mardi 17 juillet 2018

Le chêne de la Rouline.



Un petit goût de silex



Il était une fois une jeune et belle servante qui s’était louée pour travailler chez des maîtres, vignerons opulents, installés entre Bué et Menetou Ratel, près de Sancerre, là sans doute où l’on fait le meilleur des vins blancs de Loire. La Rouline, tel était son sobriquet, était vaillante en diable pour les travaux des vignes comme pour ceux de la maison.

Mais c’est surtout dans le secret de l’alcôve qu’elle mettait le plus de cœur à l’ouvrage, en comblant de mille et une caresses, le fils du domaine, un solide galopin qui avait trouvé tout son contentement avec cette sacrée luronne. C'eût été le bonheur parfait si, par malheur, le ventre de la pauvrette ne s'était mis à gonfler.

Nous étions juste au sortir des effroyables événements de l’année de peu de grâce, 1572. À partir du 3 janvier, les habitants de Sancerre,ville perchée sur son piton rocheux qui domine la Loire, résistèrent vaillamment, à l'initiative de leur maire,au siège des troupes catholiques. Ce bastion huguenot était peuplé de Berrichons, gaillards réputés tout autant pour leur bravoure que leur obstination. « Plus têtu qu’un âne », dit-on des gens de ce beau pays ; et l’on a bien raison.

L’affaire pourtant tourna au drame en dépit de l'incontestable détermination des assiégés. On évoque encore, dans les livres d’histoire, la journée du 19 mars ; quand la troupe, sous les ordres du Comte de la Châtre, avait établi une brèche dans les remparts. C’était sans compter sur l’adresse diabolique des vignerons protestants, réfugiés derrière les remparts et qui, avec leurs frondes, taillèrent en pièce la soldatesque. Depuis ce jour, on évoque avec admiration les arquebuses de Sancerre qui n’étaient que frondes lançant des cailloux.

Hélas, le 19 août, la ville avait été réduite à la capitulation par les affres de la privation et de la famine. Le maire, instigateur de la résistance, Guillaume le Bailli-Johanneau, fut jeté vivant dans un puits. Il n’est pire trépas pour un Sancerrois. Il aurait sans aucun doute préféré périr noyé dans un foudre de vin de pays. Mais, revenons à notre histoire, qui, elle aussi, fit couler beaucoup de salive.

La grande ferme vigneronne faisait face au Carroy de Marloup. C’est là que, disait-on dans la contrée, à minuit, les soirs de pleine Lune, tous les sorciers et les birettes du Berry se réunissaient pour leur grand Sabbat. C’est sans aucun doute par une nuit de Sabbat que Jean, le fils de la maison, engrossa la pauvre Rouline ; il ne pouvait en être autrement.

La pauvrette cacha son forfait aussi longtemps qu’elle le put, travaillant en dépit des nausées et de la fatigue, jusqu’au jour où son état ne laissa aucun doute dans l’esprit du maître. L’homme, un catholique sévère, la chassa dans l’instant, sans même chercher à comprendre quel était l’auteur de la chose. Jean, pleutre, et redoutant surtout la colère paternelle, se garda bien d’avouer sa responsabilité.
La Rouline n’avait plus qu’à faire son baluchon et quitter dans l’instant cet emploi. Elle était déshonorée et portait son péché de manière si visible que tout le pays en était informé. Pour elle, l’avenir était bien sombre : elle serait fille-mère : la risée des bigotes et des notables. Personne ne l'emploierait dorénavant.

Elle en était à se lamenter quand elle fut rattrapée par le sort, lui qui ne l’avait jamais favorisée . Le vigneron constata la disparition de chandeliers d’argent qui trônaient habituellement sur la maie de la grande pièce de vie. Dans son esprit, comme dans celui des juges, ce larcin ne pouvait être que le fait de la pauvrette, pour se venger ou bien tenter de subvenir à ses futurs besoins.

L’enquête fut rondement menée. Le pouvoir royal, qui retrouvait sa légitimité en ce territoire, profita de l’aubaine pour démontrer son autorité et sa sévérité. Bien que les pièces à conviction ne fussent pas retrouvées et, en dépit des dénégations incessantes de la Rouline, la sentence tomba, impitoyable : la pendaison.

