vieux marins !

Et que tes yeux conservent ces images
Souvenirs de ton beau pays d'en France
A présent tu feras de ton voyage
Un grand territoire aux mille nuances

Petit, tu vas faire ton baluchon
Partir avec nous pour une autre vie
Tu te crois homme, tu n'es qu'un garçon
Laissant sur le quai plus que des amis


samedi 29 septembre 2018

Pour qu'il retourne en sa maison.



Une histoire vieille comme le monde.




Il est des légendes qu'on retrouve de par le monde, toujours différentes, jamais dissemblables. Celle-ci appartient au patrimoine de l'humanité, quand cette dernière savait encore l'importance de la nourriture, connaissait la faim et la peur du lendemain. Ces angoisses existent toujours sur notre planète, en dépit de ce qu'on nomme le progrès, et côtoient le gaspillage le plus éhonté, symbole de ce dit progrès. Puisse cette histoire rappeler les humains à plus de mesure et de fraternité !

Il était une fois une femme et ses quatre enfants dans une petite masure au bord d'une rivière ou peut-être bien d'une mer. Le mari était parti depuis de longs mois, courir l'aventure pour rapporter aux siens de quoi se nourrir. L'absence était plus longue qu'à l'habitude pour la famille du marin ; les réserves manquaient cruellement et la femme ignorait de quoi serait fait le repas du lendemain.

L'homme était parti naviguer. Partout cette même histoire revient dans les récits. Qu'il aille sur la mer ou bien une rivière, qu'il soit d'ici ou bien d'ailleurs, sa même situation entraîne les mêmes conséquences. C'est à vous de fixer le décor, d'envisager l'époque et d'imaginer les détails. Qu'importe le contexte ; pénétrons dans cette humble demeure et observons le drame qui va se dérouler sous nos yeux.

Jeanne fouille les réserves ou du moins ce qu'il en reste. Elle sait qu'il n'y a plus rien. Elle espère un miracle :quelque chose oublié dans un recoin. Dehors il fait si froid que le seul espoir de trouver un peu de pitance n'existe plus que chez elle. Les animaux de la basse-cour ont tous déserté le poulailler pour finir dans l'assiette. Il ne subsiste qu'une vieille cane, adorée des enfants qui s'est réfugiée dans la modeste masure

Jeanne fouille les réserves, remue de fond en comble le petit espace vital où se pressent les quatre enfants ainsi que la vieille cane , ce qui n'arrange pas la propreté des lieux mais la pauvre femme ne s'en soucie guère : c'est trouver de quoi donner à manger à ses enfants qui est sa seule préoccupation ; la recherche semble vaine et pas question de sacrifier la cane si chère aux petits. Que va-t-il advenir d'eux ? Et son homme qui ne revient toujours pas !

Après bien des recherches, elle découvre, tout au fond de la maie, un peu de farine : un mélange incertain de froment et de sarrasin, de châtaigne et de seigle, ce qui traîne là et s'est accumulé au hasard. C'est pourtant son dernier recours, l'ultime aliment qui s'offre à elle et aux siens. Mais que faire de si peu ?

Dans le désespoir le plus noir, il arrive souvent un signe du destin, un petit miracle qui permet de croire encore que la vie ne demande qu'à continuer. Dans un recoin de la pièce, la vénérable cane s'est blottie. Bien que ce ne fût pas du tout la saison la plus propice, la brave bête venait de pondre un œuf, un bel œuf qui allait sauver Jeanne et ses enfants pour un jour encore, un jour de plus à espérer le miracle.

La femme n'en croit pas ses yeux, elle remercie son Dieu, la cane et la Providence. Elle prend un récipient , y verse son mélange hétéroclite de farines dans lequel elle creuse un puits pour y casser l'œuf miraculeux. Puis elle mouille de très peu d'eau cette mixture afin d'en faire une pâte épaisse ; elle n'a plus de lait depuis si longtemps … Il n'y a pas davantage de levure ni de fruits. Elle ne peut faire ni pain ni pâtisserie : idée saugrenue du reste car le sucre manque depuis toujours … Sait-elle même que cela existe ?

Jeanne se demande ce qu'elle peut tirer de cette mélasse brune. Heureusement pour elle, il lui reste encore quelques bûches et un maigre feu maintient un peu de chaleur dans la pièce. Elle attrape une poêle qu'elle pose sur le feu. Un petit bloc de saindoux lui permet de graisser son ustensile. Elle glisse une louche de son mélange et la magie culinaire opère.

Une petite galette fine se forme. Elle est si fine que Jeanne pense qu'elle va se déchirer. Ce n'est qu'une dentelle fragile, décorée de quelques trous, disséminés ici ou là. Il faut qu'elle pense dans l'instant à la meilleure façon de sauver ce qui apparaît sous ses yeux, si fragile, si incertain. Elle observe que la face contre le feu noircit bien vite quand l'autre côté reste pâle et ne semble pas cuit. Que faire ?

Jeanne pense alors très fort à son mari. Elle veut de toutes ses forces qu'il s'en retourne, qu'il revienne à la maison pour l'aider et apporter de quoi survivre une fois encore. Elle en est là de ses réflexions quand la porte s'ouvre : c'est son homme. Son marin s'en est revenu. Elle est tout à sa joie sans oublier cependant ce qui est là sur le feu. Les mots tournent dans sa tête, le bonheur indicible aussi. Il s'en est retourné … voilà la solution !

