mardi 16 janvier 2018

L’esquif du renouveau



Le grand pardon.



Il fut une époque où soudainement les hommes de ce pays ont tourné le dos à la Loire. Le train avait engagé le processus, la grande Marine de Loire avait sombré dans les facilités et la régularité qu’apportait le chemin de fer. Puis la rivière ne devint qu’un lieu de plaisance et de loisirs jusqu’à ce que quelques drames ne viennent endeuiller les ligériens et entacher la réputation de Dame Liger. Les adultes et puis bien vite les enfants tournèrent le dos à celle qu’ils prétendirent « Capricieuse et Dangereuse » !

Quelques énergumènes luttèrent contre ce mal-amour, cherchant à raconter ou bien seulement à continuer à vivre sur les flots. Ils étaient bien peu en ce temps-là où la Loire n’était devenue qu’une vulgaire carrière à ciel ouvert dont on extrayait le sable de manière insensée souvent, déraisonnable pour le moins. Plus on la vidait de sa silice, plus la rivière se transformait, changeait de nature et de débit.

Monsieur Boucard était un des derniers gardiens de la tradition. Avait-il eu un prénom, je n’en sais rien, il était Boucard pour tout le monde. Ainsi va la destinée de certaines personnes qui imposent étrangement le respect et la distance. Boucard donc pêchait et arpentait la rivière en narrant sa glorieuse histoire quand d’autres, tous les autres lui tournaient le dos et en disaient grand mal.

Boucard avait un mal qui le rongeait, un mal sournois qui vous amenuise progressivement, qui vous pousse inexorablement vers la sortie. Il le savait sans se soucier de trouver dans la médecine une réponse ou bien un remède. Son Paradis, il en était convaincu, viendrait de la Loire et de son projet fou. Il allait se construire une petite embarcation en bois, légère, manœuvrante, différente de toutes celles qui existaient encore et qui gisaient, abandonnées sur les rives.

Il avait conçu le dessein de rendre hommage à dame Liger, de retrouver l’exaltation des grands périples d’autrefois. Il désirait que son petit rafiot soit assez léger pour remonter le plus haut possible sur la rivière soit à la rame soit avec le vent grâce à une voile soigneusement taillée dans une toile de chanvre. Il l’avait pensé avec amour, construit jusqu’au bout de ses forces. Il savait qu’il n’irait pas dessus mais, comme un enfant,il y avait mis tous ses rêves et ses espoirs.

L’embarcation achevée, Boucard la baptisa de manière assez incompréhensible « Le Renouveau », avant que de tirer fièrement sa révérence au Monde. Son bateau restait là dans un garage à quelques encablures de la grève. Il n’avait laissé aucune indication, ne disposait ni d’héritier ni de confident. Personne pour reprendre ce flambeau et mener au terme un projet qui restait secret à jamais. C’est du moins ce qu’on pouvait penser alors.

Quelques adolescents en mal d’aventure qui avaient bénéficié des conseils en matière de pêche du vieil homme voulurent utiliser son frêle esquif, abandonné là au hasard et pourtant si beau. Ils le mirent à l’eau et tentèrent, par une pente naturelle à cet âge, de suivre le chemin le plus aisé, celui du courant. Ils ne tardèrent pas à comprendre que le diable de petit bateau n’en faisait qu’à sa proue, remuant en tous sens jusqu’à les faire passer par-dessus bord.

Toutes les tentatives conduisirent au même résultat. Les gamins firent même appel à un de leurs camarades, champion de kayak qui comme les autres, tâta du bouillon. La barque du père Boucard était certainement hantée ou bien simplement ingouvernable. Beaucoup penchaient pour la seconde hypothèse d’autant que le vieil original n’avait jusqu’à ce que lui prenne cette fantaisie, jamais construit de bateau.

Un, plus attiré sans doute par l’ésotérisme que ses compères, pencha pour la première hypothèse. Il voulait en avoir le cœur net et se décida à amarrer solidement l’esquif sur le quai des mariniers et à y passer la nuit. Il choisit naturellement une nuit de pleine Lune en se jurant de comprendre ainsi cet étrange mystère. Il n’était pas très rassuré mais avait une telle conviction chevillée au cœur, qu’il était disposé à toutes les frayeurs pour découvrir la vérité.

Il ne fut pas déçu. Il passa la nuit la plus incroyable de son existence, un moment unique qui vous conduit dans le monde des esprits, des songes et des êtres de la nuit. Il fut d’abord bercé par d’étranges visions, il perdit pied avec le réel, somnola dans un halo de visions mirifiques. Il crut voir sur la berge un grand Sabbat réunissant elfes, lutins, korrigans et sorcières quand il se réveilla tout à fait avec le père Boucard assis à ses côtés. Tous deux alors se mirent à converser tranquillement comme si le bonhomme n’avait jamais été mis en terre quelques mois plus tôt. Le gamin l’aimait bien, il avait été son voisin et ne s’étonna nullement d’un tel prodige.

