mercredi 31 mai 2017

Sous le sabot d'un cheval …



Conte à rebours


Il était une fois une vieille femme, ni reine, ni belle, ni riche, ni douée de pouvoirs magiques. Elle allait de par les rives confectionner des brassées de luzerne pour les lapins, des fagots pour le feu, des bouquets de fleurs sauvages pour les donner à qui les lui demandait. Elle était courbée par l'effort, tremblante et fragile. Elle n'avait ni amis ni famille et la vie, pour elle, s'achevait dans la peine et la misère.

Il était aussi un vieil homme, ni prince, ni fort, ni particulièrement adroit, ni capable de prodiges. Il vivait d'expédients, brigandait un peu les gens de bien, blasphémait plus souvent qu'à son tour et avait la fâcheuse manie de mentir plus encore qu'un arracheur de dents. Il buvait au-delà du raisonnable, sentait mauvais des pieds et du reste. Sa vie se terminait dans la débauche, la malhonnêteté et la crasse.

Nous sommes bien marris de disposer ainsi de deux personnages qui sont habituellement les faire-valoir des contes ordinaires. La vieille pourrait initier le héros, lui ouvrir la porte des secrets qui lui feraient vaincre les plus redoutables guerriers ou déjouer les plus effroyables maléfices. Le vieux serait le pendant du diable : le personnage rebutant qu'il convient de repousser, d'éliminer sans ménagement pour mettre en valeur le courage de ce héros.

Mais, les dés sont jetés et c'est avec eux qu'il me faut conduire le récit, vous amener à croire une fable à dormir debout. Le métier n'est pas simple dans pareil cas, d'autant que le lecteur a tendance à s'identifier aux personnages jeunes et sympathiques. Je ne vous reprocherai rien ; tous les conteurs ont usé de ce subterfuge pour attirer votre attention, vous émouvoir et vous complaire.
La vieille, qu'on appellera Madeleine, avait au moins pour elle sa gentillesse. Quant au vieux, Gaston, il avait le profil du gibier de potence et ne pouvait aspirer à rien d'autre. C'est ce que les uns appellent la destinée, d'autres la loterie de la vie. Pour tous, en tout cas, les héros sont jeunes, bien portants et bien faits de leur personne. Les scénaristes le savent mieux que quiconque.

Pourtant c'est le vieux qui, un jour, trouva sous le sabot d'un cheval, un fer en or, incrusté de diamants. Quand la fortune vous sourit soudainement alors que depuis si longtemps, elle vous avait tourné le dos, il arrive parfois qu'elle trouble la tête et déstabilise le plus solide des coquins. Le vieux ne sut que faire de ce présent de la bonne fortune. Il en était gêné et même, il faut l'avouer, quelque peu chagriné que ce lui arrivât au crépuscule de sa vie.

Lui qui avait passé une bonne partie de son existence à couper les jarrets et vider des bourses jamais très opulentes, se retrouvait soudainement avec un trésor pour lequel il n'avait commis aucun forfait, pas la plus petite mauvaise action. Il y avait de quoi y perdre sa réputation et mourir (ce qui ne saurait tarder pour lui) en odeur d'honorabilité et cela, il s'y refusait catégoriquement.

Il n'était plus temps pour lui de jouir de cette offrande divine. Les carottes étaient cuites : il n'était que temps de mourir dignement. Il se souvint alors qu'autrefois, il avait été marié avec une brave femme, qu'il l'avait fait tourner chèvre et rendue si malheureuse, qu'elle avait fini par le mettre à la porte. Les coups, les rebuffades, les humiliations avaient eu raison d'une patience au-delà du possible. Gaston, alors dans la force de l'âge, avait compris son exaspération mais abandonné sa femme sans lui laisser de quoi vivre.

Sa vieille, sa brave Madeleine, le Gaston, il allait lui faire enfin un cadeau, lui donner ce fer à cheval incrusté de diamants parce qu'elle le valait bien. Appelons ça les remords, le repentir ou bien le réveil un peu tardif de la conscience … qu'importe, sa décision était prise. Le vieux se mit en route pour retrouver sa femme ; elle devait être toute fripée, allait-il la reconnaître ?

Madeleine n'avait pas bougé, elle était restée dans ce qui leur servait de demeure : une humble masure, pauvre maisonnette ouverte à tous les vents, qui tenait encore debout par miracle. Madeleine avait supporté ces années de solitude sans jamais se plaindre, sans tendre la main devant les beaux messieurs et les belles dames. Elle avait voulu par son comportement obtenir le pardon pour son fripon de Gaston qu'elle ne parvenait pas à haïr comme il le méritait.


Quand elle le vit arriver au loin, vieilli tout comme elle, misérable plus encore par son apparence que par son âme qui pourtant ne valait guère, Madeleine eut pitié. Elle ignorait sans doute que son état à elle, était plus misérable encore, que sa santé pâtissait encore des coups, assénés autrefois par le méchant qui vivait à ses côtés. Madeleine devait avoir encore un peu d'affection pour celui qu'elle avait choisi en dépit des avertissements de tous les siens.

Gaston approcha et, sans un mot, tendit le fer à cheval incrusté de diamants à la vieille femme. Il s'en alla aussitôt sans se retourner, en ayant l'air de vouloir fuir au plus vite ce lieu chargé de tant de souvenirs. Madeleine ne s'y trompait pas ; elle voyait ses épaules se soulever, ses mains se porter à son visage. Le Gaston, cet homme dur et souvent méchant, pleurait. C'était là la seule marque d'affection qu'il lui eût jamais montrée. Il était bien tard ! Il se cachait d'elle pour l'exprimer.

L'homme marcha longtemps ainsi, le corps agité de cette convulsion étrange que provoque le chagrin, le plus grand et le plus profond des chagrins. Madeleine le suivait des yeux ; elle n'en revenait pas qu'il puisse ainsi marquer sa compassion, exprimer son repentir sur la fin de sa vie. Elle ne croyait pas si bien dire : tout au bout du chemin, le Gaston s'effondra pour ne plus jamais se relever.

Le bandit, le pitoyable chenapan était mort après sa seule bonne action. Il n'eut pourtant pas d'enterrement à l'église : le curé avait refusé la sépulture chrétienne à ce mécréant notoire, ce triste sire, ce maudit gredin qui n'avait pas hésité à vider les troncs de la maison de Dieu. Madeleine ne s'en offusqua guère, elle savait que son homme n'avait eu que la monnaie de toutes les pièces volées au cours de son existence lamentable.