La justice cependant avait quelque humanité. La Rouline portait un enfant. Il lui fut accordé un délai avant son exécution pour aller jusqu’au terme de sa faute. Imaginez les tourments de la future mère : à l’inconfort de la geôle s’ajoutaient les cauchemars suscités par sa fin prochaine et le désespoir de ne jamais voir grandir son enfant. On ne peut imaginer parturiente plus en souffrance que cette pauvrette.

Quand les douleurs la prirent, elle savait que sa fin était proche. La justice de l’époque ne s’embarrassait pas de considérations humanitaires. La justice divine non plus, car l’enfant était mort- né. Voilà qui résolvait également le sort de ce pauvre petit ange. Sans lui laisser le temps de revenir de ses couches, le bourreau vint s’emparer de la Rouline pour faire un office qui n’avait que trop tardé.

On conduisit la malheureuse sous un énorme chêne. Celui-ci faisait l’admiration de tous, tant il était beau, haut, puissant. C’est sous cet arbre qu’une corde fut accrochée pour que la justice puisse passer. Devant une foule silencieuse, la Rouline rendit son dernier souffle. On se signa, certains crachèrent sur le sol et d’autres dirent d’étranges malédictions. La nuit qui approchait serait celle de la pleine Lune ; il y avait de quoi s’inquiéter dans ce coin du Berry où les superstitions font florès.

Est-ce le cri du loup cette nuit-là sur les hauteurs de Bué, la crainte du Sabbat ou bien le remords et la culpabilité qui poussèrent le responsable de ce drame à venir sous le chêne à la minuit ? Nul ne le saura jamais. Jean portait son fardeau, sa lourde conscience et le poids, à la fois du péché de chair, de sa lâcheté et de ses mensonges, car, abjection effroyable, c’est lui qui avait dérobé les chandeliers pour que la Rouline fût accusée. Il pensait ainsi se mettre à l’abri de tout aveu en ce qui concernait la rondeur du ventre de la servante de son père.

C’est un garçon totalement désemparé, détruit et plein de repentance qui s’agenouilla sous l’arbre pour demander pardon au maître des cieux. Une chouette s’envola du chêne ; il en fut effrayé. Mais pire encore, il sentit une présence derrière son dos : une main se posa sur son épaule, une main vieille, ridée, puissante aux ongles terrifiants.

Jean était incapable de se retourner. Il venait de faire sous lui ; il était totalement décomposé. La mystérieuse présence s’exprima une autre fois. De son autre main, elle tendit, devant les yeux du larron, une corde en chanvre. Un nœud coulant y avait été préparé. Jean n’eut pas besoin d’autres explications, il se leva et réalisa ce qu’on lui enjoignait de faire. Il rejoignit La Rouline, à l’heure où habituellement, il jouissait d’elle...

Quand ses pieds cessèrent de s’agiter, le bruit d’une cordelette qui fend l’air se fit entendre. Puis un sifflement le remplaça, bref et soudain. Un choc s’en suivit et la tête du pendu reçut une pierre. Au loin, une ombre s’enfuyait ; elle avait à la main une fronde. Elle disparut dans la nuit, s’envola ou bien se dissipa dans un rire sardonique.

Au loin, les douze coups de la minuit sonnèrent. Les sorciers et les birettes se regroupèrent alors et firent une folle farandole autour du chêne et de ce corps qui se balançait sous leurs yeux. De cette nuit-là, l’arbre cessa de croître. Il s’étiola au fil des années, se transformant progressivement un vieux tronc stérile et creux. Le souvenir de cette nuit de sinistre mémoire disparut dans la région et seul, l’étrange nom de Châgne à la Rouline persista jusqu’à nous.

Certains prétendront que ce récit est né d’un abus de vin blanc. Laissons parler les mauvaises langues ; c’est la jalousie ou l’ignorance qui les fait agir ainsi. Reconnaissons cependant que, si ce blanc d’ici est d'une telle délicatesse, il la doit à son terroir rempli de silex, ceux-là même qui étaient projetés dans les frondes de Sancerre.

Frondement vôtre.

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