Jeanne a la révélation. Elle prend une spatule et retourne sa galette, délicatement, simplement. La petite galette se laisse faire sans se briser. Elle cuit sur l'autre face de manière uniforme et Jeanne peut offrir ce trésor à l'appétit de l'aînée. Elle embrasse son homme et recommence l'opération. Elle y a juste de quoi faire cinq autres petites galettes plates avant de tomber dans les bras de son homme.

Les enfants rassasiés vont se coucher, l'homme prend sa femme et la retourne, elle aussi, comme une galette. Leur appétit l'un de l'autre est si grand, si puissant.C'est seulement quand leurs corps sont repus que le marin raconte son périple et montre à sa chère Jeanne le pécule rapporté de si loin. Ils sont sauvés pour cette fois encore. Jeanne, quant à elle, sait qu'elle va pouvoir partager sa recette ...

Depuis ce jour, quand une femme de marin espère le retour de son homme, elle aussi, essaie de se concilier la divine Providence en préparant des galettes plates. Elle retourne tendrement sa galette, pour que revienne celui qui est attendu . Nulle femme de marin n'aurait la prétention de faire sauter la précieuse crêpe ni d'avoir une pièce en or dans la main pour réaliser ce prodige. La nourriture est bien plus précieuse que les richesses de ce monde qui se refusent d'ailleurs à ces pauvres gens.

Le vœu le plus cher pour les gens de mer et de rivière est le retour de celui qui est attendu ; la richesse est une espérance de parvenu, de prétentieux et de cupide. Revenons aux valeurs essentielles : ne faisons plus sauter les crêpes et les galettes au risque de les faire tomber. Retournons-les délicatement en pensant simplement à ceux que nous aimerions voir revenir. C'est la seule morale de mon histoire ...

Crêpement vôtre.


jeudi 27 septembre 2018

La gazette de l’aigrette


La gazette de l’aigrette



Sur la Loire c’était calme plat
Les oiseaux n’en revenaient pas
Quand une adorable aigrette
Décida de tenir gazette

La chose émut fort un canard
Enchaîné dans une mare
Il se voyait dépossédé
D’un titre qu’il eut mérité

Une oie s’arracha une plume
Elle en attrapa un gros rhume
Elle voulait qu’ainsi on écrive
Sa gloire et toutes ses dérives

Un bateau passa sur les flots
Le marin bouta son chapeau
Avec cinq colombes sur sa hune
Il entrevoyait la fortune

Le balbuzard se prit de bec
Avec la rédactrice pète sec
Il voulait la première page
Pour la beauté du ramage

Le martin pêcheur sur la brèche
Demanda à la revêche
Qu’un modeste entre-filet
Évoque les horaires des marées

Quand soudain la rédaction
Tout à sa précipitation
Accepta de jeter l’ancre
De ce journal pour les cancres

L’aigrette tira sa révérence
À ceux de la conférence
Qui avaient dénigré celle
Qui s’envolait à tire d’ailes

Quand le journal tomba à l’eau
La garzette leur tourna le dos
Elle avait du plomb dans la tête
Pour avouer sa défaite




mercredi 26 septembre 2018

Gigue du petit bateau


Gigue du petit bateau



J’ai glissé quelques mots
Sur un petit bateau
Pliage de papier
Quêtant sa destinée
Magnifique bannière
Sur ma belle rivière
Portée par le courant
Pour se rendre au couchant

Vogue vogue petit bateau
File file sur le courant
Porte porte ce doux fardeau
Vole vole par tous les temps

J’y ai glissé mon cœur
Mes espoirs en couleur
C’est un petit message
Pour un si long voyage
Espérant en retour
Une marque d’amour
Un signe du destin
Un tout autre demain

Vogue vogue petit bateau
File file sur le courant
Porte porte ce doux fardeau
Vole vole par tous les temps

Ce n’est qu’une maquette
Partie en goguette
Une bouteille à la mer
Une pensée en l’air
Et mes rêves déçus
Sont encore revenus
Le papier a coulé
À la première ondée

Vogue vogue petit bateau
File file sur le courant
Porte porte ce doux fardeau
Vole vole par tous les temps


mardi 25 septembre 2018

La course des nayons !


La course des nayons !



C'dimanche là, sans m'enfeignanter,
De boumn heur j'm'avons déyeucher
J'm'en allons, pauv' gars de Loire
Me distraire un brin, à not'foire

Tout afisltolé pour la fête
J'espère trouver une charlusette
M''berlancer au bord de l'iau
Boire et faire le fierot

An huit, au concours des nayons
des bourseoisiaux s'enseayeront
À ramer à rebrous'-courant
Pour not'seul contentement !

Tout l'monde est ben gaitiau
les mangeux d'terre aux gros sabiots
La belle assemblée d'not' bourg
Et queq' gens d'peu d'alentour

On s'retrouve pour s'encanailler
S'mett'e dans le gosiers des godets
Sur le pierré si benaises
Tertous à brailler tout not' aise

Sur l'iau les rames s'cabossent
Sur l'bord les gens s'en bagossent
Les nayons vont à Hue ou à Dia
Pour d'chavirer à grand fracas

Des rameurs bigent les garnazelles
Ça vaut mieux qu'nos demoiselles
On s'met à beugler comme des viaux
Pi à s'berlaiser ben berlauds

Les aime-bouillons sont tous gaïtieaux
C'est de n'avoir jamais bu d'iau
La troupe alave à grosses lampées
Not' bon auvernat au pichet