Le fer à cheval incrusté de diamants lui brûlait les doigts. C'était le cadeau du diable, la tentation du malin. Il était trop tard pour elle aussi ! Profiter d'une richesse tardive, d'un mieux-être qui la tuerait à coup sûr, à quoi bon ? Elle se mit en chemin pour aller trouver dans la grande ville voisine un jeune couple qui ressemblerait au sien à l'époque.

Elle observa longuement les comportements des uns et des autres, de ceux qui vivaient à la lisière de la ville bourgeoise. Elle remarqua un homme qui ressemblait à son Gaston quand il était jeune. Il buvait tout comme lui, avait la main leste et le verbe haut. Sa femme était encore belle : elle n'avait pas subi les outrages de cette vie de chien qu'ils menaient tous deux.

Madeleine s'approcha et sans rien dire, elle aussi, fit offrande de ce trésor mystérieux. Elle partit courbée mais heureuse. Si ses épaules se secouaient elles aussi, c'était du rire qui l'étreignait. Elle venait de sortir ce couple des griffes du destin tragique que la misère impose : elle lui offrait une vie plus belle qui éviterait les travers qu'elle avait connus avec son Gaston. Laissons-la à ses illusions : l'argent ne fait ni le bonheur ni les honnêtes gens.

Quand elle arriva dans sa masure, elle se coucha. Elle était lasse, fatiguée comme jamais elle n'avait senti le poids des années sur ses épaules et son cœur. Elle pensa que le Très-Haut avait décidé de la rappeler à lui, que son heure était venue, peu de temps après son Gaston de malheur. Elle ferma les yeux ; elle s'abandonnait à cette fin qui était toute proche, elle en était certaine …

Quand elle se réveilla, elle sentit une présence à ses côtés. Elle s'étonna, tâta ce corps robuste et ferme qui reposait là. Elle ouvrit les yeux. Son Gaston d'autrefois, celui d'il y a si longtemps, le gars qui lui avait tant plu était juste à côté d'elle, jeune et beau, radieux et gentil. Il lui dit des mots d'amour dans l'oreille, lui promit de l'aimer toute sa vie. Madeleine se leva et vit son reflet dans le petit miroir de la chambre.

Elle aussi avait retrouvé son apparence d'alors. Elle était plus belle même ; c'est du moins ce qu'il lui sembla dans ce vieux miroir dépoli. Sur la table de la cuisine, trois fers à chevaux incrustés de diamants étaient posés là et, s'enfuyant par la cheminée, un drôle de personnage, un Bonimenteur qui lui fit un clin d'œil avant de disparaître. Il sera une fois, un couple de braves gens qui allaient vivre heureux une autre vie. Il l'avaient bien méritée; la première avait été épouvantable.

Réincarnement leur.

mardi 30 mai 2017

Marinier des lumières de Loire.


Il en connaît un rayon.



Il était une fois, il y a bien longtemps de cela, un étrange jeune homme qui allait sur la Loire. Il avait pour métier de faire traverser les gens d'une rive à l'autre en un lieu où le pont venait à manquer. C'était un passeur comme on disait alors, joli mot pour une activité qui parfois s'avérait périlleuse. La ligne droite n'est pas, sur notre rivière, la plus sûre manière de parvenir à ses fins. Mais là n'était pas le problème de ce garçon et plus encore de ses clients.

Grian, puisque tel était son surnom, avait une bien curieuse manière de pratiquer son métier. Il avait pour principe de ne jamais aller sur notre Loire quand le soleil n'était pas du voyage. C'était même une condition incontournable, il n'acceptait de naviguer qu'en présence de l'astre solaire. Si vous aviez fait la traversée alors qu'il brillait et que, quelques heures plus tard, les nuages obscurcissaient le ciel, Grian ne voulait rien savoir et vous laissait en plan sur la mauvaise rive.

Les gens s'étaient faits une raison. Les habitants des deux rives voisines en avaient pris leur partie. Chacun avait maison de l'autre côté où attendre le retour du soleil. Cette particularité avait, il faut l'avouer, favorisé bien des rencontres et même quelques liaisons secrètes. Le bruit circulait que beaucoup y trouvaient leur bonheur et profitaient parfois d'un bref rayon de soleil pour traverser sans autre motif que de découcher avec une bonne excuse …

Les gens sont médisants et les conteurs aiment à forcer le trait. Toujours est-il que cette rumeur parvint jusqu'aux oreilles d'un curé qui avait sur le sujet un point de vue bien différent de celui de ses ouailles. Il voulut faire entendre raison à ce Grian en question, d'autant qu'il ne connaissait pas ce curieux paroissien et pour cause, le marinier solaire ne fréquentait pas plus les lieux de culte que les flots sans l'astre céleste.

L'homme de Dieu profita d'un jour de beau temps pour franchir le pas et notre Loire. Il avait prévenu ses fidèles qu'il entendait bien se retrouver en tête à tête avec ce mécréant et nul n'avait songé à contrarier cette exigence ecclésiastique. Ce que prêtre veut, il avait l'habitude de l'obtenir tant en cette époque lointaine les foudres de l'église et les feux de l'enfer étaient des arguments de poids. Seul Grian se moquait de tout ça …

Quand le curé et le marinier se trouvèrent seuls sur le milieu de la rivière, l'homme d'église se leva au risque de faire basculer la frêle embarcation. Il toisa du regard cette brebis égarée et lui tint à peu près ce langage : «  Mon fils, j'ai entendu de curieux propos sur ton compte et je n'ai jamais eu le plaisir de te recevoir dans mon église. Tu dois avoir la conscience bien plus noire que ce ciel éclatant. Il serait grand temps que tu viennes purifier ton âme sitôt rendu sur l'autre rive ! »

Que dire à de tels propos ? Grian qui était aussi doux que malin, n'avait nulle intention de se mettre à dos le saint homme. Il savait son influence sur les gens du pays, le curé était capable de convaincre ses ouailles de ne plus user de ses services. Il accepta la demande sacrée, se disant que son métier et la Loire valaient bien une confesse. Il amarra solidement son bateau et suivit tel un agneau qu'on allait égorger, le bon pasteur décidé.