Le père Boucard lui expliqua alors que jamais son bateau n’irait vers l’aval. C’était un choix bien trop facile qui ne correspondait pas au message qu’il avait voulu léguer aux nouvelles générations. Avant de mourir il avait fait vœu que son beau petit esquif remonte la Loire jusqu’à Brives-Charensac en dépit des difficultés, des rochers, du courant et des obstacles dressés par les hommes. C’était là la première étape d’une longue rédemption pour la rivière. Ce lieu de destination n’était pas anodin car un peu plus haut, sur la colline qui domine le village se dresse la vierge du Puy-en-Velay. La seconde phase pourrait alors débuter.

Le père Boucard racontait, son visage portait une surprenante clarté, un sourire irradiant. Le gamin écoutait, fasciné par la foi indestructible de ce vieillard qui pensait que tout allait se dérouler comme il l’avait imaginé. Le revenant tendit alors un bâton ferré, une sorte de bourde, plus courte, ressemblant davantage à un bâton de marche avec à son sommet une coquille Saint Jacques gravée dans le pommeau. Avec une force de conviction qui ne suppose aucune réserve, le fantôme toucha l’épaule du jeune et lui dit : « Arrivé à Brives, tu monteras jusqu’au calvaire et tu trouveras un pèlerin se rendant à Compostelle qui acceptera de prendre ton bâton. Car c’est toi que j’ai choisi pour mener mon Renouveau jusque là.

Pour toi, le chemin sera achevé du moins le croiras-tu. Tu pourras revenir sur la rivière, cette fois la barque t'obéira aussi vers l’aval. Elle t’appartiendra pour toujours. Tu pourras à ton tour sillonner la Loire en tout sens. Mais l’aventure ne s’achèvera pas pour autant, elle se prolongera avec le bâton magique. Pour que reviennent les bateaux de bois sur notre Loire, il faudra que ton pèlerin fasse pèlerinage jusqu’à Saint Jacques de Compostelle et qu’à son tour il trouve un marcheur qui revienne jusqu’au Puy. Il lui confiera la bourde sacrée pour que se prolonge la grande pénitence ligérienne.

Puis quand tout ceci sera accompli, le bâton sera abandonné là au bord des vestiges du vieux pont de pierre romain De Brive Charensac jusqu’à ce que des jours meilleurs adviennent pour notre belle dame Liger. Il faudra sans doute patienter de longues années, puis un jour, un homme plus âgé que tu ne l’es maintenant, un autre toi-même décide de rendre hommage à la Loire en descendant le cours à pied comme un humble pénitent. Il trouvera le bâton et s’en emparera pour faire ce long chemin jusqu’à Saint Nazaire.

L’homme ne dira rien. Partout il sera reçu avec dévotion et respect. On lui offrira le gîte et le couvert et il poursuivra sa route sans que rien ne change en apparence. Pourtant, là où il passera, des hommes se dresseront pour reprendre à leur tour le flambeau des anciens. Ils seront quelques fous au départ, ils se lanceront dans la construction de grands bateaux de bois. Quelques fées sortiront de l’eau et de vieilles légendes oubliées aujourd’hui referont surface.

Les habitants de ce pays cesseront alors de bouder la rivière, de lui attribuer tous les péchés du monde. Elle reviendra à la mode, on lui fera fête un peu partout tout du long de son cours. De grandes manifestations renaîtront, la Loire sera honorée par des institutions mondiales. Elle redeviendra cet écrin merveilleux qu’à notre époque, ils ont tous oublié d’admirer. C’est à toi qu’appartient la première étape de cette lente et difficile renaissance. Va mon petit et que le ciel soit avec toi. »

Le vieil homme disparut comme il était venu, par enchantement ou peut-être diablerie. Chacun a son idée sur la chose. Qu’importe que ce soit Lug ou bien démon qui fut à l’origine de ce miracle mais tout se réalisa comme l’avait envisagé le père Boucard. Il fallut du temps et des efforts, surtout pour celui qui remonta son cours en naviguant parfois, en poussant souvent, en traînant à d’autres moments ce petit esquif, ce frêle Renouveau d’alors qui allait enfanter bien des années plus tard, toutes les embarcations qui naviguent fièrement sous vos yeux au Festival de Loire.

N’ébruitez pas cette histoire. Elle n’appartient qu’à ceux qui ont encore une âme d’enfant. Les autres se contenteront de croire que ce sont les hommes qui ont tout conçu. Il faut les laisser s'en convaincre quand ils participeront aux inaugurations et aux grands discours pompeux du Festival. Laissez les raconter leur propre version du renouveau de la marine ligérienne. De toute manière, ce sont là gens bien trop sérieux pour accorder foi à mes sornettes et perdre leur temps à venir les écouter.

Quand le grand feu d’artifice illuminera le décor, que des milliers et des milliers de têtes se tourneront vers les gerbes de couleur en s’extasiant, je serai bien à l’écart, loin du bruit et du tumulte pour voir mon vieil ami le père Boucard descendre à la nuit la rivière en me faisant un grand clin d’œil. Lui seul avait tout imaginé et il me parut tout naturel de lui rendre son renouveau bien qu’il ne soit plus à présent qu’un mystérieux spectre errant sans cesse sur l’eau. Je tenais ici à lui rendre cet hommage qu’il mérite grandement.

Ligériennement sien.

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