Ce dimanche là, pour clabauder,
J'étions à la foir' à la louée
À trop bagouler sur le zinc
j'avons fini tout brindzingue


lundi 24 septembre 2018

La Loire est son bocal


La Loire est son bocal




Notre bonne presse locale
Confond la Loire et un bocal
Se plaisant à servir la soupe
À un homme sur sa chaloupe
Pas de semaine sans photo
Du capitaine et son bateau

D'autres lui tendent également
Plus grande perche assurément
Micros et caméras sans cesse
S'y bousculent comme à confesse
Pour servir son immense gloire
Sur notre magnifique Loire

Et la mairie n'est pas en reste
Aimant ceux qui tournent leur veste
Tous prosternés devant l'icône
Le marinier en silicone
On le trouve si sympathique
Notre bateleur médiatique

Son royaume est entre deux ponts
Il y tourne toujours en rond
Faisant à tous jolies risettes
Et à certains d'amples courbettes
Il capte toute la lumière
Par ses grimaces marinières

On ne parle ainsi que de lui
Propriétaire de son dhuit
Il fait l'article ou bien la Une
Pour servir sa bonne fortune
Et n'accordera son merci
Qu'à ce flot tout à sa merci


dimanche 23 septembre 2018

La coque percée.


Rien qu'un grain de sable …



Nous sommes en 911 en ce bon royaume de France occidentale. Le Roi Charles le Simple, troisième du nom, vient de céder la Normandie à nos visiteurs venus du Nord. Les Vikings s'installent durablement au pays pour les plus grands progrès de la marine fluviale. Le système féodal se met tranquillement en place et l'arbitraire va désormais régner en maître dans la justice locale et les péages fluviaux.

Les routes étant alors ce qu'elles seront durant de longs siècles : un coupe-gorge truffé de nids de poule, c'est sur le fleuve et en dépit du racket seigneurial qui s'y pratique, que les marchandises vont leur train. Les nautes transportent le blé, la denrée la plus précieuse en ces temps de misère et de faim.

C'est dans une petite baronnie de Loire que va se dérouler ce petit épisode des vicissitudes de la rivière : histoire banale et ordinaire qui serait depuis longtemps oubliée si elle n'avait fait couler beaucoup d'encre depuis. Le temps ne fait rien à l'affaire : ce petit moment influencera toujours la marche du temps !

Un jeune marchand voguait sur le grand serpent : la rivière Loire. Il remontait les flots, à la force des bras, avec une belle cargaison de ce blé de Beauce qui était l'or de ce temps. Le travail était rude, la navigation complexe, les pièges sur la rivière toujours présents. Vous savez désormais la chose et n'avez pas lieu d'en être surpris.

Ce sont pourtant des hommes, par maladresse et inconscience, qui vinrent entraver la destinée de notre commerçant navigateur. Dans une petite baronnie, pour marquer le nouveau péage et imposer par la force la taxe injuste qui entravera, de longs siècles encore,
la liberté du commerce, des pieux avaient été plantés à l'oblique dans le lit de la rivière. Il n'y avait pas moyen de passer sans devoir ralentir et se faire rançonner.

Que se passa-t-il au juste ce jour là ? La question n'a jamais été élucidée et les archives viennent à manquer en cette lointaine période. Le naute céréalier s'embrocha sur un de ces redoutables pièges. Une voie d'eau, pas plus grosse qu'un œuf d'oie, provoqua, par un malheureux concours de circonstances, la perte de toute la cargaison.

On se perd en conjectures pour comprendre l'enchaînement d'incidents qui provoqua cette perte rude et dommageable. Il y eut, de tous les côtés, bien des maladresses commises pour que le grain si précieux allât nourrir les poissons de la rivière. Les carpes évoquent encore ce souvenir glorieux qu'elles se transmettent de génération en génération. Jamais on ne vit banquet plus réussi dans la famille des Cyprinidaes …

C'est pourtant à terre que la colère gronda. Le marchand se trouva au bord de la ruine ; la solidarité des marchands n'avait pas encore été organisée, les temps en étaient encore au chacun pour soi. La dispersion de l'Empire de Charlemagne avait changé bien des choses.

Curieusement, le petit baron trop gourmand pensa qu'il ne pouvait pas laisser ce pauvre homme dans l'embarras. Un tel incident en son péage, pour son inauguration, allait lui faire mauvaise presse et grand tort. Les puissants, qu'ils soient de pacotille ou pas, ont la justice aisée, surtout quand ils font porter le chapeau aux autres. Notre juge auto-proclamé pensant bien faire, décréta que chaque habitant sous sa bienveillante protection devait avant que ce ne soit demain, apporter un petit sac de blé pour compenser la perte du marchand.

Il en fut fait comme l'avait ordonné celui qui détenait la force. Cela se passait ainsi et il n'y a aucune raison de penser que les modalités de la justice ont bien changé depuis. Les habitants, pourtant fort démunis, s'exécutèrent et, les uns après les autres, vinrent déposer sur la naute qui avait été promptement réparée, ce petit sac qui les privait tant.

Pour montrer qu'il était prince magnanime, le baron, en sa grandeur, exempta notre commerçant du péage et lui souhaita bonne navigation pour le reste de son trajet. L'autre partit sans demander son reste, n'ayant pas désir de rester en cet endroit. Il ne prit pas la peine de vider les sacs, préférant aller au plus vite, respirer un air moins vicié.

Après sept jours de navigation, il profita de son passage dans la bonne ville de Moulins (il avait bifurqué pour emprunter l'Allier), pour contrôler si ce marché n'avait pas été de dupes. Le premier sac ouvert contenait, non pas des grains de blé, mais du beau sable fin de Loire. Il pensa qu'il avait été grugé par un peu plus malin que les autres et il en eût souri s'il n'avait, hélas, constaté que tous les autres fripons de ce maudit coin, avaient fait de même.