Grian se prit même bien vite au jeu des simagrées et des menteries. Le confesseur posait des questions auxquelles il répondait sans malice. Il s'étonnait même que le pauvre homme d'église s'emporta si souvent, il lui semblait pourtant ne rien dire de mal. Il avouait sa foi pour le Soleil et son amour exclusif pour la Loire. Quand l'autre lui parlait de péchés, il se demandait s'il ne se trompait pas de métier, lui était passeur et rien de plus.

Pourtant plus la séance durait et plus l'homme en noir se signait et hurlait. Grian vraiment ne comprenait rien à ce verbiage étrange que lui tenait un curé écumant et enragé. Le confesseur faillit même s'étouffer quand le passeur lui avoua que chaque matin, il se prosternait devant le soleil à son lever et qu'il faisait de même le soir en son couchant.

Ainsi donc, telle était la seule foi de ce brave garçon ! Le prêtre voulait sauver une âme que les feux du soleil brûlaient chaque jour et que l'enfer guettait aussi certainement que Dieu existe. Il consentit une absolution du bout des lèvres et exigea que ce pauvre homme lui récita aussitôt dix « Pater » et autant de « Je vous salue Marie » en signe de repentance et de grande contrition ! Que n'avait-il pas demandé là !

Grian sortit alors de cette étrange petite cabane, tout juste bonne à servir de tinette. Il demanda au curé ce qu'il entendait par prière et qui pouvait être ce Pater et cette Marie qu'il évoquait sans cesse. C'est alors que le pauvre curé vit que ce monstre n'avait pas retiré son chapeau de marinier et ignorait tout de la liturgie de notre sainte mère l'église.

« Mon Dieu, qu'ai-je mérité pour subir pareille épreuve ! » marmonnait le prêtre. S'emportant et perdant tout contrôle, il hurla alors : « Ôte-moi immédiatement ce chapeau en la maison du Christ ! » Grian qui sentait le vieil homme au bord de l'apoplexie lui répondit alors le plus calmement du monde : «  Restez calme, brave homme. Je n'ôte mon chapeau que lorsque je m'incline devant le soleil et il peine bien à rentrer dans cette grande demeure fort mal éclairée ! »

Le curé faillit en tomber roide. Il se reprit et en une dernière bravade, il le mit au défi d'accrocher ce couve-chef ridicule à un des rares rayons de soleil qui pénétrait en ce lieu sanctifié. Grian ne se fit pas prier, il dit quelques mots magiques, fit de la main, deux ou trois moulinets mystérieux et accrocha son chapeau marinier à un rayon de soleil.

Lorsque le prêtre vit ce grand prodige, il se prosterna ventre contre terre, déchira sa soutane et sortit de l'église en maudissant tous les saints de son panthéon. Grian reprit tranquillement son chapeau et s'en retourna à sa barque et à son soleil …

Depuis ce jour, le village n'a plus de curé mais a toujours son passeur de Loire aux pratiques solaires. Les habitants se sont fait une raison. C'est ainsi qu'il ne faut jamais se mêler des croyances des autres, la tolérance permet de vivre en bonne intelligence. Il en coûte parfois à celui ou bien à celle qui veut imposer sa foi aux autres. C'est la morale de cette fable que vous n'avez nul besoin de croire. Mais suivez son précepte et vous n'en serez que plus heureux !

Irrationnellement vôtre.

lundi 29 mai 2017

Le coche d'eau prend la mouche !



Un colis peu recommandable.


En cette année 1725, qui voulait voyager l'esprit tranquille dans un confort acceptable prenait les voies navigables. Il y avait sur notre Loire grand trafic de coches d'eau qui proposaient leurs services pour des passagers fortunés, quand des embarcations au confort plus sommaire satisfaisaient aux besoins du commun. Des toues cabanées faisaient souvent le voyage au gré des fluctuations de notre rivière.

Un noble seigneur de Roanne : Le Duc Louis d'Aubusson de La Feuillade avait le projet de se rendre à Versailles présenter ses hommages à notre bon roi. L'homme détestait les poussières de la route. Il décréta de suivre le cours de la rivière jusqu'à Combleux pour terminer son voyage par le canal d'Orléans. Il avait quelques visites de courtoisie à faire en chemin. ce qui l'avait décidé à emprunter ce chemin des écoliers et des mariniers moins pressés.

Il contacta un facteur naval, Jean de Roanne, homme à la solide réputation sur lequel, il avait ouï dire que l'on pouvait se fier. Ses coches étaient, quant à eux, d'un confort remarquable et permettaient à un voyageur unique de bénéficier de tous les agréments qu'on pouvait espérer à l'époque. Le seigneur cependant était fort pingre ; il mena négociation serrée pour obtenir un prix acceptable. Il poussa même le vice à réclamer au roi, une lettre de cachet pour échapper aux nombreux péages qui se dressaient sur ce parcours.

Le bon marinier aurait dû être alertés par toutes ces simagrées, indignes d'un seigneur à la bourse si pleine. Mais, ayant conclu le marché en crachant par terre, il n'était plus temps de se dédire. Les gens de Loire en ce temps-là n'avaient qu'une parole et se faisaient un honneur de toujours la tenir. C'est donc, flanqué de cet unique voyageur, (une des nombreuses conditions de ce drôle de seigneur) qu'il embarqua un beau jour d'avril.

Jean et ses deux hommes d'équipage ignoraient alors qu'ils partaient pour la descente la plus désagréable qu'il leur fut donnée de vivre. Bien vite, le Duc se montra chafouin et délicat , exigeant de ne pas être secoué, réclamant sans cesse que l'on lui serve à boire, qu'on déplace un coussin ou bien qu'on fasse halte pour des besoins que d'habitude les gens ordinaires faisaient en route, dans la rivière, sans plus de manière.

La première journée s'achevait et jamais Jean n'avait eu à subir autant de caprices d'un passager qui croyait que son titre et son argent lui permettaient toutes les fantaisies. La nuit se passa tant bien que mal ; le Duc refusant de partager avec quiconque la vaste cabane qu'il s'était octroyée pour son seul usage. Au petit matin, il exigea encore qu'on le conduisît dans une auberge pour faire ses ablutions et prendre un déjeuner qui n'avait rien de petit. L'équipage dut même trouver chaise à porteurs afin que ce noble personnage n'usât pas ses souliers vernis.