Voilà une contrée qui sait faire marcher les affaires de manière fort douteuse. Il n'est pas de doute que l'endroit allait connaître la prospérité à agir de la sorte. En attendant, lui, pauvre petit commerçant, devenait à l'instant marchand de sable. Il n'avait plus de grains à moudre à Moulins, il lui fallait trouver une astuce pour sortir de ce mauvais rêve.

C'est alors qu'un badaud moqueur sur le quai qui avait vu la scène et s'en était fait expliqué les motifs lui cria «  Eh bien tu as bonne mine. Tu peux aller te faire cuire un œuf après avoir eu ta coque percée ! ». Cette raillerie de mauvais goût allait changer la face du monde. Le jeune homme qui était gourmand et ingénieux eut une illumination.

C'est ainsi que dans son esprit germa, non pas un grain de blé, mais la ressource que l'on pouvait tirer de ce sable si fin. Il y avait un maître-verrier à deux pas de là. Il tenta, en homme ingénieux qu'il était, le tout pour le tout. Il fallait miser sur cette idée ou bien être ruiné pour le reste de ses jours.

C'est alors que fut fabriqué le premier sablier. C'est sur les rives de l'Allier, à Moulins que le temps fut emprisonné, dans deux bulbes de verre, reliés par un mince tuyau, du sable fin de Loire. Depuis, bien de l'eau a coulé sous les ponts mais cette clepsydre sablière se répandit dans le monde entier.

Jamais on ne pensa système plus inventif pour réussir, à coup sûr, les œufs à la coque. Le marchand cessa de mettre tous les siens dans le même panier et vécut à l'abri du besoin. Le temps était dompté et c'est encore à la Loire que nous devons ce miracle. Que ceux qui ne me croient pas, aillent de ce pas dans leur cuisine …

Sablièrement vôtre.


samedi 22 septembre 2018

Prendre des vessies pour des lanternes.



L’habitude ne fait rien à la colère …



Voilà bien une expression qui va comme un gant de boxe à la langue française d'autant plus que depuis que la langue de bois flotte parmi les écueils de la politique, nous sommes abreuvés de situations qui nous contraignent à appliquer à la lettre ce déplorable conseil. À longueur de temps, il nous faut donc prendre des vessies pour des lanternes sans que mensonges et tromperies apportent, d’ailleurs, la moindre lumière sur l’obscurité des temps.

Nous eussions pu tout aussi bien prendre ces vessies que nous avons mises à la tête de notre nation pour des citernes. Hélas, ce sont elles qui font réserve, qui accumulent avantages et profits tandis que nous devons sans cesse cracher au bassinet et vider nos bourses pour entretenir ces si ternes personnages.

D’autres ont cru un instant que le candidat de leur cœur était un messie qui allait éclairer le monde de sa formidable lucidité. Nous avons payé pour voir combien ces beaux parleurs n’étaient rien que des vases creux, de pauvres pantins incapables de mettre en application des programmes qui ne servent qu’à leurrer les électeurs. Nous n’espérons plus rien de l’homme providentiel : la foi vient à manquer à un nombre croissant d’électeurs.

L’énurésie est désormais notre lot commun. Nous faisons cauchemars sur cauchemars dans cette nation dont plus aucune institution ne borde le lit de la colère qui monte. Si lanternes il y a, elles seront sans doute brandies à bout de bras pour y promener quelques tête de ci-devant. Les plus souffreteux passent désormais leurs nuits debout pour éviter de nouvelles fuites. S’il le faut, ils rajouteront de nouvelles couches pour faire comprendre le message du ras-le-bol.

La vessie de porc n’est plus consensuelle. La lanterne à huile non plus. Il y a de l’électricité dans l’air entre les amateurs de charcuterie et les communautés qui brocardent le verrat. L’éteuf de jadis, celui qui permettait de faire grandes et belles parties de soule devient un objet de discorde, une baudruche prête à éclater. Voilà une vessie qui ne se fait plus rengaine, elle annonce des temps de luttes intestines : l’histoire risque fort de tourner en eau de boudin.

Le lent terne qui nous tient lieu de phare présidentiel souhaite conserver le pouvoir en dépit de son impopularité sidérante. S’il y a matière à plaisanter sur sa capacité à faire pleuvoir, ce n’est pas ainsi pourtant qu’il réussira à remplir vessie et bourses, urnes et mission. S’il y quelques lumières à son approche, ce ne sont que celles de l’ambulance sur laquelle il ne convient plus de tirer, tant la messe est déjà dite !

Nous pourrions encore prendre cette triste vessie pour une baderne : cette tresse qui met le navire à l’abri des chocs. Hélas, le pauvre garçon ne nous a en rien préservé du risque frontiste mais en prime, il a encore amplifié celui de la lourde menace. Capitaine de pédalo, il sera bon qu’il profite de la quille pour prendre enfin le large, loin des suffrages tourmentés.

Il ne nous reste plus qu’à aller remplir nos vessies dans quelques tavernes borgnes, ces lieux où l’on refait le monde. Il y a tant à faire en ce domaine ! Nous avons bu la coupe jusqu’à la lie, nous sommes devenus des pisse-froids, des pauvres déçus du grand soir. En levant nos verres, nous allons retrouver cette fraternité qui nous a manqué jusqu’alors pour bouter tous ces guignols d’un pouvoir qu’ils usurpent depuis trop longtemps.