Le pire était à venir. Ils n'avaient pas si tôt appareillé qu'un orage d'une violence inouïe vint sévir au-dessus de leurs têtes. Le visiteur du roi leur refusa l'abri et réclama, par-dessus le marché, que l'embarcation ne se mît pas à couvert. Il voulait, prétendait-il, jouir de ce spectacle tonitruant, au milieu de la rivière. C'est trempé comme une soupe et furieux contre ce maudit passager que l'équipage accosta en fin de soirée à Nevers.

Le bonhomme avait invitation à souper et à dormir chez un autre de son état. Jean et ses compagnons en profitèrent pour passer la nuit au chaud mais se gardèrent bien d'user de la cabane du ci-devant. Ils demandèrent asile à des collègues qui écoutèrent, effarés, le récit de ces deux premiers jours de descente. Nul, n'avait, jusqu'alors, transporté plus détestable personnage !

Le lendemain, c'est fort tard dans la matinée que ce curieux voyageur se fit conduire au pied de son coche d'eau. On l'attendait de pied ferme depuis quelques heures mais quelle ne fut pas la surprise de Jean de l'entendre immédiatement réclamer qu'on fût à Sancerre pour le dîner du soir. Il n'était pas question de lui expliquer qu'il les avait mis en retard, le Duc n'était pas homme à s'encombrer d'explications. Il commandait et chacun devait se plier à son bon vouloir …

Jean et ses hommes usèrent de trésors d'ingéniosité pour remplir leur mission. Jamais ils n'avaient utilisé la bourde avec tant de vigueur en allant ainsi au fil du courant. Fort heureusement pour eux, nulle entrave et nul incident ne vinrent se mettre sur le chemin et,comme il l'avait exigé, le Duc put boire tout son saoul de ce bon vin de Sancerre dans une Taverne de Saint Satur.

Qu'on soit noble ou bien roturier, l'abus de boisson, fût-ce un bon vin de chez nous, provoque bien des débordements et de grandes nausées. Il fallut veiller le Duc toute la nuit afin qu'il ne passe pas cul par-dessus tête et finisse par se dégriser dans notre Loire. Après la journée qu'ils avaient passée, nos mariniers auraient voulu dormir un peu et voilà que leur étrange passager ne leur en laissait pas la possibilité.

Au petit matin, ils étaient exténués, quand le bonhomme, ne se rappelant plus rien était à tambouriner qu'on levât l'ancre au plus vite. Jean serrait des poings, ses hommes crachaient furieusement en jetant à ce malotrus en bas de soie des regards tors . C'est sans lui dire un mot qu'il le menèrent à Gien, où, une fois encore, des gens d'importance, attendaient sa venue.

Ils profitèrent de cette nuit de repos pour souffler un peu. Jamais de mémoire de marins on n'avait vu Jean de Roanne et son équipage ne pas venir lever la chopine avec les collègues. Pourtant ce soir-là, tous trois restèrent sur le pont et dormirent du sommeil de ceux qui n'en pouvaient plus. Ce dont furent peuplés leurs rêves fut si terrible que je m'interdis ici de vous décrire par le menu les tortures qu'ils firent subir en songe à leur monstre en culottes et dentelles.

Au soleil levant quand il revint, accompagné des laquais giennois, ils comprirent aux œillades des valets que leur fardeau s'était montré aussi détestable avec ces gens que sur le bateau. Décidément, il n'y avait rien à espérer d'un tel personnage qui méritait cent fois de finir en enfer. Alors, quand ils arrivèrent à Saint-Père-sur-Loire, Jean fit une halte contre l'avis du seigneur. Il mit bien vite pied à terre pour aller demander une petite faveur à Saint Nicolas, patron des mariniers. La requête était fort peu chrétienne, c'est pourquoi, nous la garderons secrète.

Le voyage se poursuivit. Les caprices de l'odieux passager ne cessèrent jamais. Sa morgue n'avait d'égale que son incommensurable orgueil. Son égoïsme était au niveau de sa stupidité. Le calvaire de l'équipage n'avait que trop duré. Ils avaient tous grande hâte de confier ce fardeau à des gueules noires du canal. On se montre parfois mesquin, y compris chez les mariniers !

C'est au pont de Jargeau que Saint Nicolas leur vint en aide. Le seuil à franchir est, depuis toujours, réputé délicat. Le Duc en avait eu vent et, se croyant plus malin que ces pauvres gueux précautionneux, en dépit de leurs multiples recommandations ou bien était-ce d'en avoir trop entendu, avait souhaité sortir de son palais sur l'eau pour assister au spectacle debout sur la proue.

Jean de Roanne avait eu alors un sourire malicieux en lui disant qu'il était bien le seul maître à bord et que, puisque tel était son bon plaisir, il n'avait qu'à bien se tenir pour jouir du spectacle. Ce qui devait advenir advint. Le bateau fit une embardée et le seigneur se retrouva dans les flots tumultueux. Il eut beau se démener, appeler à l'aide et dire des mots grossiers, personne sur le bateau ne bougea le petit doigt.

L'homme disparut dans les profondeurs de la Loire. Jamais on ne retrouva son corps et nul ne songea jamais à inquiéter Jean et son équipage. Le Duc avait sur la rivière, une réputation établie et tous les gens de Loire trouvèrent plaisant que le Diable obtînt ainsi l'âme que la ville lui devait depuis qu'il avait livré ce magnifique pont de pierre.

La rivière finit toujours par engloutir celui qui ne la respecte pas, tout en méprisant les Ligériens qui la servent. Le Duc, pour noble qu'il était, paya de sa vie la règle intangible des seigneurs sur l'eau. Il serait souhaitable que d'autres qui se pensent aussi importants que ce méchant homme retiennent la leçon, ou bien ? une fois encore, la Loire saura les mettre à la raison !

Humblement sien !

dimanche 28 mai 2017

Le mauvais œil !


La force des présages …


Il fut un temps sur les bords de notre Loire où un étrange malaise régnait parmi nos mariniers. La terreur avait pris possession de tous ceux qui allaient sur l'eau. Il faut dire que depuis quelque temps, les naufrages, les disparitions, les décès mystérieux se succédaient sans que l'on puisse vraiment trouver une explication rationnelle à cette série troublante et trop rapprochée pour ne pas poser question ….