Car voyez-vous, en changeant les règles, en refusant l’égalité du temps de parole pour les différents candidats, en s’accaparant les fonds publics pour financer leurs campagnes, en organisant des primaires qui sont de vastes supercheries afin de ne parler que d’eux; nos joyeux drilles du mensonge et de la forfaiture nous ont, encore une fois, fait prendre des vessies pour des lanternes. Je crois que, cette fois, la corde a fini par casser : le bon peuple n’en peut plus et se dresse pour leur donner congé. Dehors, les aristocrates à la lanterne … Ah ça ira, ça ira ! Nous ne pisserons plus dans un violon, nous les y mettrons définitivement !

Lanternement leur.


L’île du perroquet



Retour aux sources.



Il est un lieu paradisiaque sur la Loire, un endroit où soudain plus rien n’existe que cette relation unique à la rivière, la nature et les lumières d’un ciel enchanteur. C’est là, au hasard d’une aventure fluviale, que j’ai croisé un homme heureux, un perroquet gris du Gabon sur l’épaule, son chien à ses côtés, un gentil molosse blanc.

J’ai eu scrupule à l’aborder, l’homme était en grande conversation avec son compagnon. Il sifflait, le perroquet lui répondait, il lui parlait, l’animal bavard reprenait à son tour quelques mots que je percevais alors difficilement. C’est je crois le perroquet qui s’aperçut le premier de ma présence et prévint celui avec qui il conversait. Le chien n’avait rien dit, trop occupé me sembla-t-il alors, à chasser les mouches.

L’homme vint à moi, flanqué de son interlocuteur. Ils me saluèrent tous les deux, lui d’une poignée de main virile et franche, l’oiseau de quelques notes aiguës et d’un « salut » réjouissant. Je lui expliquai alors que j’avais abordé sur son île, la pensant inhabitée. Il sourit, démontra ainsi qu’il ne sentait aucune agression dans cette intrusion singulière. Il me raconta alors son île.

Il avait été enfant du continent, cet ailleurs lointain qui se situe de chaque côté de son merveilleux refuge. Il avait fait de l’endroit son terrain de jeu, sa cachette, son domaine secret. Il y avait alors quelques habitants, deux ou trois fermes qui faisaient l’élevage bovin et caprin. Les fermiers savaient qu’il y avait toujours ce gamin qui traînait partout, sans jamais commettre de bêtises, ils l’acceptaient de bon cœur puisque les autres enfants des villages alentour ne venaient jamais avec lui.

Il avait une plate, une barque en bois munie de rames pour venir jouir pleinement de ce grand espace naturel. Il aimait par-dessus tout sa mangrove, cet endroit marécageux, propice aux rêves les plus fous, perdu dans les hautes herbes, les ronces, les roseaux et les bambous. Il était un aventurier affrontant des monstres terrifiants, avançant dans un territoire hostile à la recherche d’un trésor.

Son trésor, il l’avait trouvé, c’était son île qui perdit un à un tous ses habitants pour finir par n’être qu’à lui-même. Un propriétaire fortuné possède les cent cinquante hectares de l’endroit sans jamais vraiment y venir, faisant de notre homme le dépositaire de son île. L’île était pour ainsi dire déserte, les bâtisses prenaient doucement des allures de maisons hantées, battues par le vent et les courants d’air. L’homme avait vieilli, il y venait toujours aussi souvent, oubliant ses soucis, son travail harassant pour se réjouir du spectacle au petit matin ou à la tombée de la nuit.

C’est un jour qu’il baguenaudait parmi les frênes centenaires qu’il découvrit perché sur le vénérable et gigantesque noyer, un perroquet gris qui semblait égaré dans ce coin perdu du monde. Il ne chercha jamais à comprendre comment l’oiseau avait atterri là. Sa seule préoccupation fut de l’aborder, de gagner sa confiance, de le protéger, le nourrir et en faire son ami.

Au bout du compte, ils s’apprivoisèrent mutuellement. Le perroquet fut adopté tout autant par le maître que par son chien et un curieux trio se constitua. Pourtant, l’homme rencontra un petit souci, si son chien aimait à le suivre pour venir sur l’île, le perroquet quant à lui refusait obstinément de gagner le continent. Sur la barque désormais motorisée, il s’envolait pour regagner son noyer.

C’est lui qui gagna la partie, l’homme et le chien décidèrent d’investir une fermette qui tenait encore vaillamment debout. Il ne l’avait pas choisie au hasard, de ce qui lui tient lieu de cuisine sommaire, il aperçoit de chaque côté la Loire dans deux trouées au milieu des arbres. C’est là qu’il me conduisit pour me narrer son histoire avant que de me faire visiter son domaine.
Il vit désormais là parmi les poules et les moutons, les biches et les petits animaux sauvages. Le propriétaire a fini par lui confier la lourde responsabilité d’entretenir son domaine. Il a de quoi occuper toutes ses journées même s’il se réserve bien des pauses pour admirer ce spectacle, jamais identique, toujours mouvant et changeant. Il pêche, il travaille, il rêve, il garde les moutons, il explore encore, découvrant toujours des trésors comme ces ruches sauvages dans le tronc creux d’un frêne qu’il venait de mettre à jour.

Il voulut, la nuit tombée, m’inviter à le suivre sur sa barque afin de profiter de la quiétude d’une Loire qui était à son étale. La lune éclairait ce décor, l’île était devenue une masse sombre. Le perroquet n’avait plus peur, il était perché sur l’épaule de l’îlien et donnait à la scène une allure surnaturelle. Je dus retourner à la civilisation, emportant à jamais l’image de cet homme et de ces animaux dans un décor de rêve.

Continentalement sien.


jeudi 20 septembre 2018

Combleux et Rosalie



Il était une fois




Combleux fut longtemps un charmant village vigneron lové en bord de Loire jusqu’à ce que le canal, inauguré en 1692, ne transforme radicalement l’existence de ses habitants. Deux siècles et demi durant, la vie à Combleux sera ponctuée par la confrontation culturelle entre culs-terreux et chie-dans-l’eau. Suivons Rosalie, une enfant du pays, le temps de ce petit voyage dans le passé du village des mariniers à travers quelques épisodes significatifs de la vie ligérienne.

Elle s'appelle Rosalie. Cette gamine est la seconde fille d'un couple de paysans. L'homme travaille la vigne, la femme élève des chèvres. Rosalie a de la chance : son père accepte de l'envoyer à l'école paroissiale. Elle va y apprendre à lire : un privilège à l'époque pour les filles, que les familles préfèrent habituellement garder à la maison.

Rosalie est vive, indépendante ; elle aime par-dessus tout la Loire et le canal. Elle voue une amitié secrète au père Léon, un batelier du canal qui vit dans une petite cabane quand il n'est pas sur sa flûte berrichonne.

Léon a enseigné à la gamine le secret des plantes ; on le dit un peu sorcier. Il lui a surtout transmis le virus de la navigation. Un jour où le bonhomme devait livrer des fûts à Orléans, il l'a prise sur sa péniche pour franchir l'écluse et plonger dans la rivière. La gamine n'oubliera jamais ce grand moment. Elle se jure de naviguer à son tour ….

Quand Rosalie atteint ses douze ans, le temps est venu de la mettre au travail. Elle a de la chance : la mère Victoire, qui tient l'Auberge de la Marine, cherche une jeune servante ; elle apprécie la gamine qu'elle connaît un peu. Après bien des hésitations, dues à la réputation des mariniers qui fréquentent l'auberge, les parents de Rosalie acceptent.

La Petiote, comme l'appellent les mariniers, fait des merveilles. Elle court partout, sert des chopines, débarrasse les tables. Elle est appréciée de tous et gare à celui qui s'aventurerait à lui manquer de respect, la mère Victoire veille et ne s'en laisserait pas compter.

Rosalie grandit, elle devient une belle jeune femme qui a beaucoup de succès parmi les gars qui vont sur l'eau. Quant à elle, elle n'a d'yeux que pour les mariniers, son rêve étant de faire un grand voyage un jour …

C'est François, un bel Angevin qui eut sa préférence. Ils se plurent, ils se marièrent. François était secret : il ne lui disait pas tout. Il vivait surtout de faux-saunage : le trafic du sel. La gabelle avait disparu mais le sel était toujours autant taxé. Il allait le chercher en Bretagne pour le livrer en Anjou.

Un jour, il fut surprit par des gabelous à bord de leur patache. Il plongea pour leur échapper, ne revint jamais à la surface. Son corps fut repêché quinze jours plus tard, enterré dans une fosse commune. Rosalie apprit le malheur de la bouche d'un compagnon de son homme qui avait assisté à distance au drame. Elle était veuve avant d'avoir été vraiment épouse.

Rosalie avait vécu auparavant bien des misères. Elle avait connu le terrible embâcle de 1789. La Loire et le canal pris par les glaces durant cinq semaines. Une horreur ! Puis était survenu le redoux et pire que tout, la débâcle ou la resserre comme disent les mariniers. Une vague gigantesque avait tout noyé, tout détruit ; bateaux, hangars, maisons.

Rosalie pensait avoir connu le pire. Il lui fallait refaire sa vie. C'est vers un autre marinier qu'elle jeta son dévolu ; encore un gars de la Loire d'en bas, un natif de Montjean : Élie. Il était avisé, marinier courageux et travailleur. À force d'économie, Elie était devenu voiturier, il naviguait pour son propre compte.

Il acheta un champ de pommiers sur pied . La récolte fut excellente. Il chargea son chaland et remonta jusqu'à Combleux en train de bateaux. Là, le train se disloqua et chacun remonta le canal à son rythme. Élie demanda à Rosalie de l'accompagner, enfin, elle allait naviguer !

Ce furent les seuls moments de joie et de bonheur pour elle. Rosalie était libre, elle allait sur l'eau comme elle l'avait toujours espéré, enfant. Elle repensait à son vieil ami Léon, elle saluait les femmes qui étaient à l'ouvrage dans les lavoirs. Elle montait à la capitale. Durant quelques jours elle vendit des pommes avant que de pouvoir, l'espace d'une seule journée, flâner dans les rues de cette grande ville.

Puis ce fut le retour de son unique navigation. Elie avait négocié un fret pour le retour : des fûts vides pour faire vieillir le vinaigre chez Dessaux. Rosalie se voyait faire ainsi chaque année ce merveilleux voyage ; il lui fallut déchanter. La roue avait tourné : les vapeurs prirent la place des chalands avant que le chemin de fer ne mette tout le monde sur la terre ferme.

Elle ne ferait jamais ce grand et long trajet sur la Loire dont elle avait toujours rêvé , elle resta à jamais attachée à son quai de Combleux qui bientôt se dépeupla. Elle connut des inondations terribles, des drames, des malheurs mais jamais, ô grand jamais, elle ne cessa d'aimer la Loire, de l'admirer et de lui vouer une vénération sans faille.