En ce temps-là, la navigation sur la rivière n'était pas de tout repos. La confrérie des gens de Loire payait un lourd tribut aux difficultés d'un métier dangereux, aux variations de la rivière, aux caprices du temps et aux chausse-trappes en tous genres que semaient les hommes et la nature ! Mais heureusement, les drames humains étaient fort rares, ils constituaient alors une exception.

Depuis quelque temps pourtant, la fréquence des catastrophes augmentait dans une inquiétante proportion. Curieusement, c'était souvent des petites embarcations, des hommes seuls qui disparaissaient dans les flots. On les retrouvait, flottant à la dérive tandis que la rumeur et l'inquiétude enflaient.

On aurait pu accuser le mauvais sort, la loi des séries ou bien une période particulièrement périlleuse. La Loire a toujours connu des moments délicats, les hommes de la rivière ont payé un lourd tribut à leur folle volonté de vouloir la dompter. C'est la durée de cette mauvaise passe qui entraîna les inévitables fantasmes, des interprétations fantaisistes et des propos invérifiables

Ce fut dans ce contexte favorable aux croyances mystérieuses qu'un pêcheur qui avait assisté à un nouvel incident apporta un témoignage troublant qui fit bien vite le tour de tous les pays de Loire. De Roanne à Saint Nazaire, bientôt on ne parlait plus que de l'étrange vision évoquée par cet homme, connu pourtant dans son village pour n'avoir pas toute sa raison.

Notre « berlaudiot  » avait raconté le naufrage à sa manière confuse et incertaine. Le malheur s'était déroulé à bonne distance de l'endroit où il tendait ses nasses. Son témoignage fut repris, déformé, embelli. Il passa de bouche à oreille plus vite que ne va le courant. Les journaux et les gazettes locales reprirent des propos qui au fil des transformations devinrent un discours bien plus élaboré que n'avait pu le faire ce pauvre homme. Je vous livre ici une version que j'ai découverte dans les archives du musée de la marine de Chouzé.

«  Le fûtreau du Gaston descendait la rivière. Le niveau était haut, le courant particulièrement fort en ce goulet réputé pour sa traîtrise. Des rochers affleurent souvent en cet endroit. Le malheureux était debout sur son embarcation, il maniait la bourde avec la dextérité qu'on lui connaît. Soudain, juste devant lui, un gros oiseau blanc, un que je n'avais jamais vu dans le coin, une sorte de cygne mais porteur d'une houppette comme des plumes d'indiens s'envola juste devant lui. Il fut sans doute surpris. Gaston perdit l'équilibre et partit à la renverse, la tête la première. Il tomba lourdement sur un rocher et disparut pour toujours ! ».

On ne sait pourquoi la légende d'un oiseau maléfique se propagea plus vite encore que ce récit. Rapidement on évoqua un cygne mystérieux, un oiseau merveilleux au plumage étrange qui s'envolait devant celui qui allait disparaître. Il avait hérité en pays Liger d'un surnom à cause de cette mystérieuse crête qui n'existe pas dans l'espèce.

On aurait pu s'amuser de cette rumeur stupide, issue d'un témoignage peu crédible et incertain. Les temps étaient aux croyances magiques, à la superstition et aux peurs irrépressibles. Dans l'esprit de nombre de mariniers, la malédiction du cygne à la huppe se propagea bien vite. Pour peu que l'homme ait bu quelques chopines, il perdait toute contenance quand il voyait un grand oiseau blanc sur la rivière.

C'est sans doute l'exagération et la perte de contrôle qui expliqua alors quelques incidents fatals. Des mariniers seuls, voyant un oiseau au loin, se mettaient soudain à perdre toute raison. Ils s'affolaient, agissaient comme des enfants, commettaient des imprudences qui souvent leur étaient fatales. La terreur est hélas mère de toutes les folies.

Il fallut qu'on trouve un jour sur la rivière le cadavre bien décomposé d'un cygne pour qu'une nouvelle rumeur se propage à son tour. On disait partout que le cygne indien n'était plus. Comme une traînée de poudre la bonne nouvelle tant attendue fit le tour du pays. Le climat était devenu si pesant que tous étaient disposés à croire à la fin de cette période noire. Évidemment, dans le même temps, les incidents cessèrent miraculeusement.

De cette histoire tirée par les cheveux, une expression marinière entra dans le lexique national. Il était question de vaincre le signe indien. C'est sans doute un conteur qui en répandit la nouvelle hors de nos rives ligériennes. C'est ainsi que le cygne perdit ses ailes et son orthographe.

De cette histoire à ne pas croire, il faut retenir qu'il est déraisonnable de donner créance aux rumeurs et aux croyances surnaturelles. Gardez-vous d'écouter les propos qui circulent avec le vent et n'écoutez pas plus le bonimenteur que les oiseaux de mauvais présage. Ne vous fiez, en toute circonstance qu'à votre raison ! C'est la seule morale de cette fable

Signalement vôtre.

samedi 27 mai 2017

La Vache enragée

 Savoir tourner la page.

Il était une fois un misérable chemineux, un être de si peu qu’il était contraint, pour survivre de tendre la main afin d’obtenir quelques piécettes. Son allure n’était guère avenante ni même encourageante. Les braves gens avaient tendance à détourner leur chemin et plus encore leur regard à son approche. Sa récolte était aussi maigre que pouvait l’être ce pauvre homme.

Archimède, puisque tel était le sobriquet que lui avaient donné des enfants moqueurs- jugeant que notre gueux était souvent plongé dans un liquide qui lui provoquait une poussée d’humeur- Archimède donc, buvait plus qu’il ne mangeait, transformant en mauvais vin les rares sous qu’on lui avait donnés. Cercle vicieux, s’il en est, son état d’ébriété permanente ne facilitait absolument pas son contact avec les honnêtes gens.

Dans ces rares moments de lucidité - cette formule d’ailleurs le faisait sortir de ses gongs- Archimède s’interrogeait sur la manière de se définir. Quoique traîne-latte, vagabond, clochard ou bien trimard, comme pouvaient le définir les sédentaires, les gens installés et qui se voulaient respectables, il se savait tout aussi honnête qu’eux et parfois même un peu plus. Jamais il n’avait volé ni commis le plus petit forfait. Il allait sa vie de travers sans sortir du cadre, c’était là un point d’honneur qui le sauvait du naufrage.