Rosalie était enfin de la rivière et du canal. Elle avait grandi dans cet écrin merveilleux : son village de Combleux, la perle de l'Orléanais. Elle continua à travailler à l'Auberge de la Marine, là où l'esprit du vent de Galerne souffle à tout jamais. Poussez la porte de l'établissement et humez cet atmosphère unique. Ici, la Loire renoue avec son glorieux passé et si vous fermez les yeux, vous pouvez retrouver Rosalie, Victoire et tous les mariniers d'alors !

Mémoriellement leur.


mercredi 19 septembre 2018

Questions intemporelles

Du temps en question



Qui décrochera le temps suspendu ?
Faut-il une minute de silence pour honorer un temps mort ?
Quand la nuit des temps a-t-elle vu le jour ?
Quel est le contraire d'un contre-temps ?
Peut-on gagner son temps à le perdre ?

Un temps fort peut-il être faible ?
Pourquoi le temps partagé nous divise-t-il autant ?
Peut-on broyer du noir le plus clair de son temps ?
Le temps qui court finira-t-il par se perdre ?
Sait-on toujours le temps qui nous est imparti ?

Savez-vous exactement où mettre du temps ?
Comment récupérer le temps qui s'écoule ?
Comment vivre de l'air du temps sans argent ?
L'emploi du temps est-il à durée indéterminée ?
Peut-on être en vacances à plein temps ?

Quand le temps joue contre lui-même, finit-il par se perdre ?
Faut-il prendre des mesures pour obtenir une unité de temps ?
Les temps les plus reculés peuvent-il aller de l'avant ?
Le bon vieux temps vous a-t-il laissé de mauvais souvenirs ?
Quoi de neuf pour l'ancien temps ?

Est-ce le temps qui file entre les mains d'argent ?
Le calendrier est-il comptable du temps qui passe ?
Quel délit doit-il commettre pour arrêter le temps ?
Un grain de sable suffit-il à détraquer le temps ?
De temps en temps, nous laissera-t-il prendre notre temps ?

Comment tuer le temps sans perdre une seconde ?
Quand le temps presse, va-t-il pleuvoir ?
Comment le temps peut-il s'éclaircir la voix ?
Peut-on avoir du temps en réserve ?
Qui est l'auxiliaire du temps ?

Quand le temps est venu, reviendra-t-il ?
À sa dernière heure, le temps aura-t-il conscience de sa fin ?
La course contre la montre est-elle compatible avec la marche du temps ?
En temps normal, qui met les pendules à l'heure ?
L'heure des thés est-elle la même que celle des lits verts ?

Le temps béni accédera-t-il à l'éternité ?
Comment remonter un temps faible ?
Qui viendra réparer le temps qui se détraque ?
Le temps menace-t-il de nous ficher la paix ?
Le temps a-t-il déjà fait son chef-d'œuvre ?

Quand on passe un sale temps, faut-il se laver la tête ensuite ?
Comment s'aménager du temps quand on vit dans la rue ?
Si chaque chose se fait en son temps, le temps peut-il être tout chose ?
Peut-on vivre hors du temps ?
Pour occuper son temps, faut-il le mettre au pas ?

Temporellement vôtre.


mardi 18 septembre 2018

Le devin ligérien



La dernière prophétie.




Il y a deux siècles de cela, un vieil homme vivait reclus sur une île de Loire. Un jour, pour des raisons inconnues de tous, l'homme avait abandonné son métier de marinier, en même temps que son épouse et sa maison. Il avait choisi de mener une vie d'ermite dans une cabane sommaire qu'il avait construite dans le plus grand des arbres de son nouveau royaume.

Si étrange qu'il fût, il n'en avait pas moins gardé la sagesse des gens des bords de la rivière. Il connaissait ses débordements et avait prévu ainsi de se mettre à l'abri des crues en prenant de la hauteur. Si au début de sa réclusion volontaire, ses voisins le regardèrent d'un drôle d'œil, ils s'accoutumèrent peu à peu à lui rendre visite, à tour de rôle, pour lui porter de quoi se sustenter et survivre dignement.

Bientôt, ils n'eurent plus besoin de lui venir en aide. L'homme, pour inhabituel qu'était son comportement, avait désormais une réputation qui dépassait largement les rives de la Loire. Sa solitude, sa vie austère avaient peut-être modifié son rapport au monde. Il en avait gagné une acuité incroyable sur les choses de la rivière tout comme sur les humains, ces curieux animaux.

Il commença par annoncer la mort de la marine marchande sur la Loire à une époque où nul ne trouvait la chose concevable. On se gaussa d'abord de lui, puis les années passant, on fut bien obligé de reconnaître que le vieux fou avait eu raison. Bien d'autres révélations d'ailleurs, avaient été écoutées avec le même effarement par les Ligériens de l'époque.

Ainsi, il fut le premier à annoncer la disparition des saumons, l'abaissement du lit du fleuve, la rupture d'un barrage qui n'existait pas encore, l'empoisonnement des eaux et l'apparition d'étranges cheminées le long de nos berges qui un jour sèmeraient la mort et la désolation. A toutes ces prophéties, personne ne pouvait accorder le moindre crédit. Pourtant, à chacun, il prédisait des évènements personnels qui ne manquaient jamais d'advenir. C'est ainsi qu'en peu d'années, sa réputation de voyant fut telle, qu'il recevait chaque jour, des visiteurs venus de tout le pays.

Il fallut organiser ce défilé incessant, mettre en place une charrière pour venir deux fois par jour, amener le flux des curieux en mal de leur avenir. C'est toujours avec justesse qu'il leur indiquait une naissance ou un mariage, un deuil cruel ou bien un procès, une bonne nouvelle ou une catastrophe à venir. Jamais personne n'avait eu à prétendre que ses supputations s'étaient révélées trompeuses …

Pourtant, nul dans le pays ne crut aux propos si noirs sur le devenir de la rivière. Avec un peu plus de clairvoyance, bien des maux eussent été empêchés mais les humains ne se préoccupent bien souvent que de leurs intérêts propres et trop rarement du bien collectif et de la nature. Ce qui était vrai en ce temps-là, l'est toujours à notre époque et ceux qui annoncent à présent les drames à venir, ne sont pas plus écoutés aujourd'hui que notre personnage alors …

Les années passèrent, l'homme se faisait vénérable mais refusait néanmoins de revenir à terre. Il s'accrochait à son arbre et à sa vie insulaire avec obstination et vigueur. Il espaça seulement les visites de la charrière et exigea qu'on réduise le flot des visiteurs en mal de bonne aventure. Il fallut établir un tirage au sort pour choisir ceux qui auraient l'honneur de l'interroger. De mauvaises langues prétendirent, à l'époque, qu'il y eut des dessous-de-table pour accorder ce privilège et que bien des notables réclamaient une priorité qui ne se justifiait nullement.

C'est justement un jour de 1929, qu'un groupe de puissants de cette planète obtint l'exclusivité de la traversée vers le devin ligérien. L'homme bien qu'affaibli, reçut néanmoins ce groupe, inhabituel en un tel lieu. Ces hommes en noir, respectables et imbus de leur personne, ces puissants de la finance et de la politique internationale, pataugeaient donc dans la boue en ce lundi 28 octobre 1929 …

C'est alors qu'à bout de force, le devin tint à ce bel aréopage distingué des propos d'une extrême gravité. Il leur dit en substance que le lendemain, le soleil ne se lèverait pas sur la Loire. Sans attendre une minute de plus, ces personnages, enjoignirent au passeur de les ramener sur la berge et se précipitèrent pour donner des ordres dans leurs pays respectifs. Le 22 septembre 1928 avait été installé le premier central téléphonique automatique et la nouvelle fit le tour du monde économique.

Nos hommes, incapables de tenir leur langue, divulguèrent à tous la terrible prophétie. De partout en ce modeste village, les gens se ruèrent dans les tavernes, abandonnant leurs travaux pour une dernière nuit de bombance. D'autres se renfermèrent chez eux pour profiter, en compagnie de leurs proches, de ces derniers instants qui leur restaient à vivre.
Il se dit que jamais on ne connut dans la région une telle nuit de folie. Hommes et femmes buvaient et forniquaient frénétiquement sans retenue ni pudeur. Pendant ce temps, les hommes en noir donnaient des ordres étranges pour récupérer tout leur argent de l'autre côté de l'Atlantique.

Au petit matin, il y avait bien peu de gens capables de se tenir debout. Les buveurs et les noceurs gisaient là, à même le sol, enivrés et fourbus par des débordements sans nom. Seuls nos hommes d'affaire étaient encore à œuvrer pour sauver leurs avoirs, afin de partir riches pour un autre monde. De ces gens, il n'est rien d'autre à attendre que leur appétit inextinguible pour l'argent, fût-ce sur leur lit de mort.

C'est l'un de ces maudits personnages qui découvrit alors que, comme les autres jours, le soleil se levait en majesté sur la Loire. Il se garda bien d'en avertir ses collègues trop affairés à donner des ordres et se hâta de prendre un bateau pour aller demander des comptes au vieil homme. Il le découvrit sans vie sur son arbre. Le devin ligérien n'avait pas menti ; le soleil ne s'était pas levé pour lui …

Quand tous les gens de la contrée se réveillèrent avec la gueule de bois, la nouvelle de la fin du monde ne leur apparut plus si évidente. Pour la première fois, le vieux fou s'était trompé et il emportait dans sa tombe la responsabilité de cette nuit de folie. Beaucoup lui pardonnèrent cette ultime sortie, ils gardaient en effet un merveilleux souvenir de cette nuit d'ivresse !

Hélas, il fallut plusieurs jours pourtant pour que chacun comprenne que le devin n'avait pas eu tout à fait tort. En effet, c'est bien le mardi 29 octobre que se produisit, par la faute des visiteurs du pauvre défunt, le plus violent krach boursier que l'économie ne connût jamais. Un monde s'écroulait, une guerre terrible allait naître de ce séisme boursier.

Une fois encore, le vieux sage avait eu raison mais nul n'avait compris son message. D'autres catastrophes sont à venir si l'homme conserve sa terrible soif d'argent et de puissance. Si vous preniez la peine d'écouter les histoires d'un bonimenteur de Loire, héritier lointain de ce devin ligérien, vous comprendriez qu'il est plus que temps de changer nos pratiques si l'on veut continuer à voir le soleil se lever sur notre Loire et partout ailleurs.

Quant aux puissants et aux importants, il y a bien longtemps qu'ils n'écoutent plus les paroles des sages et c'est tant mieux. Rien ne peut être sauvé tant qu'ils se mêlent des affaires du Monde. C'est à nous, gens de peu, de prendre en main le destin de la planète et d'écouter enfin les prophéties de tous les devins lucides. Voilà une vérité qui ne se discute pas et je vous prie de bien la conserver dans la besace de votre raison …

Prophétiquement vôtre.




Le miracle de la Roche Percée

  Du veau de mer à la vache de terre Il advint en ce temps lointain de l'implantation des colons bretons dans la b...