Archimède n’avait pas d’atout dans sa manche. Il n’avait pas d'instrument de musique qui lui aurait permis d’attirer à lui la sympathie et un peu de commisération grâce à quelques mélodies plaisantes. Il ne savait pas non plus dessiner ou bien faire jongleries ou acrobaties pour récolter son obole tel un chien savant. Quant à travailler, son état physique lui interdisait tous travaux de force harassants et salissants, les seuls que les croquants lui auraient volontiers confiés.

L’homme était donc là, assis ou plutôt affalé contre un mur sur le seuil d’une église quand on ne l’en chassait pas à coups de pieds au derrière. La charité chrétienne se pratique plus sûrement dans les troncs et lors de la quête que pour venir en aide à un soiffard notable, un être abandonné du propriétaire des lieux, un suppôt de la maison d’en face. 

Il était au bord de la rupture. Son corps ne répondait plus, il se sentait proche de la désespérance, examinant de plus en plus l’éventualité de mettre un terme à ce calvaire sans issue. Les nuits lui paraissaient de plus en plus froides, plus délicat était désormais de trouver un tas de foin dans une grange accueillante, les chiens veillaient et le foin se faisait de plus en plus rare dans des fermes toujours plus spécialisées. Il avait songé à se jeter à l’eau, seule manière pour lui d’abréger cette vie qui n’avait plus de sens.

La vie d’Archimède bascula alors qu’il se pensait au fond du puits, au bout du parcours. Un jour qu’il était à tendre la main, un enfant, un gamin qui était venu plusieurs fois le regarder en silence, à distance respectable, écoutant sans doute en cela les recommandations de parents soucieux de le protéger, lui glissa dans la main un livre de poésie. Archimède incrédule, se demanda d’abord s’il y avait moyen d’échanger ce curieux présent contre une bouteille d’un mauvais vin mais l’état de l’ouvrage lui fit vite comprendre qu’il n’en tirerait pas grand chose.

Archimède qui ce matin-là n’avait pas encore sombré dans un état comateux, pour tuer le temps ou par curiosité ouvrit le bouquin d’un certain Maurice Hallé, un gars de Biauce qui écrivait dans le patois du pays. Amusé, étonné de retrouver dans un livre ses racines, le clochard se mit à lire à haute voix un texte qui avait attiré son attention : 

 J’veux pas qu’tu t’marrisses
 
Quo don que c’est qu’ j’ai appris dans l’bourg ?
Qu’ tu veux faire comme ta cousin’ Rose ?
Ça t’démang don tant qu’ça l’amour ?
J’en ais assez que tout l’monde en cause
Voui ! … Si c’ était un biau parti
J’en foutrais, moué, qu’tu soeys’s promise
Avec ça ! … On est bien loti !
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises !

À ton âge, on sait pas qu’on fait
On s’amourâch’ de Paul ou d’ Pierre
Su l’moment, ça vous fait d’l’effet !
Un mois après, on n’y pens’ guère !
Quand l’divertissoèr’ est calmé
On vouet qu’on a fait des bêtises.
Il est be temps de l’rattraper !
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises !

Et pis, s’marier ? Avec un fou !
Il est quadiment fou c’t’i qu’ t’aime
L’pir «  de tout c’est qu’il a pas l’sous !
On n’a pas idé’ d’ ça tout d’même;
D’prendre un feignant, un propre à rien !
Pour entret’ni sa feignantise
I faudrait p’têt que j’vend’ mon bien ?
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises !

Ia pas un gâs pus mal foutu !
Il a les patt’s tout’s trotillées
Comme l’âne à Firmin, qu’iest fourbu.
Et pis, i’t foutrait des brûlées
(pac’ qu’il est méchant à c’qu’on dit)
Et c’est toé c’tte bell’ marchandise
Que j’foutrais à c’t’affauberdit ?
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises

Un gâs qu’ia été à Paris
Et qu’a évu des tas d’ferdaines :
Douet ien rester queuqu’s petits souv’nirs !
Met avis qu’c’est point d’la viand’ saine !
Mais ça s’rait un crim’ d’ t’donner,
Toué d’ la prâlin’, d’la fériandise,
Et pour te faire empoésonner !
J’veux pas et j’veux pas qu’tu t’marises
 
Quo qu’tu dis ? … qu’i vient d’hériter ?
D’hériter d’sa tante Honorine ?
C’est ça qu’j’entendais chuchoter ?
Alle est don quervée la coquine ?
Et l’gâs i s’rait riche à présent ? …
C’est drôl’ comme on fait des méprises …
C’est qu’ça d’mand’ du réfléchiss’ment …
C’est tell’ment grav’, pour qu’tu t’marises !

Cent arpents ? … Eun’ farme et des bois ?
Et d’l’attirail ? … Eun’ chouette affaire !
Mais c’est pas un si mauvais choix !
Et si c’gâs-là vit à n’en rien r’en faire
C’est qu’ça doit être un gâs malin.
Annui, i n’faut point trop d’franchise
Pour arriver au bout d’son ch’min.
J’dis pas que j’veux pas qu’tu t’marises !
 
Il a ben fait fait, va, d’s’amuser ;
Quand on est jeun’ faut j’ter sa gourme ;
Et si faut point en abuser
Faut pas rester son gard’-chiourme
Quiens ! … V’là ta mèr’, j’vons i d’mander
Tu comprends, i faut qu’on avise
Avant tout à fait d’t’accorder
P’têt’ben qu’faudrait ben qu’tu t’marises !

Un gâs bâti, intelligent
Un travailleux, jamais malade
Qu’ia des terr’s et pis qu’ia d’l’argent,
Un bon gâs, gai, doux, point maussade,
Cours vit’ le qu’ri, t’as ben raison
Et qu’ton amour, fumell’ t’attise
Pour l’ram’ner à la maison !
C’est tout d’suit’ qu’i faut qu’tu t’marises !


Aussitôt un attroupement se fit autour de lui, quelques pièces tombèrent dans son béret qu’il avait posé à ses côtés. C’était bien la première fois qu’il recevait de l’argent sans tendre la main. Il continua à dire ce poème qui le réjouissait, retrouvant dans cette histoire, le caractère de ceux qui ne partageaient pas son existence, lui fermaient la porte au nez ou bien tournaient les talons à son approche à moins que des plus furieux ne sortent le fusil.

Plus il lisait, plus il retrouvait l’accent des siens, les intonations qu’il n’avait jamais perdues. Son accoutrement, son aspect, sa face marquée par son intarissable appétence vineuse jouaient cette fois en sa faveur. Il avait pour la première fois de sa vie la tête de l’emploi et comme il avait aussi l’accent de sincérité, ce fut un triomphe.

Il fut applaudi, on le pria de se lever et d’aller dans l’auberge du coin pour réjouir les clients d’un autre texte. On l’invita à manger et on lui proposa même de se laver, ce qui, avouons-lui, n’était pas du luxe. Archimède de ce jour-là, cessa de dépérir. Il avait trouvé dans ce recueil de poèmes : Par la grand’route et les chemins creux, son passeport pour la respectabilité et la survie.
 
Il cessa de tendre la main pour se contenter de lire, ce qu’il fit du reste de mieux en mieux, finissant même par connaître par le cœur les textes les plus courus par le public. Il découvrit un autre compagnon de misère, un collègue au gars Maurice, un certain Gaston Couté qui donnait dans le même style. C’est en découvrant le texte les mangeux d’Terre qu’il comprit qu’il avait à faire à une frère.

Un bieau grand ch'min

Je r'pass’tous les ans quasiment
Dans les mêm's parages,
Et tous les ans j'trouv' du chang'ment
De d'ssus mon passage ;
A tous les coups c'est pas l'mêm' chien
Qui gueule à mes chausses ;
Et pis voyons, si je m'souviens,
Voyons dans c'coin d'Beauce.
 
Y avait dans l'temps un bieau grand ch'min
- Cheminot, cheminot, chemine ! -
A c't'heur' n'est pas pus grand qu'ma main...
Par où donc que j'chemin'rai d'main?
 
En Beauc’vous les connaissez pas ?
Pour que ren n'se parde,
Mang'rint on n'sait quoué ces gas-là,
l's mang'rint d'la marde !
Le ch'min c'était, à leu' jugé
D'la bonn' terr' pardue :
A chaqu’labour i's l'ont mangé
D'un sillon d'charrue...

Z'ont groussi leu's arpents goulus
D'un peu d'gléb' tout' neuve 
Mais l'pauv' chemin en est d'venu
Minc’comme eun' couleuve.
Et moué qu'avais qu'li sous les cieux
Pour poser guibolle !...
L'chemin à tout l'mond', nom de Guieu !
C'est mon bien qu'on m'vole !...

Z'ont semé du blé su l'terrain
Qu'i's r'tir'nt à ma route ;
Mais si j'leu's en d'mande un bout d'pain,
l's m'envoy'nt fair' foute !
Et c'est p't-êt' ben pour ça que j'voués,
A m'sur' que c'blé monte,
Les épis baisser l'nez d'vant moué
Comm' s'i's avaient honte !...

O mon bieau p'tit ch'min gris et blanc
Su' l'dos d'qui que j'passe !
J'veux pus qu'on t'serr' comm' ça les flancs,
Car moué, j'veux d'l'espace !
Ousqu'est mes allumett's?... A sont
Dans l'fond d'ma pann'tière...
Et j'f'rai ben r'culer vos mouéssons,
Ah ! les mangeux d'terre !...

Y avait dans l'temps un bieau grand ch'min,
- Cheminot, cheminot, chemine ! -
A c't'heur' n'est pas pus grand qu'ma main...
J'pourrais bien l'élargir, demain !

Archimède devint le clochard céleste, lecteur puis diseur, il avait trouvé sa voie sans quitter ses chemins et sa manière de vivre en marge. L’enfant qui lui avait fait présent d’un livre lui avait sauvé la vie à moins que ce ne soit la lecture qui lui eut redonné goût à celle-ci.

Patoisement vôtre.


Mieux vaut rester bredouille.



Une histoire en queue de poisson.


Il était une fois en bord de notre Loire, un pêcheur qui avait jusque-là belle et grande réputation. Il n'avait de cesse de remplir ses filets, de prendre les plus beaux des poissons du coin. Tout allait fort bien pour lui jusqu'à ce qu'il tombe amoureux d'une lavandière, la plus charmante qui soit.

Il commença par tendre ses filets à proximité du bateau lavoir. Tout le monde riait de cette étrange fantaisie qui ne trompait personne. On voyait le manège de l'un et de l'autre. On parlait derrière eux, on riait sous cape. L'une laissait des taches sur les draps quand l'autre remontait des filets vides de prise. On ne pêche pas en eau savonneuse, pensait les plus vieux, les plus sages qui depuis longtemps avaient oublié les troubles de la passion.

Il y avait tant de rires autour d'eux que bientôt notre pêcheur amoureux renonça à croiser dans les parages de sa belle. Il ne supportait plus les moqueries et ses pêches infructueuses. Il s'en retourna en ses coins habituels. Mais cette fois, par un curieux maléfice, il restait bredouille à chaque fois. « Heureux en amour, malheureux à la pêche », on peut s'amuser de telles fariboles, elles ne s'appuient néanmoins sur aucune logique.

Il fallait bien se résoudre pourtant à l'évidence. Notre pêcheur remontait désormais des filets vierges de toute prise. Il avait le mauvais œil. Il ne pouvait continuer ainsi, ses ressources venaient à s'épuiser et ses clients avaient déjà changé de fournisseur. La situation devenait préoccupante. Il consulta alors un sorcier, un mage qui faisait passer le feu, guérissait des verrues et reboutait les articulations déboîtées.

Après quelques incantations et bien des gestes étranges, le guérisseur des corps et des âmes lui donna à boire un étrange élixir. Il l'avertit qu'il allait subir des transformations qui n'auraient de cesse de le surprendre. Il ne devait pas s'en inquiéter tout en se gardant bien de batifoler quand surviendraient les manifestations magiques.

Notre pêcheur promit sans bien comprendre de quoi il en retournait. Il faut même avouer qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qui allait se passer pour lui. Le sorcier lui avait dit simplement : « Tends tes filets et dis à haute voix : Que je sois ce que je veux ! ». Incrédule, il s'en retourna à son bateau décidé à éclaircir ce mystère.

Il craignait au fond de lui ce qui pouvait advenir et s'éloigna du village pour pêcher dans un endroit sauvage et discret. Il tendit son filet dérivant et prononça du bout des lèvres cette incroyable formule. Aussitôt dite, il sentit un malaise profond, il perdit connaissance quelques instants. Quand il reprit ses esprits, il était devenu un énorme brochet qui semait la terreur dans les rangs des ablettes et des goujons qui se précipitaient tous dans le filet.

De manière toute aussi mystérieuse, il retrouvait ses esprits et remontait un filet plein comme jamais. Il rentrait à nouveau au village, fier comme Artaban. On murmurait dans son dos qu'il y avait sorcellerie dans tout ça. Il n'en avait cure, les affaires reprenaient leur train et il pouvait couvrir sa belle lavandière de bouquets de fleurs et de baisers langoureux.

Tout allait pour le mieux, il gardait son secret jalousement. Il devinait qu'il serait bien imprudent de le dévoiler à ses collègues. Il aimait maintenant à se transformer ainsi en un poisson rabatteur. Il voyait la rivière de l'intérieur et sa connaissance des occupants de l'eau était désormais sans égale.

Mais il avait toujours envie de voir le plus longtemps possible sa douce amoureuse. Il s'enhardit au point de revenir tendre ses filets à proximité du bateau lavoir. Que l'eau soit un peu savonneuse ne devait en rien le gêner. Il parviendrait quand même à remplir son filet grâce à la magie du vieil homme.

Ce qui advint alors n'était pas du tout ce qu'il avait prévu. Au moment de prononcer sa formule magique, il regarda au loin ce bateau lavoir où travaillait sa belle. Il la désirait comme jamais jusque-là. Et soudain, son souhait fut réalisé. Il devint ce qu'il voulait le plus au monde …

Depuis ce jour, une lavandière revêche, inconnue dans le village, bat le linge et médit de ses commères. Elle a beau être à côté d'une belle jeune demoiselle, elle ne parvient jamais à saisir son regard. Plus les jours passent, plus son humeur devient détestable. La pauvrette quant à elle pleure son joli pêcheur qu'on dit disparu dans la rivière.

Voilà ce qui arrive quand on use de subterfuge pour obtenir ce qu'on désire. Il vaut mieux être bredouille et heureux en amour, il est surtout préférable de ne compter que sur soi pour réaliser ses rêves. Ne croyez pas aux mirages et aux sorciers, aux diseurs de bonne aventure et aux bonimenteurs. Vous avez en vous les raisons d'espérer. C'est bien la seule vérité de cette fable.

Pécheressement vôtre

Récit au fil de l'eau.


Histoires de Loire.



Vous qui sur la rive, venez regarder passer les bateaux de bois, écoutez donc les histoires vraies ou imaginaires de notre passion Loire. Nous avons revêtu les habits des mauvais gars d'antan, condamnés à tirer la corde le long de la berge, à pousser la bourde ou à lever la voile quand le vent était favorable. Nous leur faisons hommage parce qu'ils étaient l'honneur de ce fleuve !

Ne voyez pas une nostalgie déplacée, un retour en arrière pour refuser d'aller vers la proue. Nous sommes sur l'onde parce que c'est la belle dame brume, ce fleuve tumultueux et étrange qui nous attire. Acceptez de nous suivre et d'ouvrir les yeux et les écoutilles en vous tournant, pour une fois, vers le flot qui s'ensauve vers le ponant.

Tout a commencé, il y a bien loin de là, du côté des Cévennes. Quelques sources éparses se disputent la paternité de ce long ruban qui au bout de sa course, ira noyer son vague à l'âme dans les parages de Saint Nazaire. Mince filet d'eau, elle prit vite allure et force en descendant de ses collines. L'orgueil la poussa à préférer l'Atlantique alors que la Méditerranée toute proche, lui faisait de l'œil. Mais elle avait déjà caractère trempé, on ne peut attendre moins d'une rivière.

Elle roulait alors des épaules, charriait la belle, gros cailloux et petits grains de folie. Usante à souhait, elle faisait son lit à la force de son courant, creusant son passage dans des gorges de plus en plus profondes. Elle avançait, filant vers le Nord dans une course folle. Là, point n'était question de se glisser sur son dos. La dame n'était encore que frêle jeune fille.

Petit à petit, elle se fit adolescente, ne sachant plus trop où donner de la boussole. Elle virait, tournoyait, se faisant méandre pour nous tourner la tête. Elle creusait toujours, mais ce sont des berges plates qui subissaient ses assauts. Quand une rive se faisait tranquille, l’autre savait qu'il fallait subir ses attaques perfides.

Mais de toutes ces voleries, il fallait bien se délester. Elle proposait aux gens du voisinage bancs et îles pour couler des soirées heureuses. Fantaisie et rouerie ne l'abandonnaient pourtant pas. Ces cadeaux, déposés de ci de là, ne cessaient de changer de place et de proposer jolis pièges à qui ne les connaissaient pas. C'est de là qu'elle se fit mauvaise réputation et que beaucoup d'entre vous lui tournèrent le dos.

D'autres y coulaient des jours heureux. Poissons de toutes eaux, elle n'était pas regardante. Le saumon venait de la mer, le brochet des bords de terre. Ils remuaient de la queue pour affronter les flots, allaient de l'avant ou rebroussaient chemin jusqu'à ce que les hommes décident, navrants et tout puissants, de barrer sa route de quelques vilains murs de béton.

Mais de tout cela, vous n'avez cure. Vous vous voulez de l'authentique, du sordide, des coups de tabac et de coups de cœur. Alors, n'attendez pas de nous que nous vous livrions nos secrets, prenez plutôt la peine de vous lever matin, de regarder la brume qui couvre la belle, d'écouter la faune qui s'éveille et de vous laisser bercer par son doux murmure.

Éloignez-vous des villes, aventurez-vous sur les sentiers qui la bordent. Observez cette vie qui s'agite, ces mouvements d'eau et de sable, ces oiseaux qui peuplent les îles. Ils sont si nombreux que les nommer ici serait trop long. Venez avec jumelles et appareils photos et jamais plus vous ne la regarderez de la même manière.

Si vous n'êtes pas encore convaincus, c'est au soir, au soleil couchant, qu'elle viendra vous tirer par le cœur. Jamais plus belle lumière vous ne verrez. Les feux du ciel se mêleront à l'eau, le bonheur des yeux, l'émotion et la passion Loire qui pour toujours, alors, sera vôtre aussi.

Ligèriennement vôtre.

Versons une petit lame

  Pauvres couteaux Versons une petit lame Pour tous que nous avons perdus À chaque fois ce fut un drame Ô pauvres comp...